Amnésie

Le 15/11/2003
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par Arkanya
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Arkanya s'interroge sur les relations de l'esprit et du corps dans cette super bonne nouvelle parfaitement maîtrisée, froide et bizarre, vraiment bien écrite. Le suspense monte bien, la minutieuse description des interractions entre l'identité et l'organisme sert une histoire originale et efficace (ou l'inverse), et le style est moins académique que d'habitude en restant de très haut vol. Super bon texte.
J’ai ouvert les yeux la semaine dernière dans cette chambre d’hôpital, avec le sentiment dérangeant de ne pas être dans mon corps, de ne pas être dans ma vie.
J’ai levé ces mains devant (mes ?) yeux, elles étaient longues et effilées, parfaitement manucurées, assorties à ce corps aux courbes arrondies, à la poitrine ronde, aux cuisses fermes qui se dessinaient sous la blouse bleue que je portais. Un homme est entré, large, épais, il a posé sur moi un regard sévère et m’a lancé d’un ton acide :
-Ça y est, t’es réveillée ? Tu t’es décidée à rejoindre le monde merveilleux de l’humanité ? Tu sais quoi, t’es une belle salope !
J’ai essayé de me redresser sur l’oreiller avant de répondre.
-Je ne suis pas une femme.
(Ma ?) voix résonna bizarrement à l’intérieur de cette poitrine, si fluide, si posée, tellement étrangère à ma perception, tellement autre, pourtant connue peut-être… Et ce mal de crâne qui vrillait ma raison !
-Ah ouais, et t’es quoi alors ?
Je suis quoi… je suis quoi ? Je ne suis pas une femme. Je suis dans un corps de femme mais je ne suis pas une femme, c’est une certitude qui hurle dans chaque recoin de mon esprit. Suis-je un homme ? Si je me mets dans la peau d’un homme, si je me projette dans cette éventualité, est-ce que je me sens mieux ? Je n’en ai pas l’impression. J’ai répondu que je ne savais pas ce que j’étais, l’étranger (déjà ressenti cet homme) m’a jeté un œil sceptique et méprisant avant de sortir. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas ce que je fais dans ce corps, mais je n’aime pas ce type, ça au moins c’est certain.
Il n’y avait plus personne dans la chambre que ma voisine de lit qui semble encore dormir profondément, à moins qu’elle ne soit dans le coma, c’était peut-être mon cas aussi. J’ai quitté laborieusement le lit, arraché l’aiguille sur le dos de la main qui me reliait à la sonde, pour gagner la rudimentaire salle de bain. J’ai observé longuement le reflet dans le miroir. C’était celui d’un visage marqué, mais incontestablement féminin, plus de doute. Bon sang, mais qui je suis ? Je ne me reconnais pas dans ces yeux gris, sévères, cette bouche rose fine et pincée, ces joues pâles. Derrière le crâne, une bosse ronde comme un œuf provoque des élancements quand je passe les doigts dessus, je la vois quand j’observe le profil. Au moins j’ai les cheveux courts, je crois que je préfère, je ne sais même pas vraiment…
C’est une sensation psychotique que de se retrouver face à une image inconnue, face à quelqu’un qui suit vos mouvements avec une perfection sans équivoque, face à une apparence erronée, évidente, attestée, niée, vérifiée, rejetée, si présente, une apparence, une simple apparence, est-ce ça, moi ? Je suis cette tête, ce corps ? Pourquoi est-ce que je ne me reconnais pas sur ces traits, à quelle image, à quelle représentation physique peut bien correspondre mon âme ? Pourtant je connais ces traits, je les ressens, ils font partie de ma vie, quelle qu’elle soit.
J’ai une bague à l’annulaire gauche, sans doute une alliance, sa couleur cuivrée me rappelle vaguement une vieille femme à la peau fanée, odorante comme un jour de pluie, une présence qui m’est douce, mais la sensation s’échappe dès que j’essaie de mettre le doigt dessus. Et ces mains, j’ai l’impression de connaître leur toucher, mais de l’autre côté d’un miroir, je les sens se plaquer bien à plat sur… quoi ? Sur une partie de moi, une surface tiède et… Non décidément, la conscience a compris ma manœuvre insidieuse et bloqué subitement le flot qui remontait, cette garce ! A nouveau cette douleur dans la tête, c’est insupportable.

J’ai déboutonné le pyjama bleu pour découvrir ma prison dans son ensemble. Face au miroir, j’ai effleuré la courbe des seins à peine flétris, caressé la corolle brune et granuleuse ; les tétons ont pointé, je les ai pincés doucement et des vagues d’excitation ont traversé ce ventre. J’ai passé les doigts le long des cuisses, des fesses musclées, m’attardant sur une cicatrice, sur un défaut de pigmentation, sur des détails, sur l’histoire de cette chair tendre et opaline. J’ai passé ma langue sur le derme salé de l’avant-bras, musardant sur les nœuds de plaisir. Les yeux se fermaient contre mon ordre. J’ai frôlé le cou, le visage, avec une lenteur appliquée, attentive. J’ai glissé la main plus bas, caressé les poils du pubis, spasmes d’impatience, j’ai amadoué, exploré ce sexe en cherchant des bribes de souvenir dans les sensations les plus charnelles, les plus intimes que pouvait répercuter cette enveloppe. Le souffle fébrile agaçait l’air. Une vague de chaleur a troublé ces sens, je commençais à ressentir ce toucher. Une autre vague a effacé le reste du monde, je fusionnais avec ce corps qui frissonnait de désir, je goûtais à mes sensations physiques, réelles, grisantes mais tellement réelles. Une onde de volupté, des pieds à la tête, impression d’exister, d’emplir le vide, d’être un entier, d’être plein, de n’être plus, sens, fièvre, chaleur…

Plus rien.

Encore ! Je voulais aller jusqu’au bout ! Je voulais forcer ce stupide amas de peau à me donner tout, à s’ouvrir ou exploser, à finir ! Je m’évertuais vainement sur ce qui avait exalté le plaisir quelques secondes plus tôt, sur ces parties anatomiques qui avaient été autant de promesses et qui ne me semblaient plus que points stratégiques. Plus rien. Définitivement plus rien. Rien que ce mal de tête assassin qui se révoltait contre mes efforts. Comment ne pas être en colère contre cette matière cynique et impertinente, cette insoumise capricieuse ? Me refuser l’extase effleurée avec la perversion la plus malsaine !

De retour sur le lit, encore tout à ma frustration, je me perdais dans l’observation du plafond en me demandant si mon excitation s’était nourrie des caresses de mes mains de femme ou de mon regard d’homme sur les courbes de ce corps, sans pouvoir décidément trancher la question. Et si ce corps avait sa propre existence ? S’il se suffisait de ses sensations ? J’avais approché un orgasme qui ne m’était pas inconnu, mais finalement comment savoir, comment être sûr que cette sensation soit le fruit de l’esprit et non de la matière ? Tout comme cette conscience aiguë et étrangère des choses ne pouvait guère ôter la possibilité que je puisse être un animal, voire un être non vivant, comme une pierre ou un arbre, ou encore quelque chose que cet esprit étriqué ne pouvait pas concevoir, une conception, une ombre.
Le sommeil m’emporta en traître au cœur de mes réflexions, et je sombrai dans une demi conscience agitée. L’homme qui m’avait rendu visite un peu plus tôt apparut dans mes songes. Je le voyais frapper un corps de femme recroquevillé dans le coin d’une pièce qui m’était familière. Comme il lança un violent coup de pied contre le mur, un vase vacilla sur une étagère et tomba lourdement avant de se briser sur le sol. Douleur. La femme sursauta et leva légèrement la tête, elle sembla prononcer quelques mots auxquels l’homme répondit probablement par des cris. Je n’entendais rien de ce qu’ils disaient, mais j’avais une conscience aiguë des pas sur le lino et des ongles de la jeune femme qui grattaient compulsivement la plinthe, comme cherchant à s’échapper en creusant dans la chair. Noir. L’homme est allongé sur le lit, il fume une cigarette, la femme pleure discrètement dans la salle d’eau, assise sur la cuvette des toilettes, la tête enfouie dans ses bras. A côté d’elle, sur le lavabo, une lame de rasoir. Elle ne peut pas, elle n’a pas le courage, elle maudit sa lâcheté. Je voudrais la prendre dans mes bras, mais je ne peux pas bouger, l’idée même du geste m’est inconnue. Noir désespéré. La femme est assise sur la planche d’une balançoire. A la voir, je me souviens d’elle enfant, ses rires, ses courses interminables, ses joies simples, ses chaussures vernies qui font ce bruit de claquettes sur le plancher. Je me souviens de cette autre que j’ai tant aimée, elle s’en souvient aussi. Elle se tourne vers moi et me sourit tristement, elle prononce quelques mots que je n’entends pas, mais que je n’ai guère de peine à lire dans ses yeux. Noir mélancolique. Des cris, encore des cris, il la frappe une fois de plus, il me frappe aussi, il me transperce de ses vociférations et de sa haine, puis il part. Elle est prostrée, elle pleure, elle ne peut plus supporter. Elle me regarde, elle tourne sa conscience et son âme vers moi. Elle dit qu’elle n’a pas le choix. Elle dit que c’est la seule solution. Elle… Noir. Puis blanc violent.

J’ouvris les yeux sur ma chambre aseptisée, l’esprit encore brumeux, une sensation étrange d’écho dans les pensées, encore incapable de bien intégrer les bribes d’impressions. En me redressant avec peine, je me cognai le crâne contre le mur, réveillant d’un coup la douleur qui arracha un hurlement guttural. Je me recroquevillai sur le drap et attendit que les points blancs devant mon regard se dissipent. Au bout d’un temps agaçant de longueur et de vide, une infirmière entra et déposa d’un geste morne car mille fois esquissé un plateau repas sur la tablette à côté de mon lit. Elle ne me jeta pas même un regard avant de sortir de la chambre, et un frisson étrange me parcourut comme elle claquait la porte.
C’est ce corps qui se jeta sur la nourriture, pas moi. Les aliments ingurgités, le goût sur le palais, tout me semblait étranger. Je pris conscience d’une gorge, d’un œsophage et même de l’estomac qui se détendit d’aise en accueillant sa pitance. Les mains allaient toutes seules du plateau à la bouche dans l’accomplissement d’un rituel devenu automatique, la serviette même virevolta devant les yeux qui n’étaient plus très sûrs d’avoir quelque rôle à jouer et couraient comme des enfants remuants sur toutes les couleurs qu’ils pouvaient saisir. L’odeur surtout, les effluves chauds qui agaçaient les narines avaient un goût de délicieuse nouveauté. C’était comme si je mettais enfin le doigt sur des sensations dont j’avais entendu parler jadis mais que je n’avais jamais expérimentées. Tout le souci était de préciser ce jadis, ce déjà vécu ailleurs, avec une donne différente, des dimensions autres.

Apparemment, le corps humain n’est pas capable de se raisonner seul sur la quantité maximale de nourriture qui lui est nécessaire, et la leçon fut quelque peu amère à apprécier. Quand il n’y eut plus que des miettes parsemées sur le drap, les entrailles commencèrent à manifester quelques protestations, se tordant douloureusement avec des sons caverneux. Je sentis un spasme contracter le fond de la gorge et je n’eus que le temps de me demander ce qu’il signifiait que déjà des flots chauds de liquide puant expulsaient d’énormes morceaux spongieux sur le drap immaculé, et une odeur acide et agressive me sauta au visage. Je toussais convulsivement plusieurs fois en essuyant les larmes minuscules qui avaient jailli. J’avais un goût ignoble dans la bouche, qui semblait venir du plus profond de l’appareil digestif et comme une sensation d’amertume acide et persistante qui flottait au fond de la gorge.
Quelqu’un entra et ressortit en courant, j’entendais les petits tapotements rapides de ses talons dans le couloir. La porte se rouvrit très vite sur un flot de monde affairé, des fourmis en alerte devant un cataclysme. Très vite, on m’entoura, on me souleva, on me secoua dans tous les sens, comme une poupée de chiffon désarticulée. Les draps furent changés en un temps record par des mains expertes qui sentaient le savon à la lavande. Ma blouse souillée se retrouva au fond du panier de linge sale avec des gants tâchés de sang et des serviettes de toilettes maculées de traces jaunâtres douteuses. Quand elles eurent fini, les infirmières sortirent de la chambre sans un mot. Aucune ne m’avait regardé dans les yeux.

“L’ennui naquit un jour de l’uniformité” C’est incroyable comme tous les plafonds sont différents, incroyable aussi la propension de l’attente à vous en faire remarquer toutes les circonvolutions, tous les défauts infimes et jusqu’alors invisibles, la moindre fissure, le plus petit défaut de peinture, la plus petite trace laissée par une mouche qui est venue crever là, loin de tout, loin des respirateurs chuintants, loin des cathéters et des aiguilles, loin de la folie. A mesure que je le regardais, il me semblait plus proche, comme s’il se rapprochait, comme s’il avait entamé une descente qui ne finirait que lorsque ce corps que je commençais à exécrer se répandrait sous son poids. L’ennui réinvente le chaos. La douleur dans la tête était de plus en plus sourde, elle semblait veiller comme un animal tapi, elle tapait d’une main gantée contre les murs capitonnés de mon esprit, loin, très loin, elle marquait la descente du plafond, les paliers successifs, bientôt je pourrais le lécher de cette langue râpeuse, je goûterais ce mur sucré et acide, puis j’y plongerais comme pour confondre ma substance avec la sienne, je communierais avec la pierre massive, éternelle et… chaude ? Brûlante. Consumée par les flammes. Les pierres blanches séculaires hurlent de douleur, les meubles crachent leur litanie d’agonisants, les portes claquent, je meurs, panique, panique, suffocation, brûlure, destruction, et puis… une faille, un passage, un moyen. Pas le choix, elle l’avait dit, je n’ai pas le choix, nous n’avons pas le choix.
Il l’avait frappée avec violence, la projetant contre moi. Elle avait perdu connaissance, mais juste avant, pendant une infime seconde, nous avions communié, elle et moi, nos esprits s’étaient rejoints dans une poussière d’éternité, avant de se séparer à nouveau, et j’avais sombré. Elle était là la solution ! J’avais pris sa place, nous avions échangé nos âmes. J’avais intégré son corps et elle ma substance mourante avant son déclin. Elle avait sacrifié son salut à l’amour qu’elle me portait, à l’héritage de son clan, à sa mémoire et ses souvenirs. Elle ne s’était pas senti la force de défendre l’honneur des siens, de venger son sang. Alors elle m’avait laissé sa place.

L’essentiel retrouvé, tout le reste s’agença dans ma tête, et je compris ou déduisis ce qui me manquait. Il n’avait jamais supporté qu’elle refuse de vendre la maison de ses ancêtres, il n’avait pas réussi à lui faire dire où se trouvait l’acte de vente, alors, comme un gamin capricieux, il avait brûlé ce qu’il ne pouvait pas avoir. Et il espérait bien qu’elle périrait aussi, dans ces murs qu’elle avait tant chéris. Quelle surprise cela avait-il dû être pour lui quand les Urgences l’avaient contacté ! Il attendait certainement que je sorte de cet hôpital pour en finir, il voulait me tuer avant que je ne parle, avant que je ne le dénonce.

Ma tête ne me fait presque plus souffrir, grâce aux aspirines que j’ai demandées tout à l’heure à l’infirmière. Elle est plutôt sympathique pour peu que l’on n’engage la conversation avec elle, il s’agit de s’intéresser un tant soit peu à sa vie. Elle est enceinte, mais son petit ami ne veut pas d’enfant, elle a besoin de se confier. Elle me laisse sortir jusqu’au jardin la nuit quand c’est son tour de garde. Au début elle avait un peu peur des retombées qu’elle risquait d’avoir à supporter, mais ma discrétion l’a vite rassurée. Mes yeux doivent refléter cette sagesse que confère l’expérience du temps, car dès que je les plonge dans les siens elle se résigne aussitôt.
Ma sortie est pour demain, il viendra me chercher c’est certain. Pour ce que j’ai pu observer de cet homme, je pense qu’il m’emmènera dans un endroit désert pour accomplir son œuvre à l’abri des regards, sans traces, avec le peu de courage qui le caractérise. Tant mieux, le mal qu’il se donne va me faciliter la tâche. Sous l’oreiller, je passe ma main sur le froid du scalpel que j’ai subtilisé lors d’une de mes sorties nocturnes, merveilleuse sensation…