Le poids du silence

Le 01/09/2003
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par Aka
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Je serai peut-être le seul lecteur à trouver que ce texte est un chef-d'oeuvre, mais j'assume. Il décrit à la première personne les pensées qui traversent une personnalité privée de tout stimulus extérieur, pas de son, pas d'images. Une monstrueuse recherche de vérité avec une progression terrible et une plongée dans la folie la plus pure. Originalité, cohérence implacable, style sobre mais efficace, tout y est. A lire absolument.
Reprenons…
Je suis surement là parce que j’ai commis un crime. Quelque chose de très grave. Il est clair qu’on n’enfermerait pas un simple voleur de voitures dans une pièce vide et noire. J’ai du tuer une personne, même plusieurs. Je suis l’ennemi public numéro un. Je dois être là depuis des siècles et c’est pour ça que je ne me rappelle de rien. Je ne me souviens pas avoir reçu de la visite, pas même celle d’un simple gardien. Je ne sais même pas la taille de ma cellule : il fait noir et j’ai peur de ne pas retrouver mon chemin si je venais à m’aventurer plus loin. Au moins ici je discerne une paillasse sur ma gauche, et même si je ne me souviens pas avoir mangé, on doit me nourrir à cet endroit. On doit bien me nourrir, sinon je serais mort. Ou peut-être que je ne mange pas.

Je suis surement là parce que je suis dans le coma. Je suis prisonnier de mon esprit, réduit à une contrée lugubre et stérile. Je me débats avec ce néant afin de comprendre ce qui a pu m’amener en une telle cellule. J’ai du avoir un grave accident, c’est toujours le cas dans ce genre de situations. Le traumatisme cranien qui vous mène à la frontière de la vie et de la mort. Avilissant état, esclave de moi-même, mais pourtant toujours en vie au fond de ma prison de chair. Signe de dernière chance. Peut-être suis-je récompensé pour un acte de bravoure ? J’ai surement du sauver des gens et je me suis muré malgré moi dans ce silence imposé pendant une intervention périlleuse. Je suis un héros. Ma famille est à mon chevet, surement une femme et des enfants pleurant sur mon sort. Mon père leur répète incessemment à quel point il est fier de son fils.

Je suis là parce que j’ai fait une bétise. Papa m’a encore enfermé dans le placard. Je suis un méchant petit garçon. Au-delà de mon petit monde la vie suit son cours. J’entends le bruit de la table qu’on dresse, du diner qu’on sert : des objets qui semblent pourvus d’une vie propre car aucune voix ne vient briser cette cérémonie. Mais ce rituel est toujours perturbé à la fin du repas lorsque la dispute explose. Maman ne supporte pas longtemps de me savoir enfermé mais Papa soutient que ça forgera mon caractère comme il dit. Je pense que je suis d’accord avec lui. J’aimerai qu’elle arrete de prendre ma défense, que je puisse savourer le poids du silence dans cette nécessaire punition…

BONG BONG BONG

Qui frappe à la porte ? Je ne peux pas ouvrir, la porte est fermée et je ne sais pas où se situe la poignée.

BONG BONG BONG

Pitié, partez ! Si mon père se rend compte que je vous parle, il va être très en colère.

BONG BONG BONG

Oh mon Dieu j’ai peur ! Mon cœur ne va pas tarder à lacher. Mon cœur qui a décidé de s’accorder silencieusement avec cet inconnu qui veut ma perte. Tous deux battent désormais à l’unisson. A chaque coup ma cage thoracique se déforme, manifestation physique de cette terreur qui déchire mon cerveau…Oublie celui qui est derrière cette porte ! Ignore-le ! Redeviens maître de toi ! Alors, qu’est ce que tu constates ?



Ce sont les battements de mon cœur ! Répétitifs, sempiternelle rengaine, ils ont décidé de marteler mon crane. Mon propre corps dans une infame traitrise a voulu me faire perdre la raison.

Je suis là Mon Père parce que j’ai péché. Je m’en remets à vous dans ce confessionnal pour accepter ma pénitence. Je suis un démon. Le Mal est en moi, tellement grand dans ce corps si petit qu’Il frappe aux parois de mon âme. Je L’entends se tapir dans les moindres recoins de mon être. Il n’a plus aucun secret pour moi.

Je suis là parce que je suis enfermé dans un corps qui n’est pas le mien. Telle une carcasse vide que j’anime, je sais tout de lui. J’ai l’impression d’attendre quelque chose, d’être en suspend. Je sais que tout ça va servir à quelque chose, mais à quoi ? Cette solitude à l’intérieur de moi-même devient de plus en plus pesante. Mais j’attends, je sens qu’il faut encore attendre…Le bruit de ce sang qui circule va me rendre fou ! La vie est bizarrement faite. Les moments de bonheur n’ont l’air d’être que des moments d’accalmie. Comme si ma force était jugée : un peu de repos pour avoir le courage suffisant de remonter, c’est tout. Plus les difficultés s’accumulent, moins elles semblent me toucher. Ma sensibilité à du être tuée au passage. Mais je suis toujours perdu dans un tas de questions : pourquoi tout ça ? Vers quoi est-ce que je vais ? Serais-je un jour satisfait ? MAIS QU’EST CE QUE JE RACONTE ? Ce corps en veut à mon esprit, il souhaite que je le quitte. Mais pour aller où ? Retourner au néant qui m’entoure, supporter le vacarme de ce silence, le bruit assourdissant des atomes s’entrechoquant dans cette grande pièce vide ?

MAIS BON DIEU POURQUOI JE SUIS LA ? Il faut que je me calme. Je suis au-dessus de tout ça, de ces bruits, du Mal. Je suis là parce que je suis mort. Je suis perdu à jamais dans un infini d’espace et de temps. Je suis un fantôme désincarné sans le moindre souvenir. Ce néant m’appartient, il est mon éternité. J’en ai fait mon territoire. Je n’ai plus à me préoccuper de ces tam-tams païens assourdissants. Ils sont à moi, ils sont moi.

Je suis là parce que je suis Dieu.

Reprenons…