Showtime

Le 10/05/2003
-
par Arkanya, nihil
-
Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Un projet commun à nihil et Arkanya, qui a pris beaucoup de temps et d'efforts, sous forme d'une longue nouvelle noire, complexe et desepérée. Certains passages trainent un peu en longueur, mais il est assez difficile de déterminer quels passages ont été écrits par qui, puisque c'était le but de cet article. A lire.
Je ne sais pas quand je vais mourir. Je ne sais pas comment. Mais je vais mourir bientôt. Il n’y a aucune solution, aucune échappatoire.
Je voudrais ne pas y aller. Mon estomac se tord déjà jusqu’à me faire mal.
C’est un peu comme si plus rien n’avait de sens.
Avant il y avait une logique, tordue mais cohérente, une sorte d'enchaînement dans la vie que je menais ici depuis mon arrivée. Je savais toujours quoi penser, et je savais toujours ce que j’avais à faire. Aujourd’hui plus rien n’a de sens, et je ne sais plus quoi penser. Tous ces gens là derrière, leur attention fiévreuse est palpable, elle me brûle la peau, à moins que ce ne soit le sable qui envahit l’air.
J’avais un but dans la vie, avant, aujourd’hui je n’ai plus rien. Je me contente d’attendre le numéro suivant, le regard éteint et la conscience vidée. J’ai perdu la Foi.
Ici il y a une règle et une seule pour survivre : avoir confiance en soi. Et je n’ai plus confiance en rien, surtout pas en moi-même. Je m’inquiète, j’ai peur tout le temps. J’ai l’impression que quelque chose est mort à l’intérieur de moi. Un artiste ne doit jamais douter, sinon il est foutu, surtout si, comme moi, il est amené à travailler sur plusieurs numéros différents. L’entraînement ne suffit pas.
J’espère juste que je ne vais pas vomir…
Je tends l’oreille. Derrière le rideau usé, j’entends des murmures, une rumeur s’élève, c’est le clou du numéro qui précède le mien. La foule est en haleine, le cœur battant, j’ai l’impression de pouvoir entendre les enfants trépigner sur les gradins, leurs semelles impatientes qui frottent sur le bois… La tension est au plus haut… Les murmures impressionnés… Raz de marée d’applaudissements et de rires… Bientôt mon tour.
Une sarabande d’images obscènes défile devant mes yeux, le genre de pensées inavouables qu’un artiste doit s’interdire, qui vous assaille au moment le moins opportun si vous commettez la fatale erreur de perdre confiance.
Le cirque est une course contre la mort, et rien ne saurait l’arrêter. Un artiste qui doute est un artiste foutu.
Ne pas s’évanouir, ne pas flancher. Garder la tête haute. J’ai peur.
Le danger… ce danger… Ce danger ne m’excite pas, il me terrorise. L’angoisse m’empêche de bouger, sa chaleur âcre gêne ma respiration. Ne plus penser… Bientôt mon tour…

illustration


Je cherche le rideau à tâtons, l’écarte maladroitement et m’engouffre dans l’arène. L’odeur de beignet brûlé mêlée d’un relent d’excitation brutale me saute au visage.
La Voix, distordue par les haut-parleurs, hurle au public :
« Laissez-moi vous présenter l’extraordinaire numéro qui suit maintenant ! Vous savez tous ce qu’est un trapéziste, n’est-ce pas ? Un athlète d'une force, d'une souplesse, d'une précision incroyable ! Mais pour pousser toujours plus loin la performance, Mesdames et Messieurs, c'est privée du sens de la vue que cette artiste va effectuer ce numéro pour vous ce soir !!! " »
Une rumeur d’incrédulité bruisse le long de la foule.
La Voix vibre sur ma peau quand elle hurle mon nom au public, dont la surprise se mue peu à peu en enthousiasme délirant. Et la pression qui monte d’entre les rangs, qui suinte littéralement des gradins…

Je sais où est l’échelle, c’est facile. Quelques mètres tout au plus. Je sens sa présence devant moi, je la sens physiquement, étouffante, passerelle vers la fin. Une lutte à mort contre le vide qui vous aspire, qui suce littéralement l’air sous vos pieds, un saut millimétré, chronométré qui ne doit laisser aucune place à l’erreur. Voilà ce qu’est exactement le trapèze.
Le guide qui doit m’amener à l’échelle, équarrisseur involontaire entraînant un bœuf à l’abattage, me susurre à l’oreille qu’il est temps d’y aller, il resserre nerveusement son emprise sur mon bras, ses doigts s’enfoncent dans ma chair. Il tremble.

Voilà ta vie, mon compagnon d’infortune, ta nouvelle existence. Regarde-le ton public, tous ces gens, regarde-les un à un, l’un d’eux sera le grand gagnant ce soir. Moi je ne peux pas les voir, mais je sais qu’ils sont là. Ce sont toujours les mêmes. Leur expression se perd dans l’avidité collective, dans l’impatience morbide. Ils ne sont plus que prédateurs et bourreaux, la foule amassée autour du gibet paré de paillettes et de strass, réunie en une seule âme spectatrice du divertissement ultime.
Je dois avancer, je n’ai pas le choix. Ne plus reculer, ne pas tomber.
Je n’ai plus la force, plus l’envie de combattre. Je me résigne déjà à voir la main du gouffre s’emparer de moi, je crois même que je l’attends. Oui c’est ça, j’attends d’être emportée.

Je lâche mon guide, un pas, deux pas. Je sens le sable sous mes pieds, il est plus tassé à l’endroit de passage. Il forme une sorte de sentier dont je ne dois pas m’éloigner. Je dois rester concentrée, la tête haute. Je ne vois pas mais les autres me regardent. Je dois me montrer déterminée, ils doivent voir du spectacle, sinon, à quoi auraient servi toutes ces couleurs peinturlurées sur mes yeux et ma bouche ? Je suis une artiste, je dois être artiste jusqu’au bout, ne pas baisser la tête, rester digne.
J’attends la fin, cette fois j’en suis sure, je la souhaite ! J’attends que l’abîme me saute à la face comme une bête invisible, quand j’aurai lâché le trapèze. Je sais que je sentirai sa présence, la présence du vide à mes cotés, et il me chuchotera des mots d’une incroyable douceur…
Le sable se fait plus dense sous ma semelle, il s’insinue dans ma chaussure, j’ai quitté le chemin, je ne suis plus dans la bonne direction… pas de panique… reculer… je venais d’où ? La main, la main est là pour me sauver. De nouveau la voix, “ne t’inquiète pas”. Soulagement, élan de gratitude, non je ne dois pas… pas de gratitude… reste concentrée… l’échelle…
Le public hue à tout rompre, jugulaires saillantes et prêtes à exploser, ils en veulent pour leur argent, ils ne tolèreront pas le moindre écart à cette cérémonie rituelle réglée sur le fil du rasoir. L’échelle, mon seul objectif à présent est l’échelle.
« Bonne chance »
C’est le guide.
Sa main dépose mes doigts sur le premier barreau.
Je commence mon ascension, j’ai l’impression de surmonter le dernier obstacle avant de retrouver un amant perdu depuis longtemps, me lover dans ses bras glacés et oublier.
Oublier…

Je me souviens qu’au début tout me semblait si naturel. Je savais ce que j’avais à faire, je ne me posais pas la moindre question. Je n’irais pas jusqu’à dire que tout allait bien, loin de là, mais…
Et puis il y avait eu ce numéro de funambule, cette corde raide tendue si loin au-dessus de moi. J’avais un bon entraînement d’équilibriste, tous les artistes du cirque sont formés pour assurer plusieurs numéros, c’est l’un des attraits qui amène tant de spectateurs dans les gradins tous les soirs. C’est un cirque de nouvelle génération ici.
Et donc j’étais montée, l’angoisse du débutant au ventre, ma pudeur mise à mal par un costume étroit et criard.
Je pris une profonde inspiration et avançai mon pied droit. Mon esprit était concentré sur mes semelles, mon regard fixé au loin. Les acclamations des spectateurs me parvenaient en filigrane, en arrière-plan. Pied gauche. J’essayais de maîtriser mes émotions, toute ma détermination tournée vers le but à atteindre. Pied droit, pied gauche, équilibre totalement contrôlé. Je ne faisais qu’un avec le chanvre de la corde, j’étais déjà presque au tiers du parcours. Les bras en croix, je posais mes mains sur la chaleur qui montait du sol. Des murmures fusaient des gradins.


illustration


Tout se passait sans doute trop bien au goût des organisateurs puisque, arrivée à peu près au milieu de la corde, je sentis des vibrations sous mes pieds. Quelqu’un était en train de monter à l’échelle en face de moi. De l’angle mort avait émergé la tête puis le buste d’un clown grimaçant.
Il prit la corde dans ses mains. J’étais interloquée, refusant de croire ce qui s’imposait pourtant. Le temps d’une infinie seconde, j’eus le sentiment que le monde autour s’était arrêté de respirer, je ne voyais que cette face bariolée et au milieu ces deux yeux inexpressifs qui me dévisageaient. Il commença à donner de petits à-coups sur la corde puis à la secouer franchement en m’adressant de grands clins d’œil.
J’essayai de stabiliser ma position sans grand succès tandis que le clown faisait rire les enfants à grand renfort de pitreries. Je commençai à rouler d’un bord à l’autre du précipice sous les grondements martiaux de la foule et les glapissements des enfants qui me suivaient du regard, le cœur au bord des lèvres.
Je vacillai carrément, tentant de me rétablir en agitant les bras tant bien que mal. Je luttais pour ne pas regarder le vide sous mes pieds. A un moment, je crûs bien que j’allais tomber, mes entrailles se soulevèrent comme sur les montagnes russes de mon enfance. Je fis quelques pas rapides et affolés, le clown se mit à secouer plus fort, les enfants hurlaient. Je tentai de m’agenouiller, mais m’aperçus vite que cela ne m’avancerait à rien. Se cramponner à une corde ! Je n’avais que très peu de prise. J’empoignai néanmoins le filin, m’accroupis et recroquevillai mes plantes de pieds autant que le permettaient mes mocassins.

L’élément de surprise. C’est ce qui fait de ce cirque un spectacle novateur et attrayant pour toute une masse de gens ordinaires, rendus avides de sensations fortes par une télévision toujours plus extrémiste. Des gens lassés des spectacles bien calibrés, contrôlés de bout en bout, du cirque traditionnel.
Je dérapai, et me rattrapai tant bien que mal par les mains à la corde. Je commençais à avoir sérieusement le mal de mer mais m’accrochais obstinément, jusqu’à en avoir les paumes douloureuses. Tout mon être était contracté, recroquevillé en un paquet de nerfs. L’espace d’un instant mon esprit chavira et mes yeux se voilèrent. Je luttai pour ne pas m’évanouir et me repris juste à temps. En un sursaut, je déplaçais ma main droite sur la corde, puis la gauche, jusqu’à rejoindre mon point d’entrée sans anicroche sous les huées de la foule qui attendait une conclusion plus spectaculaire.

Ricardo lui n’avait pas eu de chance, comme on dit dans ces cas-là. A mon arrivée, c’est le seul qui m’avait tendu une main secourable, il m’avait couvert de conseils rassurants, m’expliquant les rudiments du métier et les astuces à connaître. Ce jour-là, son numéro d’avaleur de sabre se déroulait juste avant le mien. Je n’aurais pas du regarder, j’aurais du me prostrer dans un coin des coulisses et laisser perdre mon regard dans le vide pour mieux me concentrer en attendant mon tour. Il faut croire que je suis comme tous les spectateurs, en manque de sensationnel, je ne peux m’empêcher de glisser un œil de l’autre coté du rideau avant de me produire.

illustration


De là où j’étais, je pouvais à loisir le regarder. Son torse nu luisant de sueur sous la chaleur des projecteurs, il narguait la foule avec panache, la défiait de fiers mouvements de bras et de tête. L’assemblée surexcitée hurlait à tout rompre, et la clameur frisait la frénésie quand il faisait mine de lever le sabre. On en était au milieu du spectacle, et le public enfiévré contenait difficilement son euphorie. Le clown allait et venait, enchaînant les cabrioles et les pirouettes sous l’oeil impatient des plus jeunes.
Soudain les tambours se mirent en branle. Chacun gagna sa place, les assistantes charmantes avec leur sourire surfait et leur costume échancré et pailleté se placèrent de part et d’autre de Ricardo et de leurs bras tendus, présentèrent le numéro. Le jeune homme tourna la tête pour me lancer un regard auquel je répondis d’un geste de la main. Il dressa l’épée au-dessus de sa tête, et la pointa vers sa bouche. La clameur s’était muée en un chuchotement attentif et impatient.
Ricardo banda les muscles de son bras, et enfonça très lentement le sabre dans sa gorge. Ma respiration se bloqua net comme je vis ses yeux se révulser.
Un filet de sang coulait du coin de sa bouche, mais le choc m’empêchait de bouger. L’avaleur de sabre s’était mis à convulser et mon cœur s’était serré de détresse. Un grondement étrange avait déferlé dans la foule. Personne ne savait si c’était encore une mise en scène organisée par le cirque ou un accident réel. Moi non plus je n’en savais rien. Les cartes étaient brouillées.

On me bouscula, il fallait faire de la place pour laisser passer le brancard. Ricardo s’écroula lentement dans la poussière. Deux aides médicaux étaient venus retirer le sabre immense, précautionneusement, et avaient emporté l’avaleur de sabre sur un brancard sous les murmures, son corps parcouru de spasmes. Quelques enfants riaient, même si la stupeur régnait dans le reste des gradins.
Quand il passa à côté de moi, il me tendit une main que je n’eus pas la force de saisir. Mais il fallait continuer, le spectacle ne pouvait pas s’interrompre.
Quand tous les spectateurs eurent quitté la salle, le cirque prit une fois encore la dimension irréelle d’un endroit qui a accueilli tant d’émotions qu’il en semble encore imprégné.
Je voulu en avoir le cœur net, cette fois au moins, et l’emportement m’avait emmené jusqu’à l’infirmerie de fortune aménagée dans un camion. Où s’arrêtait le jeu et où commençait la mort ? Ou s’arrêtait l’assouvissement des pulsions morbides du public ? Ou commençaient les organes broyés, les os fracassés, les membres déchirés ? Jusqu’où allait la réelle imprudence ?
Ricardo était aussi pâle que le drap qui le recouvrait. Au cœur d’une forêt de poches à perfusion poussiéreuses, d’instruments médicaux encore dans leur emballage, entre les parois grises de la remorque j’avais compris que l’avaleur de sabre se vidait réellement de sa vie. Alors que les aides médicaux s’affairaient autour de lui comme si il n’existait même pas, il me vit et me fit signe d’approcher. Le tour de sa bouche et son cou étaient maculés de sang.
Quand il me vit approcher, il sourit vaguement, mais la douleur refusait de céder la place sur son visage. Il toussa et un filet de sang vint salir l’oreiller à côté de sa tête. Je ne pus réprimer un sanglot. Lorsque je fus près de lui, il me prit le poignet, le serra fiévreusement. Il était incapable de me parler, mais me fixait, yeux grands ouverts. L’acier dur avait du déchirer tout son intérieur, trachée, œsophage, poumons. Il se mit à haleter des mots sans substance, inaudibles, râles de douleurs mêlés à une explication quasi incompréhensible. Ses yeux roulèrent de droite et de gauche comme pour vérifier que nous étions seuls.
“Il n’y a plus personne” soufflai-je pour le rassurer.
Il tenta alors de mimer l’incident.
“Oui, je sais, le sabre, tentai-je maladroitement. Il ne s’est pas rétracté.”
Il secoua la tête d’un air affolé et écarta ses mains l’une de l’autre. J’eus peur de comprendre.
La lame des sabres qu’il avalait se rétractait progressivement quand il les enfonçait dans sa gorge, il lui suffisait d’appuyer sur un bouton situé sur le manche de l’arme chaque fois qu’il enfonçait de dix centimètres. De loin personne ne pouvait voir quoi que ce soit. Celui-ci avait du se rétracter normalement jusqu’aux deux tiers. Et puis l’avaleur avait appuyé une nouvelle fois, et le sabre avait brusquement repris sa taille normale. Clac. Convulsion. Un intrus métallique se frayant un passage dans la chair, traversant la gorge et le poitrail, perçant le plexus et le péritoine. Epanchement de sang anarchique en dedans. Et pas le moindre signe de blessure à l’extérieur.
“Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? Il s’est déployé, c’est ça ? Le sabre s’est déployé ?”
Sa main tirait de plus en plus fort sur mon poignet. Non. Non. C’en était trop. Je me dégageai en hâte et m’enfuis.
Il était mort quelques heures plus tard, l’intérieur ravagé.

Tout est allé de pire en pire depuis ce jour, car c’est à ce moment-là qu’est apparue l’appréhension, cette humeur traîtresse qui me paralyse et ankylose mes pensées. Avant chaque numéro, elle s’insinue comme un parasite le long de mes veines, elle enveloppe mes muscles et me vide de toute intention. Elle me rend ombre de moi, automate sans vie, jetée dans l’arène d’un spectacle dont je ne vois plus ni le faste ni les attraits. Elle a réduit à néant toutes mes certitudes, brûlé le mode d’emploi et la table des valeurs, mélangé la fiole des vices et des vertus, unifié les couleurs. Rouge, je ne vois plus que le rouge. Celui des spotlights sur les chevaux blancs, celui des pommes d’amour dans les mains des enfants, celui du costume de la contorsionniste, celui du nez de ce clown.
Une fois, j’ai pu le regarder droit dans les yeux. Il était mon partenaire pour un numéro de jonglage. C’est le contact le plus intime que j’aie établi avec cet être autiste. Ce phénomène semble faire partie du cirque depuis des millénaires, il a l’aura d’une personne dont l’empreinte est dans les murs, sans histoire ni consistance, limité à l’expression d’un ressenti, d’un concept.
Sa combinaison bariolée ondulait sous l’effet de ses mouvements de bras alors qu’il m’envoyait les couteaux. Le poignet souple, je les rebalançais au rythme des trompettes. Les sept lames virevoltaient, renvoyant un reflet aveuglant à mi-parcours, quand leur inclinaison cherchait la lumière. Au centre du lancinant grondement martial de la foule, mes avant-bras croisaient et décroisaient, mus par un mécanisme automatique qui me donnait l’impression qu’ils étaient autonomes. Je m’efforçais juste de ne pas les regarder, de ne pas réfléchir à cette impulsion robotisée qui risquait de s’offusquer d’un trop-plein d’attention.
Je me sentais perdre mes doigts, mon sang gicler et le métal profaner ma chair.
La clameur montait au fur et à mesure que ça s'accélérait et tous les visages de spectateurs peints au fond de mon champ de vision étaient les mêmes.
Ne pas faillir.
Mes phalanges tranchées comme une explosion de métal, ma peau qui s'ouvre comme des lèvres avec une sensualité douteuse, monstrueuse, si loin de moi.
La foule grondait une vibration lourde haletante qui déferlait et refluait. Tout s'arrêtait à mes pieds.
Ne pas se déconcentrer. Ne pas laisser le monde extérieur imploser dans mon intérieur si calme.
Impassibilité.
Des lambeaux de ma chair qui s'en vont, mes membres amoindris, repli vers les tréfonds de l'inexistant, je perds des rouages, des morceaux et des vagues de souffrance cognent à la porte de mon vide interne pour troubler ma paix. De minces lignes de sang qui s'en vont dans l'air chargé de poussière de sable, à peine évoquées.
Et rien de tout ça n'existe.
Le clown me fixait de ses yeux étranges.
Des traînées de douleur qui labouraient mon être sans même faire bouger un trait de mon visage.
Je ne tiquais pas, je ne cillais pas et recevais les couteaux, de plus en plus rapides, lancés comme des torpilles vers moi, leur tête chercheuse fouillant l'air en quête de chaleur. Ils m'arrivaient comme un banc de poissons filants et mordant l'espace entre moi et le clown qui les lançait.
Soudain quelque chose clocha.
Un des couteaux qui m’arrivait n’avait pas brillé au même endroit que les autres.
Je le voyais se diriger vers moi, je sentais déjà mes doigts se refermer douloureusement sur la lame effilée, peut-être tomber un à un dans la poussière, la sensation brûlante de ma chair qui se replie de douleur par anticipation, prête à accueillir la blessure, l'ouverture, le métal de la lame profilée dans une abominable tension.
Au dernier moment je fis un pas de côté et le couteau alla se planter dans le sable loin derrière moi tandis que tous les autres s’étalaient à mes pieds. Je regardais bêtement le public qui hurlait comme sur un marché aux bestiaux. Quelqu’un était allé chercher le couteau manqué et me le tendit.
Je ne pouvais plus ôter mes yeux de cette lame assassine, ce morceau de métal gris et froid qui avait bien failli m’estropier. Je le tenais dans la main et une image obsédante me hantait. Je me voyais nettement enfoncer le fer dans les entrailles du clown, la légère résistance du tissu vaincue d’un léger mouvement, la jouissance de sentir le frottement dans la chair, le sang chaud qui suinte lentement, le bois rassurant contre ma paume, la peau qui se déchire quand j’enlève le couteau pour l’introduire encore, fixant cette aberration de la nature droit dans les yeux.
Forte de cette envie meurtrière, un arrière-goût de vengeance brûlant ma langue, je repris le numéro.
Là, au coeur de la clameur, au fond de notre tête-à-tête malsain, le clown me souriait cordialement et rien ne se passa. Plus aucun couteau ne dévia d'un pouce de la trajectoire prévue. J'en avais mal au coeur.
Tout me paraissait clair à présent. C’était moi contre ce clown, moi contre cette humanité décadente, moi contre la mort. Quand mon heure viendra-t-elle ?

J’ai vu venir celle de tellement d’autres jusqu’à aujourd’hui.
Il crachait le feu, c’était magique. Sa peau tannée luisait, ses yeux brillaient, je savais. J’avais vu la mort lui arriver en pleine face, elle était passée à côté de moi, m’avait narguée de ses yeux rieurs et s’était jetée sur lui.
Je vis le clown s’approcher du cracheur de feu en sautillant et en faisant des grimaces sous les vivats des enfants. Il avait un grand seau plein entre les mains. Il allait et venait, tournait autour de l’artiste qui l’observait du coin de l’œil, surpris. On sentait qu’il tentait de rester concentré et de s’en sortir au mieux avec les colonnes de flammes qui léchaient l’air autour de sa tête, mais la présence du clown détournait son attention.
L’élément de surprise, toujours.
Je vis le clown, brusquement, balancer le contenu du seau vers l’artiste. Juste un seau d’essence, et il s’est changé en torche humaine. Je l’avais regardé sans émotion, sans compassion. C’était devenu routine. Même l’odeur de chair brûlée me paraissait normale, je n’étais plus qu’abandon et déni. Dans ma tête se pressaient le ronflement du brasier qui dévorait le cracheur de feu, les piaillements du clown et les hurlements de joie de la foule. Un homme se tordait de douleur, le public en avait pour son argent, le spectacle pouvait continuer.
J’aurais voulu que tout s’arrête pour moi, mais la mort des autres ne me touchait plus.

Puis il y eût la bête. Messagère de l’au-delà, son haleine chaude et viciée sur ma nuque. Si je n’avançais pas, dieu seul sait…
Dieu ? Dieu… Est-ce que je croyais en Dieu avant d’arriver ici ? Je ne sais même plus comment je m’appelle, quelle était ma vie. J’ai peut-être toujours vécu ici après tout. Non, il y a eu un dieu, j’ai eu une vie, des jours sans peur, sans cette question lancinante et obsédante, sans cette excitation artificielle de l’instinct de survie. Instinct diabolique que je sens gonfler comme une bulle de pétrole noire et brillante, prête à éclater.
Dans ma tête résonnaient en écho une vague peur irréelle des ascenseurs et le souvenir d’une terreur enfantine, d’un croque-mitaine dans un placard sombre. J’étais décidée à mourir alors, mais pas par ce monstre, pas comme ça.

illustration


Je devais avancer dans ce tunnel vers nulle part, malgré mes pieds meurtris, malgré les pics de douleur déchirante qui me vrillaient les mollets, sinon la bête m’attraperait. Une espèce de chaleur vivante se pressait dans mon dos avec le grondement souterrain émanant des gradins autour de l’arène. Ils appelaient au sang, ils voulaient ma mort, ils voulaient du Spectacle. Du suspense, de l’émotion, de la violence. Du divertissement.
Les tessons commençaient à se loger dans mes plaies et labouraient mes chairs.
Ils voulaient qu’une trappe s’ouvre sous mes pieds et que je m’empale sur des pieux au fond de la fosse, ils voulaient que la cage du dompteur en place pour le prochain numéro s’ouvre et que tous les tigres feulant de rage se précipitent sur moi, ils voulaient me voir déchiquetée, démembrée. Et je le voulais aussi. Il fallait que ce jeu stupide cesse maintenant, le plus vite possible. Je n’en pouvais plus.
Je me sentais si loin de mon corps que les tessons de verre aigus qui entraient dans la plante de mes pieds ne me faisaient plus rien. La chaleur montait plus encore dans mon dos avec une espèce de note mécanique qui perçait de plus en plus les cris des spectateurs. Je l’entendais derrière moi qui s’énervait comme je m’éloignais d’elle, la bête, j’entendais aussi les cliquetis de la chaîne comme on lui donnait du lest.
Et le monstre n’avait pas une tête mais mille, celles tous identiques des mille témoins avides de mort qui me poursuivaient de leur clameur inhumaine. Et alors que je progressais dans ce tunnel sans fin, c’est leur hargne qui me traquait sans relâche. Alors les mille visages du monstre se déformaient ensemble, leur architecture bestiale sous-jacente y refaisant surface, et la Clameur dévoilait ses véritables fondements de bruits d’usine, soufflets de forge et scies stridentes, et je sentais mon regard se porter vers les hauteurs, loin au-delà de ce chapiteau vert camouflage, au-delà de ces grilles concentrationnaires et des militaires en armes qui les gardaient.

Je ralentissais de plus en plus ma progression sur le verre brisé en attendant ma mise à mort. Un moment je crois que j’ai hurlé, mais je n’en suis pas très sûre. Avancer, il fallait avancer, il n’y avait d’issue que devant, que dans la torture. Combien de temps encore allaient-ils faire durer ce ridicule jeu de piste à rebondissements ? Je me sentis me mettre à genoux, presque malgré moi, et des corps étrangers pénétrer sous ma peau. Et j’ai attendu. Et rien n’est venu.

Mourir.
Dans le monde normal, ça vous tombe dessus, bêtement. Ici, ça vous choisit minutieusement, arbitrairement. La faucheuse s’annonce et vous torture, elle vous enveloppe de son grand manteau et vous garde ainsi des jours et des jours, selon son caprice. Il n’y a qu’un moyen de partir dignement ici, c’est de la défier, la regarder en face, se donner à elle avant qu’elle ne vous prenne, sans résister, sans flancher, la tête haute.
Dans cette boîte en verre, étendue et couverte de serpents, j’étais résignée et sereine. Je mourrais de trop de morsures ou d’étouffement, mais je mourrais.
Bien sûr, la clé n’était pas la bonne, et une sorte de ravissement s’empara de moi. C’était fini. On avait enfin décidé de mettre un terme à mes souffrances. Les reptiles glissaient furieusement le long de mon corps et je les laissais sereinement passer dans mon cou, sur mon visage, entre mes cuisses avec une volupté écoeurante. Je tenais toujours le cadenas de la boîte en verre dans laquelle j’étais allongée dans la main. J’ai desserré mes doigts de cette clé qui n’ouvrait rien, l’ai laissé sombrer au fond de la masse chaude et mouvante des animaux. C’était la fin. De l’intérieur de mon cercueil transparent, je n’entendais rien, les sifflements assourdissants me projetaient loin des cris de la foule, loin du cirque.
A travers le verre embué, j’observais un spectateur. C’était un homme d’une quarantaine d’années, bouffi et rubicond, avec de petites lunettes destinées probablement à lui donner un air intellectuel. Le sourire qu’il arborait ne laissait aucun doute, il allait gagner, il avait parié sur moi. Il allait gagner et sa vie allait changer.
Un des reptiles se dressa à quelques centimètres de mon visage et ouvrit la gueule, menaçant. Je me laissais couler dans la mort, déjà je baignais dans la plénitude, quand je reçus la première morsure à la taille. Un flash de douleur me parcourut toute entière et mon corps se raidit. Les serpents jusqu’alors plutôt calmes s’agitèrent d’un coup, et un second me mordit à la cuisse. Je ne hurlai pas, de peur qu’une de ces sales bestioles ne m’entre dans la bouche, mais je mordis ma lèvre inférieure si fort que j’eus bientôt un goût de sang sur la langue. Je n’ai rien pu contrôler. Mes jambes se replièrent, faisant totalement fi de ce que criait mon cerveau, et se détendirent en un violent sursaut, le fond de la boîte de verre se démonta sous mes coups de pied incontrôlés. Je pus m’extirper du piège en pleurant de désespoir, sous le murmure déçu de la foule. Je restais un bon moment à terre, convulsée et recroquevillée dans le sable, couverte de sang et de larmes, avant que l’on ne vint me chercher.

Mais le passé est oublié, rien n’existe plus aujourd’hui que cette interminable échelle et ses échelons durs sous ma peau. On m’a mené à l’abattoir comme un bœuf et je suis sereinement la file indienne composée de ces dizaines d’artistes sacrifiés avant moi sur l’autel du Spectacle.
Showtime.
Ce soir est le dernier.
Je monte depuis toujours le long de cette interminable échelle, et je doute qu’elle ait jamais une fin. Rien n’a jamais de fin ici-bas. J’agonise de toute éternité. La clameur, obscure amie invisible, m’accompagne depuis toujours. Je la sens. Je la sens. Elle est sur moi, inarticulée et mécanique, je pourrais me lover en elle comme en un soyeux linceul.
Ma tête cogne quelque chose et je manque perdre l’équilibre.
Même si je ne le vois pas, je sais très bien qui m’attend de l’autre côté du vide, les rires des enfants attestent suffisamment de sa présence. J’entends le crissement de ces grands ciseaux pailletés comme il les ouvre et les referme. Hier, quand je me suis élancée, le réceptionneur tête en bas, suspendu par les genoux à son trapèze m’attendait avec des ciseaux à bouts ronds, d’un mètre de longueur, recouverts de strass bleu. Je ne l’ai vu qu’une fois en l’air. Je sentais déjà mon corps se déchirer, le sang remonter dans ma gorge comme il fouillerait mes entrailles, ma pauvre vie ridicule s’écouler par la blessure béante. Rien à faire. Mais au dernier moment, cette saloperie d’instinct de survie, ce reste inutile d’identité animale s’est dressé contre ma volonté, et ma viande m’a dicté un saut de carpe improbable en l’air qui me fit heurter mon équarisseur de plein fouet. J’y ai laissé quelques phalanges, mais je m’en suis sortie, une fois de plus. Après toutes les blessures que j’avais déjà supportées, je pensais ne plus ressentir la douleur, mais ce fut un tourbillon d’émotions contradictoires et inconnues proches du supplice.
Cette nuit la souffrance était telle que ma raison vacillait. Sur ma paillasse, j’ai quitté le cirque quelques heures pour gagner l’enfer.
J’ai fermé les paupières pour ne pas voir l’aiguille emplir mon champ de vision, mais malgré la souveraine obscurité que je m’imposais, je la sentais là, tout proche, glacée. Les tremblements de ma main incertaine se répercutaient dans la lancette métallique qui oscillait devant moi comme ce serpent qui avait réveillé mes instincts les plus animaux, dans le cercueil de verre. Je passais délicatement l’aiguille au travers de la paupière toujours fermée. Implosion.
L’autre œil maintenant.
Des images étrangères me hantaient, des visions de membres disloqués, de corps baignant dans le sang, de femmes torturées et violées, d’enfants dévorés par des animaux sauvages, une explosion de violence et d’horreur créée par mon esprit en plein délire.
Comme si on pouvait détruire la pulsion la plus animale et la plus ancrée qui soit, l’instinct de survie, en se voilant la face.
Je fus réveillée par le choc du bâton du gardien sur les barreaux de ma cellule.

Quand je me suis crevé les yeux ce midi, personne n’a réagi. J’ai saisi la fourchette de mon voisin et la mienne, les ai levées sur la table de mes deux poings posés.
Ne pas se laisser aller.
Ne plus trembler.
Faire cesser les spasmes qui longent ma peau, sirènes de détresse organiques.
J’ai fermé les paupières et laissé tomber ma tête. Je crois bien avoir perçu un murmure de compréhension chez les autres artistes. Il y eut un silence, puis le cliquetis des couverts sur la vaisselle a repris lentement. Je ne fus même pas réprimandée, tout le monde s’en foutait.
L’instinct de survie est une malédiction qui nous est commune, qui nous fait refuser le confortable asile du vide mais mes yeux crevés sous mes paupières closes sauront le tromper..
Il peut essayer maintenant, cet instinct de merde, de m'empêcher de faire ce que je veux. Il ne saura même pas de quel côté partir. Il peut retourner pourrir dans un animal quelconque, je n'ai pas besoin de lui.
L’ironie a voulu que le tirage au sort m’attribue le trapèze ce soir encore. Tant pis, tant mieux ? Ça m’est égal. Au moins ce sera rapide.
Là en haut de l’échelle, je suis prête. Je me redresse sur l’espèce d’estrade au sommet de l’échelle. Le costume me serre ridiculement, sa couture irrite la pointe de mes seins, les plumes fichées dans mes cheveux me piquent le crâne et je ne sens rien. Tout cela fait partie d’un autre univers qui n’est qu’illusoire, un instant évoqué par un rêveur cruel.
Je n’ai plus mal nulle part. Mon sang est noyé de morphine. Mon corps ne m’appartient déjà plus. Mes oreilles sifflent, j’entends au loin le brouhaha familier maintenant des spectateurs en haleine. Je sens qu’on me tend le trapèze et je souris, le bois vernis glisse le long de ma peau et tout cela n’existe plus. Le passé est mort pour moi.
Une goutte de sueur ou de sang coule le long de ma joue. Je me cambre, prends une profonde respiration.
Aujourd’hui ce sera la bonne. Je souris encore.
Je m’élance et le vide me happe.
J’ai confiance.






Elle a sauté. La jeune femme aveugle que j’ai accompagné jusqu’à l’échelle disparaît de mon champ de vision, là-haut. Cette femme est étrange. J’ai encore l’empreinte rougie de ses doigts sur mon bras tant elle a serré. Le public hurle à tout rompre. Je suis un peu perdu. Il faut que je me reprenne.
Quelle ironie du sort que de devoir assister l’amie de l’avaleur de sabre, l’artiste sur la mort de qui j’ai parié, lorsque je n’étais qu’un spectateur avide de sensations fortes, comme nous autres artistes de ce cirque l’étions tous avant de gagner le Pari.
gagnez un extraordinaire voyage si vous avez la chance ce soir de parier sur l’artiste qui va mourrrrrrrrrrrir !
Quelle ironie du sort. Un voyage vers la fin.
Quelle ironie du sort de me retrouver là, au centre de l’arène après en avoir foulé les gradins. Les gens du cirque qui m’avaient kidnappé et obligé à me produire devant mes pairs n’étaient-ils pas finalement d’obscurs instruments du repentir ?
Ici il y a une règle et une seule pour survivre : avoir confiance en soi. Et je n’ai plus confiance en rien et surtout pas en moi-même. Je m’inquiète, j’ai peur tout le temps. J’ai l’impression que quelque chose est mort à l’intérieur de moi. Un artiste ne doit jamais douter, sinon il est foutu…

« "Exerce-toi à mourir." C'est me dire : exerce-toi à être libre. Qui sait mourir ne sait plus être esclave : il s'établit au-dessus, du moins en dehors de tout despotisme. Que lui font le cachot, les gardes, les verrous ? Il a toujours porte libre. Une seule chaîne nous tient à l'attache : l'amour de la vie. Sans rejeter trop loin cette passion, il est bon de la réduire assez pour que, si la circonstance l'exige, rien ne nous retienne ni ne nous empêche d'être prêts à faire sur l'heure ce qu'il faudra faire tôt ou tard. »
SENEQUE