Le roti

Le 22/05/2003
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par Arkanya
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Thèmes / Débile / Disjoncte
Un petit délire bien drôle qui concerne la viande et le meurtre, un bel exercice de style de commérage et de conversation décousue réaliste, bref assez sympa tout ça.
Elle a passé l’après-midi chez sa bonne amie pour le thé. Elles ont parlé du voisinage, de M. Truc qui fait de l’œil à la factrice, de ces nouveaux voisins qui ont une décapotable, du petit dernier des Machin qui paraît-il se drogue en cachette. Elle n’a pas parlé de son mari, surtout pas. D’ailleurs elle espère que personne ne sait que ce looser s’est fait renvoyer. Elle lui a inventé un congé maladie, ça fera l’affaire quelques temps. Elle a même commencé à raconter que cet été, ils allaient sûrement emmener les enfants à l’étranger, les voyages forment la jeunesse. Comme ça elle espère qu’ils ne se douteront de rien s’ils ne les voient pas au camping des Viviers cette année.
En entrant, elle dépose son sac sur la commode et croche son manteau à la patère. Elle s’étonne de ce que Moustique ne vienne pas lui faire la fête. Elle gagne la cuisine et y trouve le déchet à qui elle a dit oui il y a vingt ans.

-Mais où est Mous…

Elle s’arrête net.

-Tu as préparé le dîner ?

Il se détourne du four et répond.

-Une vie nouvelle commence pour moi aujourd’hui, je prend ma vie en main. J’ai fait un rôti avec des patates douces.

Elle reste interdite ; il ajoute :

-C’est bon la viande. Et c’est un jour spécial.
-Un jour spécial…

Elle s’anime d’un coup.

-D’ailleurs, sais-tu qu’aujourd’hui même on a de nouveaux voisins ? Les Delalande ont enfin réussi à se débarrasser de leur maison de m’as-tu-vu avec piscine et véranda. Ils sont arrivés cet après-midi. Ils ont trois enfants, tous des garçons. Le plus petit doit avoir l’âge d’Antoine, ils pourront jouer ensemble. Mais les deux autres… Sais-tu où est Moustique ? Il n’est même pas venu m’accueillir… Les deux autres sont nettement plus âgés, j’espère qu’ils ne vont pas tourner autour de Cathy. Heureusement, ils sont… enfin…
-Je hais ce connard de chien débile.
-Oh ! Et puis, disons-le tout net, ils sont moches. Ma fille a du goût quand même ! La mère m’a fait l’effet d’une snobinarde avec son tailleur dernier cri et sa coiffure gominée.

Tout en parlant, elle met le couvert. Il surveille son rôti et ses patates douces. Elle continue ; il sait déjà qu’elle ne s’arrêtera qu’au début du téléfilm.

-Le père par contre a tout pour plaire. Il est grand, beau, athlétique et bronzé. Il doit faire des UV. On ne peut pas avoir le teint aussi hâlé en plein mois de mars. Je suis sûre qu’il fait beaucoup de sport. Il doit être de ceux qui font le tour du pâté de maison en jogging et en baskets tous les dimanches matins.

Il sort le plat du four, le pose au centre de la table et s’assoit en face d’elle.

-Tu pourrais courir avec lui, ça te ferait pas de mal. Avec toutes les bières que tu ingurgites, tu commences à avoir une sacrée bedaine. Enfin, moi je dis ça, c’est surtout pour toi, hein ? Et puis avec le chômage, ça ne va pas aller en s’arrangeant.

Il coupe une large tranche de rôti et la dépose dans l’assiette de son épouse.

-Le manque d’activité n’est pas très bon pour la forme. Et puis si tu prenais soin de ton corps…

Elle coupe un morceau de viande, l’enfourne et continue la bouche pleine.

-… tu aurais meilleure allure pendant tes entretiens d’embauche. Tu oublies trop souvent l’image que tu donnes de toi à ton patron. Ah pour ça, Antoine n’est pas ton fils pour rien. Quand il revient de l’école, c’est tous les jours la même chose, on dirait qu’il a pris un bain de boue. Son institutrice m’a fait remarquer qu’il avait en permanence les ongles noirs comme un ramoneur.

Elle baisse les yeux sur son assiette.

-Où as-tu acheté ce rôti ? A la boucherie des Halles ? C’est incroyable ce que la chair est tendre !
-Tu en veux encore ?
-Laisse, je vais me servir. Non mais tu imagines ? Comme si j’étais responsable de l’état de ses ongles à l’école ! Quand il quitte cette maison, il est propre des pieds à la tête, je n’y peux rien s’il colle ses doigts dans la terre sur le trajet. Elle avait l’air de me traiter de mauvaise mère qui n’accompagne pas son fils le matin. Cette vieille fille aigrie, elle n’a même pas d’enfant, évidemment, elle ne sait pas qu’être mère au foyer c’est un boulot à plein temps. Mais bon, ce n’est pas grave. Tu as du temps maintenant, tu vas pouvoir reprendre en main leur éducation et me soulager un peu.

Elle avale, il en profite.

-Tu vas arrêter quand de me prendre pour un con ? Même eux ils savent que je ne suis pas leur père.

Elle lève brusquement la tête et ses yeux s’agrandissent.

-Bien sûr ! J’aurais dû m’en douter ! Il n’a pas du tout le teint carotte des gens accrocs aux UV. Je suis sûre qu’ils sont pleins aux as. Ils ont passé leurs vacances d’hiver sur une île. Il n’y a qu’à voir leur voiture de toutes façons.

Elle marque une pause, fronce le sourcil et brandit sa fourchette ornée d’un cube de viande.

-Où est Moustique ?

Elle attend, une goutte de sang du rôti coule le long de sa fourchette, de sa main, de son bras, et finit sur la nappe. Elle se tait, il est obligé de répondre.

-Ce bâtard était trop con.

Elle prend un air menaçant.

-Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Il soupire.
Il se lève et ouvre la porte du placard à balais. Le Yorkshire sort timidement et se réfugie sous la chaise de sa maîtresse.
Il se rassoit. Elle le prend sur ses genoux et lui murmure des surnoms ridicules.

-C’est qu’il m’a manqué le choupinounnet à sa maman… Tiens, j’y pense, on pourrait inviter les nouveaux voisins à dîner, avec un peu de chance Cathy s’entendra bien avec les deux aînés. Ils ont un physique un peu ingrat mais ils sont sûrement très intelligents.

Elle repose le chien par terre.
Elle mastique son dernier morceau de viande.
Elle oublie de parler.
Elle tourne la tête à droite, puis à gauche.
Il manque quelque chose.

-Où sont les enfants ?
-Veux-tu encore un peu de rôti ?