Ma muse m'a quitté

Le 20/08/2003
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par Bizontin
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Thèmes / Débile / Divers
Voici un texte plutôt insolite. Thème assez original, progression bien calculée, déconne légère et plutôt agréable, mais surtout, surtout, un putain de style exceptionnel qui m'a fait me sentir tout petit. Peu d'auteurs peuvent soutenir la comparaison et même un certain nombre d'écrivains conventionnels pourraient rougir. Je suis sur le cul. Encore !
Un soir, rien qu'un soir, être seul, vraiment seul. Je n'en demande pas plus.
La chasse d'eau de ma voisine, elle, me rappelle régulièrement que je ne suis pas seul. C'est perturbant une chasse d'eau. Et une voisine alors... La mienne passe son temps à évacuer. Elle élimine, s'abandonne. Elle pense sans doute me rassurer par ses vidanges, me tranquilliser par sa présence... intestinale.
- Qu'as-tu fait, Ô toi que voilà...
Rien qu'un soir, seul, est-ce trop espérer ?
- Qu'as-tu fait, Ô toi que voilà
Pleurant sans cesse !...
Je me fourbi les yeux. Hallucination ? La vision ne se dissout pas. Une femme me regarde de biais, narquoise, la trentaine assurée, vaporeuse, presque transparente dans la pénombre. Au bout d'un moment je peux enfin articuler :
- Je ne pleure pas... d'abord !... mais... mais qui ?...
- Vladimir... je suis Vladimir.
Je l'observe sans réserve. Une beauté rare, singulière. Ses lèvres délicates et légèrement diaphanes, sa poitrine discrète mais que je devine résolue, palpitent de concert comme un animal dérouté par l'averse soudaine.
- Vladimir ?... pour une femme, c'est étrange !
- Alors, appelle moi Valda... Valda la muse... ta muse.
Après la chasse d'eau... une muse, quelle soirée !
La toux me guette.
Je bredouille quelques sons incohérents. La nuit s'est installée, feutrée comme dans un roman de gare. L'adorable obsédée de la chaînette libératrice semble enfin calmée. Une muse maintenant. Depuis combien de temps est-elle ici la muse ?
Elle insiste :
- Dis, qu'as tu fais, toi que voilà
De ta jeunesse ?...
- Moi ?... euh... de ma jeunesse ?
Un silence lourd, lourd, lourd comme une blague de potache s'installe.
Elle s'impatiente, semble-t-il.
- C'est tout ?
- Comment... c'est tout ? , je risque, interrogatif. Mais est-ce bien nécessaire de le préciser ?
- Ta vie se résume à ça, à un "euh" misérable ?
Elle est attirante Valda. Bien cambrée malgré ses talons plats.
Je m'efforce d'arborer cette expression de martyr stoïque que j'affectionne particulièrement.
- Ben... oui, j'en ai bien l'impression... enfin au départ. Par la suite c'est devenu nettement plus...
Elle est de passage, ou elle est là pour moi ? Rien que pour moi. Valda la muse.
Ah!... oui, elle a dit... "ta muse"... alors c'est ma muse.
Elle me dévisage, résignée.
- Sais-tu qui t'inspira ce néant, et tout le reste d'ailleurs, depuis toutes ces années ?
Je ne m'étais jamais posé la question en ces termes. Mon mutisme lui fait prendre d'un coup, dans un soupir, une bonne dizaine d'années.
- Je me suis donc consacrée à un type dont la vie se résume à... à un coup de rien.
Je n'avais jamais remarqué, mais la tapisserie est tâchée, juste au dessus du rayonnage à bouquins. J'en ai rien à faire, mais y'a une tache, ça me perturbe. Même si j'en ai vraiment rien à faire de la tache.
Elle parait bien la quarantaine, maintenant, Valda.
- Montre moi au moins, en remerciement, que tu t'intéresses un peu à moi. Embrelace moi, comme aime l'être une muse dévouée et méritante...
- Pardon ?
- Embrelace moi.
La quarantaine, avenante certes, mais une bonne quarantaine.
Je n'ai jamais fait ça avec une muse, moi. Et d'abord, comment on s'y prend ? Une muse, ma muse en plus. Je ne savais même pas que j'en avais une. Ca s'embrelace comment ?
- C'est que... je sais pas trop...
Elle lève sur moi un regard débordant de reproches.
- Depuis des années je veille sur toi, je te câline, te dorlote inlassablement, dans l'ombre, comme seule une muse de ma classe sait le faire, discrète mais efficace. Ce n'est pas que tu sois doué, loin de là, mais je m'étais attachée, on peut même dire que j'en étais venue à t'aimer à force. Et oui, à t'aimer ! Pour une fois que je te demande une petite attention, tu n'en es même pas capable, tu restes là, immobile, à regarder cette tache sur le mur, comme si...
Y'avait longtemps. A cette heure de la nuit il faut qu'elle s'épanche, cette merveilleuse voisine. Valda insiste, indifférente au concerto de tuyauterie.
- Je ne t'inspire pas... décidément !
Une muse en rogne ce n'est pas rien.
Je passe ma vie entre une chasse d'eau et une tapisserie tâchée, avec une muse en plus, qui veut que je l'embrelace, comme ça, froidement, tout ça parce qu'elle s'est soit disant attachée à moi. Mais je ne sais pas comment on fait, moi, comment on satisfait une muse qui meurt d'envie de l'être.
- M'inspirer... m'inspirer, là n'est pas la question. Je voulais simplement être seul, tu entends, seul.
J'ai à peine prononcé ces mots que le remord me picore, mais emporté, incapable de contrôler le jet, je poursuis. Ignoble.
- Et tu apparais, avec tes talons à la con... dandinant du fion, et tu me demandes des trucs pas possibles. Je ne sais pas embrelacer une muse, même si le frétillement de sa croupe m'émeut. Je ne sais même pas ce que ça peut bien vouloir dire. J'ai sans doute besoin d'être déniaisé en matière d'embrelacement, mais pour l'instant, tu me fatigues, tu m'uses, c'est ça, ma muse m'use !
Mon regard s'est détourné de la tache. Elle fait la gueule, visiblement.
- C'est bas... tu me déçois. C'est mesquin... Tu es indigne de ma présence, de mon influence... dérisoire, oui... c'est ça. Tu ne sais que te moquer, t'abandonner à une insignifiante absurdité. Raillerie de toi-même. Tu n'es que persiflage nauséabond. Ne soit pas dupe. Tout en toi n'est que dérision. Autodérision...
Même déçue, elle reste néanmoins une belle muse, je dois le reconnaître. Toujours cintrée de la taille. C'est vrai qu'elle est après tout embrelaçable. Si au moins je savais comment m'y prendre.
Me justifier, même avec maladresse, apparaît la seule issue jouable.
- Autodérision, autodérision, certes, mais c'est la seule attitude que j'ai trouvée... pour ne pas éclater en sanglots lamentables chaque soir... entre deux vidanges du proche voisinage ! Alors je la cultive, la dérision, comme je peux, de mon mieux, en lui greffant de-ci de-là des rameaux d'ironie, pour la rendre plus joyeuse, plus colorée.
Ce n'est pas mal ce que je viens de dire, la métaphore me convient. Mais une muse réunissant ses lèvres de muse en cul de poule de muse, reste néanmoins une muse boudeuse et incrédule.
- Tu n'oublie rien ?
- Il arrive parfois, je l'avoue, qu'une poussée de cynisme surgisse, sans ménagement, et...
- ... et ombrage le peu de bienséance qu'il te reste.
Elle a réponse à tout !
Je sais très bien que l'autodérision est dangereuse, que la manœuvre est risquée, périlleuse. Pour l'autre surtout. L'autre qui assiste, malgré lui, pas toujours complice. Elle est devenue ma bonne conscience ludique, l'autodérision, mais l'autre n'est pas toujours préparé à entrer dans le jeu.
Attristée et déçue, elle ne s'embarrasse pas d'ornements.
- Pauvre connard, te gausser, te moquer, c'est tout ce que tu as trouvé. Tu te dépêches de rire pour n'avoir pas à pleurer, minable. Tu es comme ces poltrons qui interpellent la nuit, bruyamment, avec insolence, pour se persuader d'avoir du courage. Tu me fatigues, tiens, tu me déçois.
Le rimmel d'une muse maquillée trahit, comme chez une autre femme, son désespoir, lorsqu'il se répand.
Mon ironie a encore une fois devancé ma détresse, et la sienne également. Son désarroi me présente un miroir terni où mon âme peut se mirer tout à son aise, pitoyable. Pitoyable, véritablement. J'ai été ironique par économie, pour me ménager, pour préserver ma petite tragédie intérieure, par diplomatie.
Et maintenant, est-il trop tard pour l'embrasser, pour l'enlacer ?
L'embrelacer en quelque sorte, c'est ça, l'embrelacer, comme elle le désire tant.
Est-il encore possible de retrouver avec elle cet état de bien-être qui succède au malaise, comme la souffrance surgit à l'arrêt du plaisir, et inversement, dans une opposition éternellement répétée.
Son mouvement de recul me fait sombrer dans une panique incontrôlée.
Ne t'enfuis pas, muse positivement négative, antithèse aux talon plat, néanmoins sublimement cambrée. Inspire moi. Je t'embrelacerai avec délicatesse, si tel est ton désir, ou fougueusement, comme un chiot déjanté, à toi de choisir. Je ne peux pas te laisser passer, sans savoir au moins où et comment te joindre.
- Eh! Valda, tu as un portable ?
Si le cran de sûreté de son regard n'avait pas été bloqué, s'en était fait de mon existence. Le récit tournait court.
- Quoi... c'est moi que tu interpelles ainsi ?
Son regard soudain révulsé brille comme un halogène survolté.
- Un portable ?
Le divan n'est pas loin. M'y laisser choir et enfouir ma confusion sous les moelleux coussins me semble être la seule issue, mais, excédée, elle n'abandonne pas si facilement.
- Tu me fatigues, vraiment tu me fatigues.
Je demeure la bouche entrouverte, le souffle irrégulier. Ma carcasse semble défier toutes les règles de la pesanteur. Je vais bientôt disparaître, m'auto effondrer, d'abord les genoux, puis successivement la rate et les autres entrailles secondaires. Je me révèle affreusement démuni. Elle doit le sentir, parait soudain disposée à me laisser une seconde chance.
- Mais, néanmoins, si tu veux me retrouver, respecte désormais le protocole.
Doucement, je reprend mes esprits. Attendrie sans doute par mon apparence liquéfiée , elle précise :
- Dorénavant, deux jours avant l'invocation des retrouvailles souhaitées, coupe une vésile de loupiot sauvage avec une cardunette neuve n'ayant pas encore servi. La vésile devra être fraîche et n'avoir jamais encorné de broute-mirolle, même par surprise, et sera tranchée au moment même où la flaturelle s'étire sur l'horizon... Tu me suis ?
Mon air inspiré l'incite à continuer.
- Ensuite, prend une craie maligne, deux parandinelles de cire bouffie, et choisis un endroit peinard où l'invocation pourra se dérouler dans le calme. Avec la craie maligne, trace un quadrapente arrondi sur le sol, et place les parandinelles des deux cotés du susnommé.
Elle apprivoise d'une négligence feinte sa chevelure partiellement rebelle, fait quelques pas gracieux et souples, comme seules les muses savent les esquisser, avant de poursuivre.
- A sa base, trace les lettres sacrées qui me désignent, flanquées, c'est important, de deux palfentaires isocèles. Positionne toi alors à l'intérieur du quadrapente avec ta vésile de loupiot bien en main, et appelle moi avec douceur... douceur mais fermeté.
Je n'ai pas tout compris, lui avoue, et mon attitude décontenancée ne fait que ranimer son irritation.
- Ca ne m'étonne pas, venant d'une burne de ton espèce ! Cependant, si tu désires me contempler à nouveau, pauvre larve, invoque alors le maître des muses rebelles en respectant scrupuleusement la formule que voici :
"Ô Garnathère, Maître des muses rebelles, je te prie d'être favorable à ma requête de vermisseau putride."
"Ô Garnathère, fais en sorte que Valda la vénérable m'apparaisse en forme humaine, sans odeur mauvaise, et qu'elle m'accorde toute l'inspiration dont j'ai besoin."
"Ô grande Valda ! je te prie de venir ici m'inspirer. Viens promptement, ou je te tourmenterai éternellement par la puissance de mes suppliques..."

Si à ce moment là, je n'avais pas, par hasard, aperçu son reflet dans la vitre, juste à coté de la tache, je ne l'aurai pas vu s'éloigner, avec ses talons plats...

Ma muse Valda, s'en est donc allé.
J'ai eu beau l'appeler, la supplier de mes incantations, exaspérée par mon indifférence, ma muse m'a quitté.
Lasse de m'inspirer sans jamais rien recevoir en retour, ma muse s'est barrée.
On a beau être muse, on en est pas moins femme.
La prochaine, je la sodomiserai d'entrée !