Arch-nemesis

Le 21/11/2003
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par nihil
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Une longue nouvelle au thème médical : organisme, maladie, dégradation de l'environnement, le tout mis en scène dans une structure narrative beaucoup plus nette que les autres textes où ces sujets sont abordés. Ils sont également pour certains poussés ici à leur paroxysme.
Du plus loin que je me souvienne - mais les images se délitent sitôt exprimées en mots - il y avait cet immense comptoir trônant en plein centre du hall d’accueil entièrement carrelé de blanc.
Une réceptionniste à l’air revêche composait des numéros de téléphone à toute vitesse en rajustant machinalement sa coiffe. Maria posa ses mains gantées sur le comptoir en attendant qu’on lui accorde de l’attention et moi j’observais les lieux. Des étagères en verre vides, des palmiers en plastique flanquant l’entrée. Des chaises en métal de part et d’autre du hall faisaient office de salle d’attente, mais il n’y avait personne, on se serait cru dans un grand entrepôt impeccablement entretenu mais inutilisé. Je n’entendais aucun bruit hormis le tapotement sur le clavier du téléphone, mais je n’avais plus l’ouïe aussi fine que dans ma prime jeunesse.
La réceptionniste leva les yeux vers Maria et la salua sans sourire. Elle avait l’air fatigué et sa voix claquait désagréablement dans le silence du hall. Les deux femmes s’engagèrent dans un dialogue administratif obscur que je ne suivis que d’une oreille peu attentive. J’étais fasciné par l’affolante propreté de l’endroit et par sa nudité ascétique. Pas un grain de poussière sur les étagères, pas une trace d’humidité sur le joint du carrelage, pas de rouille sur les barreaux des chaises ou de mégot dans les cendriers étincelants. C’était comme si on venait de mettre en place un décor à la hâte, à notre seule intention, sans prendre le temps de finir de l’aménager et d’y ajouter tous ces menus détails qui recréent une sensation d’activité.
- Papa ?
Surpris, je levai la tête vers Maria, un peu honteux de m’être laissé aller à la rêverie en ce moment important. Je m’approchai sous l’œil sévère des deux femmes dont j’avais une seconde oublié la présence.
- Tu as bien apporté ta carte de Sécurité Sociale pour la demande de prise en charge ?
- Je… Je crois que je l’ai oubliée…
Pris en faute, je fouillai ma maigre valise, sachant par avance que je ne trouverais rien. La réceptionniste n’attendit pas que j’aie fini de chercher pour m’ordonner de me faire envoyer ce papier par la Poste. Sèchement, elle me récita une incompréhensible procédure administrative et entreprit de me faire remplir des formulaires. Après quelques essais laborieux, Maria me prit le stylo des mains et emplit pour moi les cases blanches à toute vitesse. J’admirai sa compétence et son sérieux. Moi je ne comprenais jamais rien à toutes ces formalités.
Une fois les papiers dûment remplis, ma fille me donna quelques dernières recommandations et fit claquer une bise sur ma joue.
- A bientôt. Je passerai te voir dans le courant de la semaine.
- Veuillez attendre une infirmière, Monsieur. Vous pouvez vous asseoir.
Ni l’une ni l’autre ne me laissa le temps de répondre.

Les portes métalliques de l’ascenseur s’ouvrirent en un chuintement agréable et l’infirmière qui me tenait le bras m’entraîna doucement mais fermement vers la cabine. Elle se mit à énoncer le règlement interne d’un ton traînant, mais je ne l’écoutais pas, fasciné par le revêtement neuf imitation bois à l’intérieur de l’ascenseur, le boîtier de commande sophistiqué et, comble de raffinement, la moquette bleue sans un grain de poussière. Arrivés à notre étage, l’infirmière me tira vers le bureau des aides-soignantes du service en continuant à marmotter son interminable monologue. Quelques minutes après son départ ses traits s’étaient effacés de ma mémoire.
Les locaux étaient déjà nettement moins bien entretenus, je souris amèrement. L’accueil était une bien belle façade pour les visiteurs, les résidents étaient logés à une autre enseigne. L’image de ma petite maison coincée entre deux commerces de mon village entra en moi et je songeai nostalgiquement à sa modeste cheminée, à son escalier de bois verni soigneusement entretenu, à ma parcelle de jardin et aux fleurs que je tentais d’y faire pousser. Chez moi. Un sentiment d’abattement et de fatigue morale m’assaillit.

La chambre que j’allais occuper était plutôt vaste, six lits, elle était toute en longueur. Je suivis l’aide-soignante vers mon lit, le plus éloigné de la fenêtre. Elle me désigna mon placard et se mit à me débiter les consignes de sécurité en m’agitant mon dossier sous le nez. J’en avais marre, j’avais envie qu’elle s’en aille et me laisse me familiariser seul avec ce nouvel environnement, qui me semblait bien peu accueillant.
Je saluais mon voisin de lit d’un hochement de tête et fit mine de suivre les mises en garde de l’infirmière d’un air attentif. Tandis qu’elle cherchait mon pyjama dans le placard je m’installais sur le lit. Il était trop dur et je savais que je mettrais des jours à y dormir confortablement. L’infirmière me mit la commande d’appel d’urgence entre les mains en me parlant comme à un enfant. Qu’elle parte, vite.

Le lendemain je fus invité à me rendre à l’intendance du service. Après une courte attente dans une antichambre aux dimensions de placard, on m’invita à entrer dans un bureau peu aéré et mal ordonné. L’homme qui m’avait convoqué avait l’air épuisé, sa blouse blanche était jaunie sous les bras et il compulsait mon dossier en pensant visiblement à tout autre chose.
- Asseyez-vous.
Je le remerciai d’un geste de tête.
- Bien, nous avons un cas courant, d’après les analyses ordonnées par votre médecin traitant. Asthénie, affaiblissement, perte d’appétit, insomnie…
Il s’arrêta pour se gratter le front, l’air ailleurs…
- Vous avez encore perdu du poids ces derniers jours ?
- Euh… Trois kilos la semaine dernière.
Il mit plusieurs minutes à reprendre, cherchant péniblement à se concentrer sur mon cas malgré une foule d’autres soucis en tête.
- On va y remédier, vous serez nourri par perfusion, au moins les premiers temps. Vous souffrez beaucoup ?
- Pas vraiment… Après les repas et des fois les nuits, mais je suppose qu’avec les perfusions…
- On vous passera de la morphine par l’autre veine, pas de problème. Et je note aussi des anti-coagulants et des anti-inflammatoires… Bon pour l’opération, on va attendre la disponibilité du chirurgien, d’ici une ou deux semaines je pense. Je lui demanderai de passer vous voir quand il aura un moment. Ca ira ?
- Pour la prise en charge…
Il fit le même geste que pour chasser une mouche agaçante.
- Il faut voir ça avec le service administratif, ce n’est pas moi qui m’en occupe. Vous avez rempli les formulaires d’accueil ?
- Oui mais il me manquait ma carte de Sécurité Sociale.
- Ah en effet. Il faudra régler ça. Faites-la vous envoyer et demandez à une infirmière, elle vous expliquera les démarches nécessaires. Vous avez d’autres questions ?
- Euh non, je verrai ça avec le chirurgien je pense…
- Parfait. Alors bon séjour.
Il posa mon dossier sur une pile de papiers divers et concentra son attention sur l’écran de son ordinateur.
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Mon voisin de lit était un ancien fonctionnaire de province très maigre, son cou et ses bras étaient parcourus de lignes de veines déformées. Il ne recevait jamais aucune visite, se déplaçait peu et avec beaucoup de difficultés. Il passait ses journées à lire et relire le journal.
- Et vous, c’est quoi votre maladie ?
Sa voix était cassée et désagréable.
- Euh… Je ne sais pas encore…
Encore pris en faute. Devant ses sourcils qui se fronçaient petit à petit je me repris en hâte :
- Le chirurgien doit venir me confirmer ça bientôt. Quelque chose au niveau de l’intestin grêle.
Il s’esclaffa sans se départir de son regard un peu suspicieux :
- Ah bon, vous ne savez pas ce que vous avez, vous. Vous êtes bien le seul dans ce cas ici.
Il désigna les autres patients de la chambre :
- Ces types-là sont de véritables encyclopédies médicales. Ils en connaissent plus sur le cancer que pas mal de médecins, vous savez. Ils passent leur temps à ressasser leur problème, à se renseigner dessus, à méditer sur les trucs que leur sort le personnel médical, à contester les soins qu’on leur donne. Ils ne pensent plus qu’à ça toute la journée. Leur maladie est devenue leur seule raison d’être.
Je souris poliment et m’abîmai dans la lecture de mon roman en hochant machinalement la tête à l’attention de mon voisin qui continuait de radoter.

Mon pansement me démangeait, mais je n’osais pas y toucher de peur de déloger les deux aiguilles glissées dans les veines de mon poignet. Tout mon avant-bras gauche me faisait souffrir, l’infirmière m’avait dit que c’était normal, le temps que les vaisseaux s’adaptent au flux de liquide distribué par les perfusions. Mais elle m’avait à peine écouté et n’avait même pas jeté un œil à mon bras. Je passais des heures à fermer et ouvrir la main dans une tentative stupide pour faire passer la douleur.

Le téléphone ne sonnait jamais. Je m’ennuyais. La vie de la chambre était régie par le programme des émissions de télévisions et rythmée par la lumière du jour qui croissait et décroissait régulièrement dans le fond de la pièce. Je passais parfois l’après-midi entière à observer la lente déformation du cadre de lumière grise sur le plancher au cours des heures. Jamais il n’atteignait mon lit, trop éloigné de la fenêtre.
Des infirmières passaient irrégulièrement, rarement les mêmes. Soucieuses, revêches, elles nous saluaient à peine, donnaient les soins sans parler, hormis pour faire des reproches. Elles nous donnaient nos médicaments, changeaient les draps, les bassins, donnaient leur toilette aux patients impotents. Leurs gestes étaient efficaces, mais secs, mécaniques.
Un jour, pendant qu’une aide-soignante venait distribuer les repas à mes voisins de chambre, je lui demandai quand le chirurgien passerait me voir, et elle monta sur ses grands chevaux, grinçant qu’elle n’était pas la secrétaire du chirurgien et qu’elle ne pouvait pas satisfaire à toutes les exigences. Plus tard mon voisin de lit me souffla qu’on ne voyait pas beaucoup les médecins dans les chambres, qu’il valait mieux aller voir l’intendant du service pour prendre rendez-vous et il avait fait suivre cette recommandation de toute une série de conseils ennuyeux.
Je me demandais comment allaient Maria et son mari. Je n’avais pas eu de nouvelles depuis que j’étais arrivé ici. Je n’étais pas vraiment inquiet, mais j’avais besoin de m’occuper et de palper l’existence du monde extérieur, de moins en moins évidente ici. On s’enfonçait vite dans cet univers parallèle et on perdait la jonction avec la réalité externe, on apprenait les règles de l’Hôpital et on oubliait doucement celles de dehors.

Je commençais à avoir très mal au ventre et à la tête et je demandais tous les jours qu’on augmente le dosage de la morphine, mais on ne m’écoutait pas. La douleur s’irradiait dans l’ensemble de mon corps par déferlantes, incendie accalmie incendie, pulsations irradiantes. Je la sentais remonter dans mes membres et s’effacer comme une vague sur la grève dans mes mains, et mes doigts se crispaient en sursauts de panique involontaire. Parfois elle contaminait les perfusions et les draps de mon lit comme une sanie, une âme parasitaire qui tentait de se détacher de son organisme-hôte pour coloniser les environs.

Une infirmière avait consenti, en se moquant ouvertement de moi, à placer mes sacs de perfusion sur un pied à roulettes rouillé, pour que je puisse me déplacer dans les couloirs.
- Et où voudriez-vous aller ? ricana mon voisin de lit. Il n’y a pas d’issues ici, tout est fermé, ils ont bien trop peur que des légions de cancéreux se déversent dans les rues !
Je claquai la porte derrière moi.
Le couloir me parut immense et pas très propre. C’était la première fois que je sortais de la chambre depuis des jours et je n’avais gardé aucun souvenir de l’agencement du service. Je perdais la tête, décidément.
Des scories de plâtre traînaient en bas des murs, la peinture des plinthes et de l’encadrement des portes avait viré au grisâtre, le joint du carrelage au noir. Tout était poussiéreux et tombait en poussière. Le long des parois erraient quelques patients en robe de chambre à l’air hagard et au regard vidé. Ils butaient contre des bancs renversés et des brancards de fortune à la ferraille oxydée. A mon arrivée je n’avais pas remarqué une telle vieillesse des locaux. C’était comme si l’usure des lieux s’était brutalement accélérée, érodant les parois et même les patients.
A la suite d’une interminable rangée de portes de chambres se trouvait le bureau des infirmières, mais je n’était plus très sur si c’était celui où on m’avait admis ou non. Je n’osai m’y risquer de peur d’essuyer une nouvelle brimade, mais j’y sentis en m’approchant les signes d’une activité morne. Au fond, l’entrée de l’escalier était condamnée pour des travaux qui visiblement n’avaient jamais commencé, probablement une tentative de mise en conformité des locaux trop chère pour être menée à terme. Nul panneau n’indiquait quel chemin prendre pour descendre.
Je fis machine arrière, suivis le couloir aux proportions de nef de cathédrale vers son autre extrémité et me heurtai à trois portes noircies de monte-charges. Les boutons d’appel de deux d’entre eux ne répondaient pas et le troisième ascenseur n’arrivait jamais malgré le voyant allumé en rouge. Je haussai les épaules et m’aventurai dans une série de couloirs tous semblables. Les mêmes proportions titanesques, le même carrelage souillé, les mêmes rangées de portes. Cet hôpital avait-il les proportions d’une ville pour abriter un service de cancérologie si vaste ? De ci de là je passais devant les cuisines du service ou devant des salles de soins à demi-vides, qui semblaient presque abandonnées.
En face d’une de ces pièces à peine aménagées et encore emplies de colis poussiéreux je rencontrai une patiente au regard éteint qui cherchait visiblement quelque chose.
- Vous essayez de trouver un médecin, vous aussi ? me lança-t-elle.
- Pas vraiment, je faisais juste un tour… Mais si j’en voyais un je suppose que j’aurais des questions pour lui…
- Comme nous tous, soupira-t-elle en s’affalant sur un banc.
Elle devait avoir au moins soixante-cinq ans, ce qui était le cas de la totalité des patients que j’avais vu ici. Les couleurs de sa robe de chambre étaient passées et les manches s’effilochaient. Elle aussi traînait derrière elle un porte-perfusion comme un chien en laisse.
- Je m’appelle Louise, enchantée.
Elle n’attendit même pas de connaître mon nom et poursuivit :
- Je ne comprends rien à ce service, chuinta-t-elle d’une voix pâteuse. Deux mois que je suis ici, et impossible de voir un médecin. C’est franchement agaçant. Parfois on change mon traitement, alors même que personne n’est venu vérifier mon état. Je me demande…
Sa voix baissait petit à petit, je n’entendis bientôt plus rien d’autre qu’un murmure incompréhensible. Lorsque je lui demandai de parler plus fort, elle s’excusa de son état de fatigue généralisé :
- C’est ce traitement qui m’assomme. J’ai du faire un gros effort tout à l’heure pour me lever et venir chercher quelqu’un pour m’aider. Je ne sais pas ce qu’ils nous donnent, mais si je m’écoutais, je passerais mon temps à dormir, je ne bougerais plus du lit. Ca vous fait ça, à vous aussi ?
Je dus m’avouer que je me refusais inconsciemment à m’asseoir à ses cotés de peur de m’assoupir. Je commençais à avoir mal aux jambes et j’en avais marre de déambuler. J’avais envie de retrouver mon lit, aussi inconfortable soit-il.
- Les autres patients ne se gênent pas pour ronfler, vous savez. Dans les chambres, c’est dur de trouver quelqu’un qui ne dorme pas profondément. A croire qu’on nous donne tous le même traitement, bizarre, non ? De là à penser que cette somnolence est un effet secondaire qui arrange bien le corps médical… J’essaie de ne pas me laisser faire, ce serait trop facile de me laisser aller au sommeil, puis au coma. Il faut qu’on m’aide, moi, je suis en train de mourir !
La fin de sa phrase fut noyée dans une quinte de toux qui ne cessa qu’après plusieurs minutes. Ce dialogue commençait à me mettre sérieusement mal à l’aise. Cette femme n’avait pas l’air bien dans sa tête. Elle semblait soupçonner le personnel.
- Vous avez remarqué ces salles d’opération là, fit-elle après un long silence, désignant la pièce derrière nous. Vides. Inutilisées. Même les respirateurs pour l’anesthésie sont encore emballés dans leurs cartons. Personne n’opère personne ici, c’est une évidence.
- C’est une pièce en cours d’aménagement, les patients sont opérés ailleurs, je suppose.
Elle ricana.
- Si ça vous amuse de le croire… Et vous connaissez quelqu’un qui a été opéré, vous ?
Je devais bien admettre que non, mais ça ne faisait que peu de temps que j’étais hospitalisé. Les lourdeurs administratives et la surcharge du service avaient repoussé ma rencontre avec le chirurgien, voilà tout.
Louise secouait doucement la tête, l’air résigné :
- Je vais demander à être transférée vers une clinique privée. Mes enfants m’aideront, j’en suis persuadée.
- A propos, vous savez comment on sort de ce service ? Pour aller à l’accueil par exemple ?
- Euh oui, je… Il y avait un escalier de service quelque part… Pardonnez-moi, j’ai oublié où exactement… Il faudrait demander aux infirmières. Vous avez essayé les ascenseurs ?
- Oui mais ils n’ont pas l’air de fonctionner.
- Tout tombe en ruine, ici, c’est totalement insalubre… Ecoutez, je suis vraiment fatiguée, je vais aller au lit, mais si vous voulez, rejoignez-moi ici demain à seize heures, nous chercherons ensemble cette sortie. Vous saurez retrouver le chemin ?
- Je… Je pense.
- Alors à demain.

En rôdant pour retrouver mon couloir, je finis par tomber sur des bureaux ou des administratifs à l’air austère classaient des piles de dossiers usés. Une dame d’apparence très stricte m’aperçut et vint sèchement m’expliquer que là n’était pas ma place. Elle me raccompagna courtoisement mais fermement jusqu’au dédale de couloirs, sans écouter une seconde ma requête pour voir l’intendant du service. Je me tus et me laissai conduire comme une bête vers les coursives glacées d’un abattoir labyrinthique.

Je tombai comme une masse sur mon lit et passai de la veille au sommeil en quelques secondes.
___

Je maigrissais chaque jour un peu plus. Je passais des heures à suivre le contour de mes côtes, des os de mon bassin qui saillaient comme des monuments barbares dans des plaines de chairs livides et vieillies, mon ventre creux, des replis de peau flétrie hérissés de poils blancs, des vaisseaux variqueux qui noircissaient juste sous l’épiderme ridé. Là où il y avait eu un corps ferme, musclé et plein d’énergie brute ne restait plus qu’un champ de ruines organiques destinées à l’anéantissement prochain. Comment l’accepter ?
Bientôt il ne resterait plus de moi que l’insidieuse tumeur, le reste s’effaçait peu à peu.

Une après-midi où l’encadrement de lumière grise semblait refuser de s’étirer plus loin que le bord de la fenêtre et me défiait ouvertement, Maria entra dans notre chambre. J’étais complètement assommé d’antalgiques et d’hypnotiques et mis plusieurs minutes à constater que ce n’était pas une de ces austères figures féminines anonymes qui nous servaient d’infirmières, puis à la reconnaître.
Je ne pus manifester correctement mon émotion, je me contentai de saisir son poignet d’une serre qui me semblait d’autant moins vivante posée sur la peau rose et douce de ma fille. Je marmonnai un bonjour pendant qu’elle faisait claquer une bise sur ma joue sans sourire. Je ne savais que ressentir, mais je m’aperçus avec un certain effroi que j’étais moins heureux de la voir que surpris de la présence d’une personne du monde extérieur dans notre enclave d’agonie clinique solitaire.
Elle était impeccable, comme toujours, ses jambes galbées par des bas clairs me renvoyaient à mes pauvres membres antérieurs de moins en moins capables de me porter longtemps le long des couloirs. Ses genoux croisés enserrés par la lisière d’une jupe convenable, sa veste de tailleur stricte, sa coiffure impeccable, son maquillage soigné et dessiné sans ostentation, toute son image me frappait au plexus par sa noblesse et sa grâce. Comment un être devenu difforme et impotent tel que moi pouvait avoir un quelconque lien de parenté avec une si magnifique jeune femme ?
Elle commença à me parler, mais j’avais du mal à suivre sa conversation, je ne répondais que par à-coups douloureux, malgré toute ma bonne volonté. Ca ne semblait pas déranger Maria, qui poursuivait sa litanie de petites nouvelles en regardant inconsciemment ailleurs. Je m’en voulais de ne pas pouvoir accrocher plus son attention, de la sentir si… indifférente. C’était comme si elle n’était là que pour la convenance, cette pensée me fit mal au plus profond de moi.
Tandis qu’elle égrenait consciencieusement son chapelet d’anecdotes de circonstance comme on récite un discours appris par cœur, rajustant machinalement ses mèches blondes, je me renfermai dans ma douleur et attendit son départ, résigné.
Lorsqu’elle se leva, elle déposa ma carte de Sécurité Sociale sur la table de chevet boiteuse.
- Ainsi, tout est en règle maintenant.
Je n’eus pas la force de lui rendre son au-revoir.

Les patients de ma chambre avaient accepté de mauvaise grâce de me prêter des livres sur le cancer et des revues médicales, et je passais mes journées à tenter de comprendre quelque chose au jargon scientifique employé. J’avais pris conscience de l’importance des choses, mon échelle de valeurs s’en était retrouvée bouleversée. Ici c’était une lutte à mort contre la maladie, et je me devais de m’armer de mon mieux. Il me fallait connaître l’ennemi. Peu à peu, l’incessant discours de mes voisins de chambre s’éclaircissait à mes yeux, je comprenais non seulement mieux les mots et les concepts qui régissaient le traitement des différentes formes de cancer, mais aussi les enjeux. Nos cellules s’entretuaient sans qu’on puisse les freiner autrement que par des chimies absurdement violentes, qui entraînaient dans leur sillage la perte de toutes les cellules fragiles, mêmes saines, de l’organisme. Personne n’avait le loisir de penser à autre chose.
C’était une question de vie ou de mort, littéralement, il n’y avait plus que ça qui comptait vraiment pour nous. Le reste n’était qu’agitation stérile pour nous distraire de notre intime combat contre nous-mêmes.

Jusqu’ici personne n’avait remarqué le changement, mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence : il y avait quelque chose dans l’air qui ne tournait pas rond. Une modification subtile qui changeait la donne, établissait de nouvelles règles. L’aggravation de l’érosion devenait manifeste. Au début ce n’était rien de plus que d’habitude. Mais dans les chambres, la poussière commençait à s’accumuler trop vite, la peinture s’effritait et les appareils de contrôle médical tombaient en panne les uns après les autres. Les infirmières refusaient de répondre aux questions et nous nous étions aperçus que personne ne faisait plus le ménage depuis longtemps.
___

Je voyais Louise tous les jours à la même heure, mais le lien amical qui nous avait réunis lors de notre première conversation semblait s’être insensiblement détaché. La pauvre femme souffrait et passait souvent l’heure que nous nous accordions en commun à réfléchir en silence ou à monologuer. Nous n’avions en vérité rien de particulier à nous dire. Nous parlions de notre passé, images vieillies et sans substance, comme si nos souvenirs avaient été implantés en nous a posteriori. Nous n’avions pas réellement l’impression d’avoir vécu ce dont nous parlions, plutôt d’avoir vu tout ça dans un film à la télévision. Je n’arrivais plus qu’à grand-peine à me souvenir de la disposition de ma maison, des notables de mon village, et je m’énervais contre moi-même.
Louise avait réussi à accéder au bureau du superviseur du service, mais il ne l’avait pas écoutée, totalement indifférent, répondant des phrases toutes faites débitées mécaniquement à coté de ses questions. Lorsqu’elle avait fait mine de s’énerver, il l’avait reconduite à la sortie de la partie administration du service.
Les jours passaient et se ressemblaient. Nos rencontres s’espaçaient peu à peu sans qu’aucun de nous ne chercha à y remédier. Nous n’avions pas vraiment besoin l’un de l’autre, les contacts humains que nous regrettions semblaient finalement nous répugner dès lors qu’ils se présentaient. Nous n’avions jamais eu le courage d’entreprendre de vraies recherches pour trouver une issue.
Ces escapades terminées, je replongeais béatement dans l’inconscience.

Dans les chambres, plus personne ne parlait, plus personne ne remuait vraiment et j’avais l’impression de ne pas y avoir vu d’infirmière depuis des lustres. L’évidence commençait à s’imposer dans mon esprit comme dans celui de mes voisins de chambre. On nous avait enfermés ici et on nous laissait mourir.
Souvent je n’entendais rien d’autre au creux de la nuit que les gémissements des malades en phase terminale. Autour de moi, dans notre chambre vaste et vide comme lors de mes escapades dans les couloirs du service des cancéreux, j’avais l’impression que l’état de tous se détériorait sensiblement. Les colonnes vertébrales se voûtaient, les démarches se ralentissaient, les regards s’éteignaient. Chaque jour dans l’encadrement des portes de chambre ouvertes j’apercevais plus de ces misérables qui n’avaient plus grand-chose d’humain, leurs traits vidés, leur crâne rendu chauve par la chimiothérapie, leur cage thoracique saillant pitoyablement sous les draps. Qu’est-ce qui nous restait au juste ? Quel espoir imbécile nous maintenait encore en vie dans cette immense morgue à peine aménagée qui commençait partiellement à s’effondrer sur elle-même ? Quel reste d’animalité nous poussait encore à nous accrocher à la vie au mépris des lois de la nature, à nous retenir en perdant chaque jour nos ongles et nos dents ? Quelle étrange et incompréhensible fatalité que l’instinct de survie ? Nous n’avions plus lieu d’être, nous avions dépassé notre quota d’années, et nous maintenir en vie artificiellement grâce relevait de la farce abominable.
Le genre humain avait complètement ignoré cette élémentaire loi de la nature qui permettait à l’espèce d’évoluer par l’élimination des individus faibles, vieux, malades. En tentant de combattre à tout prix les anomalies de la nature, en laissant survivre les moins aptes à la survie, il s’était corrompu lui-même et avait permis au cancer d’établir sa domination, de croître et de progresser.

De mes membres se détachaient peu à peu des lambeaux jaunâtres de peau morte. Des plaques de peinture craquelée glissaient des murs dans des nuages de poussière blanche.
Mon teint se ternissait petit à petit et je me faisais l’impression de devenir une antique momie grisâtre et fragile. Le bois des lambris noircissait rapidement, le béton se froissait, s’effritait chaque jour un peu plus vite.
La maladie était en train de me dévorer de l’intérieur, de ronger mes forces et je n’avais plus le courage de lutter, seulement de me laisser glisser dans l’amollissement des chairs et l’abandon de mes articulations arthritiques. Dans les corbeilles de fruits frais un lit de pourriture filandreuse naissait en quelques heures.
Tout se désagrégeait trop vite.

Quelque temps plus tôt, mais je n’aurais su dire quand avec exactitude, on avait emmené mon voisin de lit, qui avait sombré dans le coma, pour l’opérer. J’avais vu, le cœur serré, cette carcasse vidée aux membres amaigris, portée sur le brancard par des aide-soignantes sans identité propre. Il ne revint jamais. Comme ces rumeurs étranges qui naissent parfois spontanément au sein du silence abruti des masses, le bruit courut que rien n’avait même été tenté pour le sauver. Qu’il n’y avait de toutes façons aucun médecin, aucun chirurgien dans les lieux, pas de locaux médicaux ou de matériel de chirurgie. Le service des cancéreux n’était qu’un mouroir hanté par l’hideuse présence des infirmières et par les légions de comateux. Un simple assemblage infernal de chambres immenses, reliées par le dédale inextricable de couloirs sans issue. Il n’y avait aucun espoir. Je fermai les yeux, laissant glisser sur moi les insidieuses rumeurs comme l’eau sur les roches.

Parfois je la sentais croître en moi comme un fœtus dans le sein de sa mère et plus aucun doute ne subsistait dans mon esprit. Alors mon regard se fermait. La tumeur était en moi, au creux de mes entrailles, rêvant sans doute en secret d’une accélération de sa métastase anarchique. Rien ne pourrait plus jamais l’arrêter et sûrement pas ces vagues de produits chimiques qu’on m’injectait pour me faire oublier, me faire disparaître, m’effacer peu à peu des listes. Des neuroleptiques pour les cancéreux…

Un jour Louise ne vint pas au rendez-vous. Je ne la revis jamais.
Qu’est-ce que j’avais espéré au juste ? Une solution que nous aurions inventée tous les deux ? Trouver une sortie ou tout au moins une raison à cet hôpital prédateur qui contaminait la ville ? A quoi bon ?
___

Sans que personne ne soit venu m’examiner, il fut décidé du jour au lendemain d’exposer ma tumeur aux rayons X pour enrayer sa progression anarchique. Tous les matins, une infirmière m’emmenait dans une salle carrelée et me poussait, nu, devant un appareil monstrueux et antique dont j’étais incapable de comprendre le fonctionnement.
J’avais lu quelque part dans une revue que la radiothérapie était utilisée en remplacement de la chirurgie et cet état de fait me révoltait. On ne m’opérerait pas. On avait décidé pour moi sans me consulter, une sorte d’autorité diffuse et sans conscience avait donné son feu vert sans que personne ne cherche à comprendre ou à remettre en cause ce décret quasi-divin. Comme tous les autres patients, j’en étais venu à considérer la chirurgie comme une certaine forme de rédemption, l’intervention humaine remplaçant la main de Dieu pour réparer notre organisme déficient. C’était pour nous comme une forme de métamorphose mystique qui nous rendrait neuf à la société des gens de l’extérieur.
Illusion, pure illusion. Personne ici n’avait jamais été opéré, c’était une évidence qui m’apparaissait clairement aujourd’hui.

Tout le matériel médical était en panne hormis les fameuses perfusions. La télé ne marchait plus depuis longtemps, nous privant de son artificielle mais rassurante présence, les néons à la lumière glacée clignotaient où s’étaient éteints. Des spasmes de faiblesse et de fièvre nous plongeaient dans des abîmes de noirceur mentale.
Partout les gravats s’accumulaient et le carrelage se lacérait. Des murs effondrés naissaient des contorsions de poutrelles métalliques rouillées, le squelette du bâtiment tentaculaire se convulsait pour s’ébrouer de sa gangue de béton. Les couloirs immenses se labouraient de tranchées qu’on comblait à la va-vite de planches et de passerelles pendant que nous nous tordions sur nos lits de moribonds misérables.
Des meubles, minés de l’intérieur par une usure anormale s’effondraient, les lignes des murs se gauchissaient. Et nous gémissions de douleur, pas de cette souffrance brutale qui explose comme un incendie incontrôlable, nous gémissions de la douleur larvée qui auréolait notre existence entière. Ce malaise permanent, glacial qui nous tourmentait sans fin, comme un bruit de fond lancinant insupportable que rien ne saurait arrêter. L’âme de l’agonie.

J’avais nettement pris conscience de ma maladie, elle devenait chaque jour plus concrète, ses contours s’affinaient, sa présence se renforçait, je la sentais là, toute proche, en moi.
La présence des infirmières ne servait qu’à nous laisser accepter la mort et l’abandon avec le sourire. Avec dignité, comme on disait.

Selon un incompréhensible processus organique, mon esprit s’aiguisait et ma pensée s’affirmait. C’était comme si l’affaiblissement constant de mes membres et de mes sens renforçait l’acuité de mon raisonnement et je me mis à m’imaginer que la tumeur entrait d’une manière ou d’une autre en résonance avec mon cerveau pour me faire pénétrer dans un autre champ de conscience. Je comprenais réellement ce qui m’arrivait, ce que j’étais, les mécanismes bizarres qui régissaient mon environnement, avant de tout oublier de ces révélations extatiques lors de la phase de sommeil qui suivait inévitablement.
La seule image qui restait gravée en moi, comme un rêve dont on ne peut se débarrasser au réveil, était celle de mes entrailles s’effondrant sur elle-mêmes autour d’un noyau de cellules cancéreuses.

A force de ne pas manger, d’être nourri par voie intraveineuse, mes glandes salivaires qui ne fonctionnaient plus avaient fini par s’infecter, m’affublant d’un goitre ridicule dont la présence me faisait geindre de souffrance. Les infirmières s’étaient contentées de me laisser quelques quartiers de citron à sucer pour me faire saliver, et avait placé une perfusion dans mon ventre, pour les antibiotiques.

L’idée me traversa que l’on cherchait à nous faire disparaître, nous les cancéreux, à éradiquer la maladie en exterminant tous ses représentants. Nous étions une nouvelle race d’hommes, faibles physiquement, mais la force de notre esprit décuplée par la conscience de nous-mêmes faisait de nous des êtres supérieurs. Les agents de l’ordre et de la normalité avaient voulu empêcher cette déviance.
Le cancer était une déviation qui ne s’arrêtait pas uniquement aux organes malades mais modifiait notre individualité même. Je pensais alors aux greffes, au dons d’organes qui disséminaient probablement notre différence dans l’ensemble du genre humain.
J’imaginais des légions grandissantes de cancéreux s‘enfermant dans leur service, prenant les médecins en otage et dictant leurs volontés aux autres humains.
Je ricanai. Tout cela n’avait aucun sens. Là était la vérité. Je devenais fou.
Je ricanai des heures durant.
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Et tous les jours j’émergeais des caveaux aux proportions de cathédrales où des légions de dormeurs s’alignaient en rangs torpides. Rejoindre des couloirs où déjà plus personne n’errait, hormis les présences suspectes, fantomatiques des infirmières, qui ne me prêtaient plus aucune attention. Comme si je n’existais pas. Comme si je n’avais jamais existé.
J’avais de plus en plus de mal à m’orienter, je perdais mes repères, il me semblait que la conformation des lieux se modifiait insensiblement à chaque escapade. Les couloirs ne s’articulaient jamais comme dans mon souvenir, j’avais essayé de laisser des marques à des endroits stratégiques mais je ne les retrouvais jamais.
Les couloirs en ruines me paraissaient chaque jour plus longs, on n’en voyait plus le bout. J’avais l’impression de devoir marcher des heures, tournant en rond et me perdant sans arrêt pour retrouver un endroit connu. Chaque jour je découvrais de nouvelles pièces en friche, des escaliers barrés ou effondrés que je n’avais encore jamais vu. L’hôpital avait les proportions d’une ville, structure concentrationnaire tentaculaire, et il s’étendait chaque jour un peu plus.
Un jour je tombai sur la morgue. Le lieu était immense comme les autres et dans un piètre état. La porte frigorifique pendait lamentablement en travers des ses gonds arrachés des murs. L’appareil de climatisation datait probablement de la guerre et avait rendu l’âme depuis longtemps, monstre mort antédiluvien, épave noircie échouée au fond de la pénombre. Les rangées de tiroirs étaient effrayantes dans leur immensité, je n’arrivais pas à apercevoir le fond la pièce. Les portes métalliques carrées, complètement rouillées s’alignaient sur des dizaines de mètres en longueur et sur quatre mètres en hauteur. Je m’approchai craintivement de la première porte, caressai son revêtement oxydé du bout des doigts. En frémissant, j’essayai de tourner la grosse poignée. Celle-ci me resta entre les mains. Surpris, je me rapprochai de la porte et vis qu’elle était soudée au mur. Il n’y avait pas de tiroir derrière. Je m’approchai d’une autre case, et sa porte était également factice. Elles l’étaient toutes. Le mur où étaient sensées être creusées les niches pour les cadavres était plein, on avait mis en place ce camouflage idiot dans un but qui m’échappait totalement. Aucun défunt n’avait jamais reposé ici. Qu’est-ce qu’il se passait au juste dans cet hôpital ?

J’essayai de bloquer les perfusions en les pinçant avec une épingle. Je me cachais des jours entiers pour me soustraire aux rayons X dont on m’inondait tous les matins, ou au contraire je retournais plusieurs fois en salle d’irradiation. Les infirmières, ces machines imbéciles étaient proprement incapables de me reconnaître, elles n’étaient que des robots dont le programme s’arrêtait au moindre obstacle inconnu ou s’enrayait sans discernement. Je fis semblant d’avaler les pilules qu’elles me jetaient, puis je les stockais. Après quelques jours je les avalais toutes d’un coup. Aucune de ces expériences ne changea quoi que ce soit, ni en mal ni en pire à mon état.

Du bout du bras je poussai le meuble qui soutenait l’électrocardiographe. L’énorme appareil, éteint depuis longtemps déjà, bascula et se fracassa contre le sol sans même éveiller le moindre sursaut chez mes voisins de lit. Mon autre bras s’étendit, fit tomber le pied à perfusion. Les aiguilles fichées dans les veines de mon bras et dans mon ventre s’arrachèrent brutalement, mais je ne sentais rien. Les poches éclatèrent contre le carrelage et leur liquide délaya une effrayante couche de poussière et de scories.
Personne ne vint voir ce qu’il se passait.

Le lendemain, à mon réveil, alors que la lumière sinistre du petit jour rampait convulsivement vers mon lit, le pied à perfusion avait été redressé et les aiguilles replacées dans les veines de mon bras et dans mon ventre. L’électrocardiographe était toujours fracassé à terre, et les éclats noirs de ses écrans antiques étaient restés sur le couvre-lit, sur moi.
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Tout commençait par une sorte de malaise, comme une fièvre qui me tordait brutalement les entrailles, me tirait de la stupide inconscience du sommeil perpétuel où je me vautrais confortablement. Comme des coups de boutoir en moi, tout mon intérieur se rebellait. Des feux de détresse organique s’allumaient dans mon ventre, et rien dans mon aspect ne pouvait laisser deviner le drame interne qui se jouait en moi. Quand il faisait noir, que seule la silhouette bizarre de mes mains surgissait de la pénombre, je ne pouvais plus me raccrocher qu’à ces stimulus incendiaires qui m’éventraient consciencieusement. Il n’y avait rien, il n’existait rien d’autre que la souffrance, j’étais perdu au cœur du vide, mon identité même se délitait et se fondait avec celle de ce prédateur invisible qui me rongeait. Nous ne formions plus qu’un, moi et le cancer. Ce n’était plus un élément externe, un ennemi m’agressant pour me détruire, mais une partie même de moi, un constituant à part entière de mon individu, devenu prédominant. Il était moi, et j’étais lui, nous étions la même personne et c’était sa parole autant que la mienne qui s’exprimait lorsque j’élevais la voix pour parler à mon propre organisme.

Il n’y avait aucune réponse. Pas de raison fondamentale qui expliquait tout ça. Les choses étaient telles qu’elles étaient, il n’y avait rien d’autre à dire. Je n’étais plus un être humain, je n’étais plus qu’un cancéreux agonisant au fin-fond d’une morgue-machine à demi en ruine et je n’existais plus aux yeux du monde. On m’avait enfermé là avec des milliers d’autres moribonds dont on s’efforçait d’oublier l’existence.
Le monde extérieur n’existait plus depuis longtemps, l’Hôpital-prison avait recouvert le monde, l’avait colonisé et rien d’autre n’existait que cette structure titanesque où les humains ne savaient plus que s’éteindre en silence.

Au hasard d’une de mes habituelles déambulations sans but, je vis deux infirmières-machines tirer un brancard hors d’une chambre. Le corps était entièrement recouvert d’un drap blanc. Je m’approchai peu à peu pendant que les choses déprogrammées s’activaient autour du mort pour débrancher ses perfusions avec des gestes maladroits et visiblement inappropriés. L’une des machines continua par exemple à refaire encore et encore le geste de retirer l’aiguille du bras du cadavre pendant plusieurs minutes après qu’il n’y eut plus rien à retirer. J’étais maintenant à coté de ce convoi infernal mais les infirmières n’avaient aucune conscience de ma présence, et je devais faire des pas de coté ou en arrière pour éviter leurs mouvements désordonnés autour du corps.
Quelque chose finit par se déclencher dans leur programme obsolète et elles se décidèrent enfin à emmener le brancard.
Je les suivis. Par je ne sais quel incompréhensible détour à l’intérieur du labyrinthe nous nous retrouvâmes devant l’entrée défoncée de la fausse morgue. Dans le couloir régnait une odeur écœurante, désagréable et indéfinissable. Je surmontai ma répulsion et rejoignis le cortège imbécile.
Les infirmières firent mine dans le vide d’ouvrir une porte qui reposait hors de ses gonds et butèrent plusieurs minutes contre l’encadrement déformé avant de réussir à faire passer le brancard.
Dans la fausse morgue, deux autres machines blanches attendaient dans une posture bizarre, et elles ne se déclenchèrent qu’à l’approche du brancard. L’une d’elles tira le drap de travers, sans parvenir à l’enlever totalement, tandis que l’autre ramenait un chariot dont les roues grinçantes se bloquaient dans les amas de gravats du sol. Le chariot avait servi à porter des instruments de chirurgie, mais les allers et retours successifs orchestrés par ces machines humaines imbéciles avaient fait tomber tout autres instruments qu’une scie à articulations au tranchant rouillé, une paire de gros ciseaux à bout rond et un scalpel.
Bientôt les deux machines se livrèrent à une danse cauchemardesque, manège répété sans conscience. Mais les instruments requis par le programme n’étaient plus à leur place et les choses mimaient l’autopsie les mains vides.
Submergé par l’horreur de la scène, je me retirai lorsque le scalpel atterrit finalement dans la main d’une des deux machines. Je ne pouvais en supporter plus et m’effondrai en haletant dans le couloir à proximité de l’ancienne chambre frigorifique, ma manche devant le nez pour échapper à l’insupportable odeur de décomposition.

Après quelques dizaines de minutes, le brancard réapparut, poussé par les deux premières machines selon un trajet préétabli qui ne tenait aucun compte du parcours modifié par l’effondrement des murs. Sur le brancard il n’y avait plus qu’un grand sac noir.
Brinquebalant, le cortège s’engouffra dans une pièce du même couloir un peu plus loin que je n’avais pas remarqué lors de ma visite précédente. En arrière de quelques mètres, je m’avançai jusqu’à l’ouverture et y jetai un œil. Ici l’odeur de mort était terrible, quasiment insupportable et je dus me battre contre moi-même pour ne pas m’évanouir et regarder ce qui se passait.
La salle était grande, peu endommagée par la déformation-extension convulsive du bâtiment et recelait des équipements de toutes sortes dont je ne devinai pas l’usage. Au fond de la pièce, il y avait un énorme four crématoire noir alimenté par des canalisations de gaz.
Le brancard était devant la porte du four et les deux fausses infirmières tentaient désespérément d’enfourner le sac noir dans l’ouverture qui débordait déjà de nombreux sacs du même type. D’autres sacs jonchaient le sol, en amas, autour du four. Celui-ci était visiblement éteint ou était tombé en panne depuis des semaines. Ce qui n’empêchait pas les machines blanches de tenter de pousser le sac dedans, comme l’Hôpital-usine les avait programmé pour le faire.
Je m’enfuis.

Il y avait de moins en moins de patients. Dans ma chambre, tous les autres étaient partis, j’étais seul. On avait enlevé leurs lits pour les mettre dans d’autres chambres. La pièce, qui se ruinait peu à peu, était désormais totalement vide, hormis mon lit et les quelques appareils médicaux hors d’âge qui m’entouraient. Autour de moi, les murs subissaient des déformations bizarres, ils ne s’effondraient plus uniquement à cause d’une érosion excessivement rapide, c’était plutôt comme s’ils enflaient de l’intérieur, s’épaississaient sous le coup d’une étrange et anarchique croissance. Vivants et proliférants. La surface de ces monstruosités inorganiques en plein développement glissait peu à peu à terre en gravats sans que la paroi elle-même se creuse.
Ce processus souterrain de contamination-extinction ne pourrait plus être arrêté. L’Hôpital-prison géant était un monstre qui se nourrissait de la vie des humains pour s’étendre. Personne n’était à sa tête, personne ne le dirigeait, c’était une structure administrative inepte qui fonctionnait depuis des lustres en vase-clos. Mécanisme ancien et poussiéreux. Le système s’auto-alimentait sans apport externe et se déformait peu à peu. Il n’avait même plus besoin de la présence des infirmières, désormais pour la plupart prostrées dans les pièces vides, pour grossir comme une tumeur hideuse.
Au fur et à mesure que les cellules cancéreuses se développaient en moi, l’Hôpital mimait ma maladie en enflant spasmodiquement. Je le sentais presque physiquement partir à l’assaut des immeubles qui l’entouraient encore, métastase blanchâtre. Toutes les pièces pourrissaient depuis le sous-sol contaminé, peu à peu elles se tapissaient de carreaux, des rails de métal naissaient des parois et se lançaient comme des ponts d’un mur à l’autre. Leur plancher changeait de revêtement, rez-de-chaussée. Rigoles creusées dans le béton par terre avec la bonde pour recueillir le sang, premier étage. Des plans de travail en verre se dressaient, supportant du matériel médical, des instruments de chirurgie, deuxième étage. Les appartements privés se transformaient, des coffres à jouets avalés par le béton et recyclés en systèmes de réfrigération, des canalisations qui naissaient des murs. Les structures métalliques qui se déformaient par à-coups répétés. Des lits changés peu à peu en tables d’opérations. Des armoires en vestiaires métalliques, des bureaux en étals avec leurs stylos-couteaux.

La porte de ma chambre avait été laissée ouverte, mais je ne voyais ni n’entendais plus aucun signe de la moindre activité à l’extérieur. On m’avait abandonné là.
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Je caressais ma tumeur qui, loin sous la peau, roulait comme un soleil noir dans un ciel de viscères. Je la scrutais, cherchait des signes tangibles de sa progression, sans les trouver. Mais je la savais là, bien présente, elle était une partie de moi comme j’étais une partie d’elle, elle était moi et j’étais elle. Je n’ignorais pas que c’était mes propres cellules qui avaient dégénéré et s’étaient mises à proliférer de manière anarchique. C’était moi. Un moi déformé, absurdement vivant dans ma carcasse agonisante, mais moi quand même. Comme une âme en trop, elle me parlait et notre obscur dialogue abyssal se répercutait dans le silence d’abri antiatomique de la chambre. Souvent, lorsque je parlais, c’est elle qui parlait à ma place. Je ne pensais plus, c’est elle qui pensait pour moi.

Un jour, abruti de médicaments mais entraîné par l’atavisme de mes errances sans but, pris dans l’effroyable dédale déserté qu’était devenu l’Hôpital-prison, je tombais sur un escalier accessible. Sans que la moindre émotion vienne même traverser mon mental désagrégé par la douce présence de ma maladie, je l’empruntais. Je m’aperçus dès les premières marches vers le bas que j’étais ridiculement près de la sortie de cet enfer carcéral pour mourants. Que ma chambre était ridiculement près de la sortie de ce pseudo-cimetière titanesque. Que j’avais toujours été à quelques pas de mon point d’entrée dans ce monde en extension chaotique, mon monde.
Sans que cette constatation ne soulève la moindre réaction en moi, je débouchai dans ce qui avait été le hall d’accueil et qui n’était plus qu’un entrepôt vide, sans lumière, aux murs effondrés. Les voies d’accès aux autres escaliers et aux ascenseurs, vers le fond du hall, étaient obstruées par d’énormes gravats provenant de l’étage du dessus, partiellement écroulé.
Je m’approchai lentement de l’entrée à proprement parler, sans tenir le moindre compte des éclats de verre qui se fichaient dans la plante de mes pieds et observai l’extérieur. Le parking était tel que je me le rappelai, mais il n’y avait aucune voiture stationnée. Les ailes noires et les structures tordues de l’Hôpital s’étendaient maintenant à la place de ce qui avait été la ville, dans tout mon champ de vision, et jusqu’à l’horizon crépusculaire. J’apercevais même des mouvements, des bâtiments qui grandissaient démesurément et se rejoignaient peu à peu, bouchant les espaces vides entre eux. Les humains n’existaient même plus ici. Après plusieurs minutes, je reculai, pas à pas, en direction de l’escalier qui me ramènerait chez moi.
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J’étais définitivement cloué au lit, et je sentais ma fin approcher. A la merci de la monstrueuse machine-usine qui centralisait les perfusions et les appareils de contrôle. Mes yeux s’étaient asséchés par je ne sais quel mécanisme pathologique, je devenais aveugle et mes paupières restaient maintenant fermées en permanence, ce qui bizarrement ne m’empêchait pas de voir quoi que ce soit. Je rêvais des tentacules monstrueux de l’Hôpital qui rampaient sur le monde et le contaminaient. Je voyais ses bâtiments empiler des étages vides sur des étages vides et rejoindre les cieux dans une obscure folie de croissance et d’annexion absurde. Je voyais ses sous-sols creuser et démolir les fondations de la terre pour s’étendre encore et encore.
Il avait déjà vaincu. Le monde était à l’agonie et avait plié.

Brutalement la tumeur, mon autre âme, ma sœur et compagne de toujours s’éveilla en moi et se redressa comme une déité avide de gloire et de reconnaissance. Englobant tout le reste de ma personnalité, elle me montra mon propre organisme fonctionnant de plus en plus lentement, mes cycles naturels se ralentissant. Mes cellules cessaient de s’éparpiller aux quatre vents et mourraient en restant agglomérées, micro-hécatombe absurde. J’étais un charnier à moi tout seul. Je me vis me fossiliser, m’éteindre pendant que la tumeur dansait sur mon corps en le saccageant.
Je la vis s’étendre par à-coups brutaux dans mes organes, métastaser à une vitesse effrayante et phagocyter tout ce qui avait jadis été moi. Je la vis s’échapper hors même des limites de mon corps, ramper autour de moi, coloniser les murs qui subirent une brutale accélération de leur croissance bizarre, s’incruster profondément au cœur même du béton vivant qui m’entourait. La chambre se refermait comme un piège sur moi, les murs enflaient à vue d’œil, par spasmes, s’auto-vomissaient dans ma direction, il se refermaient sur moi comme des mâchoires de béton. Et je les contaminait de ma simple présence, tout-puissant dans mon agonie rayonnante, je déversais mon amour cancérigène sur ce monde en voie d’extinction, j’éclaircissais de ma gloire la nuit sifflante des morts.
J’étais le cancer, je n’étais plus que ça et plus rien d’autre que ça n’existait. J’étais le cancer et l’Hôpital-prison m’appartiendrait sous peu, il ne serait bientôt qu’un simple annexe de moi.
Mon âme s’éleva dans toute sa gloire, auréolée de sainteté irradiée et répandit des déferlantes de paix radioactive sur mon monde mort.
Je souris pendant que les parois explosaient en série autour de moi.

Et les fantômes des cancéreux se logeaient en moi comme autant de balles perdues, greffes ratées. Comme une armée de mannequins désarticulés sans visage qui me tombaient dessus en même temps et entraient en moi.
Et ils s’éteignaient à nouveau en me chargeant de mille présences mortes, insupportable poids imaginaire. Et renaissaient chaque jour que Dieu faisait, leur nombre me changeant en horde écumante et hurlante. Je me convulsais sous leurs incompréhensibles ruades.
Prières à l’envers, concert asynchrone d’âmes déchues qui glapissaient dans ma tête, l’os et le cartilage qui se fondaient dans la même attente douloureuse j’étais seul j’étais seul j’étais seul. Tous mes vaisseaux, rues désertes d’une ville morte qui soudain explosaient d’elles-mêmes sous la poussée interne. Des bruits de chantiers de construction à l’intérieur de moi, chant des sirènes à l’agonie, vagues de terreur aveugle inondation globale hurlement somnambule. Fumée de cierges éteints et vrombissements souterrains, dérive de continents organiques et fractures ouvertes du béton, des points de suture qui s’alignaient frénétiquement le long de mes membres.

...

Je suis là, au fond de cet hôpital, un lit blanc baigné de soleil, et j’attends qu’on vienne s’occuper de moi, empli de sérénité, les yeux qui brûlent... Aux portes du sommeil, j’attends qu’on vienne remplacer ma perfusion depuis longtemps. On est si bien ici, loin de la folie de l’extérieur, dans ce silence inondé de lumière blanche et de vide, derrière des murs sans porte, dans cette chambre aux dimensions d’un hall de gare. Je ne veux pas me lever, glisser le long des rangées de carrelage immaculé qui s’étendent à perte de vue.

Ma perfusion.
J’attends depuis une éternité maintenant qu’on vienne remplacer ma perfusion. Personne ne vient. Personne n’est jamais venu.


...

Et je n’existe plus.