Nécroprocesseur

Le 09/10/2003
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par Aka
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Thèmes / Obscur / Anticipation
Une nouvelle d'anticipation polémique à la Fahrenheit 451 qui s'attarde sur la fracture latente entre la normalité et la marginalité et sur le traitement que la loi réserve aux opposants politiques. On a aussi droit à un développement sur le système de funérailles inspiré des enterrements après la canicule de cet été.
Mon père a toujours été un original. Un écrivain montré du doigt pour son coté fantasque. Ses romans parlaient d’un monde qui n’existe pas, peuplé de créatures inconnues. Je n’ai jamais compris ses accès d’imagination, ni le fait que c’est ce qui le rendait heureux de vivre.
Il faisait de la politique aussi, du moins c’est comme ça qu’il appelait ça. Il se réunissait avec des gens comme lui, des « artistes », et ils restaient des heures à discuter sur la situation actuelle. Ils cherchaient des soi-disant solutions. A quoi ? Je n’ai jamais su. Ils écrivaient, dessinaient, composaient et réussissaient par je ne sais quel moyen à disséminer leurs œuvres vers le grand public.
J’adorais le voir se lever en cours de repas, furieux après les mots du présentateur à la télé. Il avait une telle fougue dans la voix et le regard et ce qu’il disait avait l’air tellement intéressant quoique si irréel, comme ses romans. Ma mère le regardait avec un air attendri mais accusateur, lui rappelant pour une énième fois de ne pas tenir ces propos devant moi.
Sa différence m’inquiétait autant qu’elle me fascinait. J’adorais qu’il ne soit pas comme tout le monde même si je déplorais le fait qu’il ne pourrait jamais être heureux dans cette vie avec son système de pensée. Mais il avait l’air de l’être. En dehors de ses crises de rébellion contre ce pauvre présentateur, il avait toujours un sourire mystérieux aux lèvres, comme si il était le seul à connaître un énorme secret, celui d’un bonheur autre que celui auquel on tendait tous.

Ce soir la maison est silencieuse bien que ce soit l’heure des informations. Sa grosse voix ne s’élève pas contre le discours monotone retransmis par la télévision. Ma mère a le regard vide fixé sur un bout de napperon au centre de la table. Moi je me laisse noyer par le flot d’images et j’essaye de comprendre.
Ils tombent tous. Tous comme des mouches, les uns après les autres. 15 000 morts en deux semaines rien que dans notre pays. Dans la rue, dans les cafés, au cinéma, sur leur lieu de travail… ils tombent. Morts. Comme mon père.
Les écrivains, les acteurs, les musiciens, les dessinateurs, les philosophes…tous les uns après les autres. Le présentateur emploie un mot savant pour les désigner afin de gagner du temps : il parle d’ « anarchistes ». Il faudra que je le cherche ce mot. Papa le détestait. Il disait que l’anarchie était déjà une forme d’organisation et que dans le monde dans lequel on était, même ça ne pouvait pas marcher.
« L’être humain est trop corrompu, trop conditionné, trop bête. Il pense ce qu’on lui dit de penser, lit ce qu’on lui dit de lire. Il juge avec des arguments donnés. Le système lui donne la sensation de se rebeller quand ça l’arrange. Comme ça il croit encore à une certaine forme de liberté. Il est heureux ainsi. »

Depuis quelques jours, mon père avait effacé de son visage le sourire que j’aimais tant. Il disait que tout devenait insoutenable, qu’il ne pouvait plus vivre dans un monde factice, que la lutte était vaine. La majorité, éduquée dès son plus jeune age, écraserait toujours une minorité. Même si cette minorité était la seule matière pensante de ce monde.
« Regarde-toi. Je t’ai donné tout mon amour, j’ai tout essayé et tu ne comprends toujours pas un traître mot de ce que je dis. C’est pareil pour maman. Je suis du folklore, un original qui fait bien rire tout le monde, mais je ne peux et ne pourrait jamais rien faire de plus pour ce monde. »
A ces mots je m’étais sentie triste car je percevais bien que la flamme qui l’animait n’était plus là. Mais en même temps j’étais rassurée. Il allait peut-être enfin trouver un vrai boulot, être apprécié, participer à la vie sociale à laquelle il n’avait jamais eu droit.
Il est mort deux jours après ces paroles.

Arrivée au cimetière, je n’en crois pas mes yeux. Ce lieu a la taille d’une petite ville, les croix se dressent à perte de vue. Devant nous, au moins une dizaine de corbillards stationnés, des familles éplorées prostrées à leurs cotés. Des caméras de télévision partout. A gauche du grand portail d’entrée, des chapelles ardentes et des camions frigorifiques gardés par des policiers. C’est là que sont les corps qui n’ont pas encore été réclamés par les familles. Tout s’est passé trop vite, les cadavres s’amoncellent. Les gens meurent alors que la veille tout allait bien. Je m’approche de Jean. C’est un ami de mon père, un peintre je crois. Il a le visage blafard, l’apparence d’un vieillard pour ses 45 ans. Je ne peux m’empêcher en le voyant de me dire que ça sera bientôt son tour. Malgré tout ça, sa présence me rassure et me rappelle papa. Il fixe intensément les dizaines de camion lorsque je m’approche de lui. Suivant son regard j’essaye de le rassurer en lui disant que les familles se manifesteront, que tout ça est juste trop soudain.
« Non. Ils ont honte, ils ont peur. Ils se cacheront derrière ces milliers de cadavres pour faire croire qu’ils n’ont pas retrouvé cet être cher qu’ils ont perdu. Crois-moi, tous ces corps finiront au carré des indigents. »
Aussi incompréhensible que mon père, quelque part ça me rassure même si une sensation de malaise commence à s’insinuer en moi.
Un homme en costume s’approche enfin pour dire que c’est notre tour et nous commençons donc à nous enfoncer dans ce dédale de sépultures. Il nous distribue des roses à jeter sur le cercueil. Il y en a beaucoup trop et il m’en donne quatre. Un rire sarcastique se fait entendre juste derrière moi. Je pense que c’est Jean. Une colère sourde a décidé de s’installer dans mon ventre. Je ne la contrôle pas, je ne comprend pas ce qu’elle me veut. Je souhaite juste pouvoir pleurer de tout mon saoul sur la tombe de l’être que j’aime le plus au monde. Mais l’homme s’approche à nouveau et nous annonce sur un ton solennel qu’ils vont procéder à l’inhumation et que nous pourrons le rejoindre ensuite. Comment ça je n’ai pas le droit de voir mon père partir ? Ma mère me chuchote que c’est pour notre bien, pour ne pas avoir une charge émotionnelle trop forte. La colère me ronge, me brûle les yeux. J’ai des images de puzzles s’auto constituant dans le crane. Un gros éclat de rire me ramène à la réalité. Je me dirige vers Jean et lui demande pourquoi ils veulent me protéger comme ça.
« Te protéger ? Ils gagnent du temps ma chérie. Ils doivent encore avoir cinquante corps à enterrer aujourd’hui. Tu crois qu’ils ont du temps à perdre avec les effusions de larmes d’une veuve et d’une orpheline ? C’est ça les affaires ma puce ! »
Je suis perdue, des rideaux tombent dans mon cerveau. Des mots jusqu’alors incompréhensibles commencent à prendre un sens. Le sourire de mon père en est la clef.
Nous sommes conviés à nous diriger vers le caveau. Mes talons s’enfoncent dans la boue. Le paysage n’est composé que de croix blanches provisoires et de meutes de terre. Il y a des pelles partout. On doit éviter de marcher sur les tombes fraîches pour accéder jusqu’au cercueil de papa. Les personnes devant moi se signent et jettent leurs roses. Mon tour arrive, je fais pareil. Une foule anonyme me presse et je dois continuer à avancer sans pouvoir me retourner. Quand je peux enfin le faire, les fossoyeurs sont déjà en train de recouvrir le cercueil. L’homme en costume s’approche encore pour expliquer qu’il y en a pour une demi heure et qu’il faudrait mieux repasser pour voir la sépulture décorée de ses fleurs et de sa croix.
Quelque chose se brise en moi. Le bruit sourd de la terre frappant le couvercle, le rire tonitruant de Jean, les mottes à perte de vue, tout m’encercle, m’oppresse. Désormais je sais, je comprends, j’analyse et je juge. Je vais mourir comme papa est mort et comme Jean va mourir aussi. Il le sait et c’est cette ironie des choses qui l’amuse tant. Comme eux j’ai compris que c’est ce monde qui nous tue, que c’est chaque personne que je connais, que je croise, que j’aime. Cette aliénation dont le poids est insupportable quand on en prend conscience.

Insupportable. J’étouffe. Je pars. Je suis désormais vivante et ce n’est que dans la mort que je peux l’exprimer.