Sacha tressaille et gémit dans son sommeil. Il est tellement beau quand il dort. Il semble tellement fragile aussi. Je pose un baiser sur ses yeux pour bénir ses rêves et me glisse tout doucement hors du lit.
La lumière du soleil déjà haut se faufile entre les lamelles des stores et fait danser la poussière. Je n’ai pas tellement faim ce matin, mieux vaut ne rien prendre. Nous aurons besoin de ces réserves. Les boîtes de conserve empilées le long des murs donnent au salon un aspect irréel. C’est comme un papier peint tout en bosselés et dénivelés.
J’allume la radio. Rien. Le même souffle creux et absent aujourd’hui encore. Je ne m’attendais pas à autre chose, pas encore. Un hurlement dehors, encore une âme qui se perd.
Je m’habille, veillant minutieusement à ce qu’aucune partie de mon corps ne reste à découvert. Dommage que je n’aie rien d’autre que ces gants de laine, il fait si chaud. Je repense aux gants de flanelle, il y a deux jours. J’ai hésité longtemps, mais cette femme… Et si sa main s’était détachée de son corps au moment où j’essayais de saisir mon maigre butin ? C’est ce qui m’a fait renoncer. Suffisamment d’images hantent mes rêves, déjà. Ce n’est pas grave, je peux bien supporter ces gants une dernière fois.
“ A tout de suite, je t’aime.” Je colle le mot sur le frigo. J’enfile mon masque et je sors.
Dans la cage d’escalier, aucun bruit. Ça fait bien longtemps que tout le monde est mort. Le pire ça a été quand ils tambourinaient à la porte. Ils savaient que nous n’avions pas contracté le virus, ils voulaient nous tuer, nous attirer dans leur gouffre. La première fois que je suis sortie, prenant le risque de mourir par le contact humain plutôt que par la faim, j’avais enjambé le corps de madame Fortin qui était venue crever comme un chien sur mon palier. Elle est toujours là, en quelque sorte, si l’on considère la bouillie de chair verdâtre entremêlée de restes de vêtements qui s’étale sur le plancher. Je ne sais pas si le corps humain se décompose à cette vitesse normalement. Je m’en moque, il n’y a que Sacha et moi.
C’est la dernière bonbonne, ensuite, si j’ai bien calculé, nous pourrons vivre en autarcie pendant un an. J’ai compté large, je crois que c’est préférable. On ne sait jamais.
Je ne croise personne jusqu’au bout de la rue. Normal. Les cadavres qui jonchent le sol ne m’impressionnent plus. L’habitude. Je ne sais pas si je pourrai de nouveau être impressionnée par quelque chose après ça.
J’espère que Sacha va bien. Il tousse de nouveau. Quelle ironie ! Je me souviens comme j’étais désespérée de le voir si malade. Finalement l’isolement forcé et l’inquiétude nous ont sauvés tous les deux. Quand le journal télévisé a commencé à parler du fléau, ça faisait une semaine que nous n’avions pas mis le pied dehors, une semaine que personne ne nous avait touché ni l’un ni l’autre. Quel choc ça a été quand un jour le présentateur du jeu stupide que nous regardions le soir depuis des années s’est avancé vers la caméra, a déboutonné sa chemise, découvrant les tâches vertes qui déjà envahissaient son torse. Il est parti deux semaines après. Peu à peu, la mort a frappé plus vite, comme si le virus avait gagné en force, comme s’il se nourrissait des corps qu’il ronge.
J’atteins la grand’rue. Plus qu’une. Une bonbonne de gaz. C’est la dernière. J’espère que je ne fais pas une bêtise. On est en plein mois d’Août. Mais si l’hiver est rigoureux, nous aurons besoin de cette chaleur. Après l’interruption des programmes de télévision, c’est l’électricité qui avait rendu l’âme. Les centres nerveux du pays doivent s’être changés en charniers. Extinction lente et inéluctable de la technologie et de ses apparats. Tout un monde à réinventer.
Je l’ai trouvée, elle est là, la dernière bonbonne. Je la vois derrière cette fenêtre que je brise d’un coup de coude. J’enjambe le montant et me retrouve à l’intérieur.
Je pousse un cri de surprise, un couinement ridicule qui résonne dans le silence du dehors. Une femme. Elle est assise dans le coin de la pièce. Ses yeux ouverts sont déjà vitreux et pourtant je sais qu’elle n’est pas morte. Sa main gauche est couleur chair, tandis que la droite est d’un vert à peine prononcé. Son cou par contre est déjà nécrosé et des morceaux de chair décomposée débordent sur son corsage. Sacha. Je ne veux pas mourir, je ne dois pas mourir.
-N’ayez pas peur.
Elle parle lentement. Ses mots résonnent bizarrement. Depuis combien de temps n’ai-je entendu une voix humaine ? Pas tant que ça en fait. Tout est allé si vite.
-Je suis aveugle. Je n’ai pas vu que mon chien était porteur.
A ses pieds, un tas compact. Médor sera resté près d’elle jusqu’au dernier instant. Bel exemple de fidélité ou de connerie. Voilà en tout cas qui discrédite les suppositions des fanatiques sur une prétendue vengeance divine. Nulle distinction d’espèce, pas d’Arche de Noé. J’avance en gardant les yeux fixés sur la moribonde. Je respire à peine.
-D’ici une heure je ne serai plus. C’est de plus en plus rapide. J’aime autant ça. Il m’aurait été pénible d’agoniser de longs jours comme les premiers.
Je longe le mur. La bonbonne est là, posée comme si elle m’attendait. Le billet du livreur est encore accroché dessus. Elle doit être pleine, elle est forcément pleine. Une chance. Les deux premières étaient presque vides. Je les ai quand même gardées. Celle-ci va être pénible à transporter, mais ça vaut le coup.
-Vous sentez bon. Enfin, je veux dire, vous ne sentez pas encore la charogne.
Ses yeux s’agrandissent soudain, un lambeau de chair se détache à la base de son cou et tombe paresseusement.
-Etes-vous saine ?
Je cours jusqu’à la bouteille de gaz, la saisit par le crochet. L’autre s’agite jusqu’à tomber de sa chaise en vociférant.
-Tu êtes saine, n’est-ce pas ? Tu n’as pas attrapé cette saloperie espèce de petite pute ! Ne t’en vas pas, je veux te toucher ! Ne pars pas, fille de Satan !
Je cours vers la fenêtre, elle manque d’attraper mon pied, je marche sur sa main qui éclate et se répand en un amas de tendons, d’os et de sang empoisonné, je bifurque vers la porte d’entrée et bondit au-dehors.
En passant devant la fenêtre, je la vois qui s’agite sur le sol comme un poisson hors de l’eau, s’étouffant dans le pus qui remonte déjà de ses entrailles.
J’ai couru plus que je n’ai marché, mais je commence à fatiguer. La bouteille est très lourde, et je dois l’enserrer de mes deux bras. L’humain est ainsi, il ne peut pas supporter qu’on lui survive. Je l’ai découvert tel que je l’avais souvent soupçonné : égoïste, fourbe, menteur et jaloux. Au début, il y a eu un élan de solidarité spectaculaire face à la maladie, quelle blague ! Les bonnes intentions ont été de courte durée.
C’est vrai, je suis saine. Sacha est sain. D’autres encore, sûrement. Nous le saurons par la radio. J’ai suffisamment de piles pour attendre le jour de la libération. Mais nous attendrons. De toute façon, la survie n’est plus que de quelques heures aujourd’hui. La rédemption viendra vite. Et après ?
Il faudra tout refaire. Peut-être une bénédiction après tout. Finies les journées de travail harassantes, fini le train-train quotidien, finies les langues de bois des dirigeants de ce monde. Les dictateurs, les gourous, les pédophiles, les assassins, les végétariens, les cons, tous morts ! L’humanité réduite à quelques survivants, qui l’aurait cru ? Qui survivra d’ailleurs ? Un dictateur, un gourou, un pédophile, un végétarien et un con peut-être. Et Sacha, et moi. Le reste n’a plus d’importance. Cette bonbonne est si lourde. Je suis presque arrivée.
Il faudra repeupler la planète. Il faudra trouver une terre, un endroit sans trace de la civilisation précédente. Il faudra reconstruire une société avec les moyens du bord, ne pas faire les mêmes idioties. Créer un monde un peu moins imparfait.
Pourquoi pas ?
Je gagne la porte de l’immeuble. Plus que quelques marches. Je peine sous la charge. J’ai les bras ankylosés, les épaules en feu. Je frappe trois coups nets, puis deux plus courts, il ouvre, j’entre.
Je regarde Sacha qui se tient debout dans l’entrée. Je ne sais pas quoi dire.
Il n’y a rien à dire. Prends sa main et l’entraîne vers la chambre. Allongés sur le lit. Le prends dans mes bras. Une larme s’écrase sur l’oreiller. Pose le doigt sur la tâche verte qui orne sa joue.
« Maman, la dame des glaces est venue tout à l’heure, tapé trois coups, pis deux petits. »
Il glisse son pouce entre ses lèvres charnues et s’endort. A quoi bon ?
LA ZONE -
![[illustration]](https://www.lazone.org/data/img/aa/epidemie.jpg)
= commentaires =
Rien à dire Arka, c'est vraiment trop bon. Je connait pas d'amateurs qui écrivent aussi bien, au moins dans le domaine de la fiction.
Je regrette simplement les détails trop gores qui ont pas spécialement de raison d'être et le fait que ça rappelle beaucoup le Fléau de King, mais c'est rien en regard de la façon dont c'est écrit de l'histoire, du début intrigant (j'ai cru que l'héroïne était une terroriste au début, c'était voulu ?), de la fin flippante et le reste.
Bravo.
Euh, oui, oui, c'était voulu, évidemment, bien sûr...
j'aurai fais moins pire, mais en mieux..
ceci dit c est tres bien ^^
Apparement t'as matté alerte à Malibu l'autre soir sur M6 avec Kevin Kosner et Morgan freeman hein ? A moins que çà ne soit les infos à propos de cette connerie de syndrome atypique ? ou bien une pub pour Mc Do ou pour des pneus Euromaster ? Enfin bon je te sens bien aspirée presque à la limite du vécu... nihil est ce que ta nouvelle race de supers antibiotiques d'insectes nous permettra de survivre a cette daube ? (je parle la maladie fluo pas du texte d'Arka)
putain excellent