Le cadavre de mon ennemi

Le 08/01/2004
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par Taliesin
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Plus dure sera la chute. Taliesin prend un clochard comme personnage principal et raconte son histoire. On aurait aimé plus de détails sur la vie quotidienne du type, le peu qu'il y a est bien décrit et paraît réaliste. Ca aurait pu compenser l'histoire elle-même, qui n'est pas d'un intérêt fulgurant. C'est super bien écrit, mais les évenements ont tendance à se précipiter, on a pas trop le temps de bien digérer. Bref j'accroche pas trop (en plus c'est à peine zonard comme texte).
Il n’avait pas bien dormi. Pas une goutte ou presque. Le vent glacial s’était infiltré par les fentes des plaques de tôle. Il devrait trouver de quoi les isoler sous peine de mourir de froid au cours de l’hiver à venir. Il ne pourrait durer longtemps comme cela de toutes façons.
Il y a un an, il avait ramassé ces plaques sur un chantier pour se faire un abri. Il y faisait trop chaud l’été et trop froid l’hiver. A genoux, dans l’obscurité, il retira la plaque qui servait de porte et sortit dehors. L’aube grise tardait à donner place à la lumière du jour. Il s’approcha du fleuve. Le vent s’engouffrait entre les piles du pont et, dans le cimetière, sur l’autre rive, les branches des arbres ployaient sous ses rafales. Benoît étira ses membres gourds. Il s’accroupit au bord de l’eau pour y tremper les mains. Il se rafraîchit le visage d’une bolée d’eau fraîche. Glacée ! « Je me passerais de toilette aujourd’hui » se dit-il. Il s’assit et resta un moment à ruminer ses pensées, les mains au fond des poches de son manteau usé. « Asseyez-vous au bord du fleuve, et un jour ou l’autre, vous verrez passer le cadavre de votre ennemi au fil de l’eau » disait un proverbe chinois. Ce proverbe était profondément gravé dans l’esprit de Benoît…..Il n’avait pas toujours été clochard.
De retour à sa cabane, il attrapa la lampe à huile accrochée au plafond et l’alluma. Une flamme jaunâtre jeta une faible lueur sur ses affaires : un sac de couchage, quelques ustensiles de cuisine, son instrument. Il fit chauffer de l’eau dans une casserole bosselée, pour se préparer un bol de café. Deux cuillerées de café en poudre et un morceau de sucre au fond d’un bol ébréché et c’était bon. Il jeta un œil sur ses provisions. Parfois, le « bureau d’aide sociale » lui donnait un peu d’argent, le minimum pour survivre. Ce minimum se tarissait. Il relut l’annonce qu’il avait découpée dans le journal de la veille. C’était à dix heures. Il avait encore le temps. Depuis un an, il lisait chaque jour les journaux qu’il ramassait dans les poubelles. Histoire de rester en vie en étant informé des événements de ce monde, peut-être, mais pour une autre raison aussi. L’eau bouillait. Il éteignit le réchaud à gaz et versa l’eau chaude dans son bol. Il but à petites gorgées, assis sur le sol, devant la porte, son regard dirigé vers le cimetière. Il se roula une cigarette, l’alluma et en tira une bouffée. Café et tabac, on ne lui supprimerait pas cela, au moins. Non, il n’avait pas toujours été clochard. Autrefois, il avait un travail, une jolie femme et il vivait bien. La vie lui souriait en ce temps-là….Autrefois….Il y avait un an.

Il était marié avec Marion depuis deux ans et ils habitaient dans un appartement de la banlieue parisienne. Il était directeur de travaux dans une entreprise de bâtiment. Un métier assuré, un bon salaire, une vie paisible avec sa femme. Il était heureux. Marion ne se plaisait pas en banlieue pourtant. Elle voulait vivre à la campagne, dans une grande maison avec un beau jardin, en forêt de Fontainebleau, ou en vallée de Chevreuse. « Ce n’est pas un directeur de travaux qui pourrait acheter une demeure comme celle dont tu as envie » répondait Benoît à sa femme à chaque fois que cette question revenait sur le tapis. Il aurait bien aimé lui faire plaisir, néanmoins, s’il avait su comment faire. Alors, quand il rencontra Eric à l’occasion d’un salon de l’informatique, il crût avoir trouvé une solution. Eric était commercial multicarte et souhaitait créer sa propre entreprise. Il cherchait un associé, plutôt un technicien, car lui ne savait que vendre. Il connaissait personnellement la plupart des architectes parisiens. Il ne lui serait pas difficile de signer des marchés, mais il lui manquait un collaborateur capable de gérer les chantiers. « C’est mon métier » s’écria Benoît, aiguillonné par les propos d’Eric. Lorsqu’il présenta ce projet à Marion, une fois rentré chez lui, elle en fut ravie. Dès lors, les choses allèrent vite : l’entreprise fut crée un mois plus tard et les marchés se mirent à pleuvoir si bien qu’il fallut embaucher de nombreux ouvriers. Ils installèrent le siège de la société dans un bâtiment flambant neuf de l’Ouest de Paris. Un métreur et une secrétaire comptable furent embauchés également. Eric ne venait pas souvent au bureau, une fois de temps en temps pour éplucher distraitement la paperasse, mais surtout pour faire la cour à la secrétaire, une beauté de 25 ans. Benoît travaillait d’arrache-pied pour faire tourner les chantiers. L’entreprise croissait rapidement et était si rentable que Benoît et Marion décidèrent d’acheter un manoir et un grand terrain attenant dans la vallée de Chevreuse. En moins de deux ans, le rêve était devenu réalité !

Cette vie aurait pu durer longtemps, mais peu de temps après, Benoît remarqua que les commandes n’étaient plus aussi régulières. On baissa les prix pour gagner de nouveaux clients, mais ce fut pire : on travailla à perte. « C’est la faute de la crise » disait Eric. Benoît n’avait pas le temps de vérifier les comptes mais il était surpris de voir la société en péril alors qu’elle avait gagné beaucoup d’argent l’année précédente. Il y aurait du avoir en caisse de quoi supporter cette foutue crise tout de même ! Il du licencier le personnel et l’entreprise déposa le bilan. Eric avait disparu sans dire un mot. A Benoît de se débrouiller avec le tribunal de commerce ! Il n’était pas au bout de ses peines pourtant : Marion lui déclara qu’elle demandait le divorce. C’était vrai qu’il n’était pas souvent à la maison. Et quand il rentrait, il était tellement préoccupé par son travail qu’il ne parlait presque plus à sa femme. La soupe était aigre entre eux. Et voici qu’il était sans travail et sans femme en même temps. Le manoir fut vendu pour rembourser les créanciers et les banques. Et Benoît de déprimer tant qu’et plus.

Il lui fallut un mois pour tout comprendre : quand il lut le compte-rendu de l’inauguration de la nouvelle mairie dans un journal. Illustrant l’article, une photo d’Eric et Marion, bras dessus, bras dessous, saluant le maire. Eric avait construit la nouvelle mairie après avoir crée une autre entreprise exprès pour cela, à l’insu de Benoît. Combien de contrats avait-il détournés de cette façon ? Trompé et trahi par son ami et par sa femme, il avait pensé se suicider. Il ne l’avait pas fait…..Plus tard peut-être……Après. Il était allé chez Eric, complètement saoul d’avoir noyé son chagrin dans l’alcool, avec la ferme intention de lui régler son compte. Il n’avait réussi qu’à défoncer la Mercedes de son ex-associé et réveiller tout les habitants du quartier. Il fut condamné à un mois de prison, car Eric avait porté plainte évidemment. Dès qu’il fut libéré, il partit en direction du Sud, avec quelques vêtements et son instrument. Il n’avait ni maison, ni foyer, ni parent, ni ami. Il avait envie de parcourir le pays sous le soleil, histoire de s’aérer la tête et d’oublier ses malheurs. Après Lyon, sa voiture tomba en panne, bielle cassée. Quand la malchance s’acharne ! Parallèle à la route sinuait un fleuve, à travers champs, comme un serpent d’argent. Quand Benoît descendit jusqu’à la rive, il se souvint pour la première fois du proverbe chinois : « Asseyez-vous au bord du fleuve, et un jour ou l’autre, vous verrez passer le cadavre de votre ennemi au fil de l’eau ». Il lui revint à l’esprit aussi qu’Eric était natif d’une petite ville non loin de là, quelque vingt kilomètres au Sud en suivant le fleuve. Sa mère vivait là-bas. Benoît croyait entendre encore la voix d’Eric parlant à son sujet : « Il ne faut pas compter sur ma mère pour nous aider. Elle est riche comme Crésus, mais tant qu’elle sera en vie, elle ne me donnera pas un centime. Et bien qu’elle ait un cancer, elle n’est pas pressée d’aller au tas, cette vieille charogne ! » Benoît avait pris sa décision : tomber en panne de voiture à cet endroit était un signe de son destin. Il alla jusqu’à la ville en faisant de l’auto-stop et resta là-bas. Il avait trouvé refuge sous le pont du chemin de fer, dans un quartier désert : terrains vagues et usines fermées de ce côté-ci du fleuve, et de l’autre côté s’étendait la campagne autour du cimetière. Il s’était habitué au bruit des trains et au murmure du fleuve. Il avait attendu….Un an. Le cancer avait fini par venir à bout de la vieille charogne. Elle serait enterré dans le cimetière de sa ville natale, dans la plus stricte intimité, comme le stipulait le faire-part de deuil…..à dix heures.

Le vent s’était tu. Des nuages de suie recouvraient le ciel. « Il va pleuvoir » pensa Benoît. Un corbillard venait de s’arrêter devant la grille du cimetière. A sa suite, quelques voitures qui allèrent se ranger sur le parking proche. Eric et Marion descendirent d’une grosse BMW flambant neuve et marchèrent à grand pas vers la grille. « Je vais lui laisser le temps d’enterrer sa pauvre mère, quand même » dit Benoît en attrapant l’étui de son instrument. Il nommait « instrument » son fusil car son étui était semblable à celui d’un violon. Il l’ouvrit. Il en avait graissé soigneusement chaque pièce, la veille au soir. Il assembla la crosse, le canon et la lunette. Il n’avait pas oublié son service militaire. Il régla la mire et chargea son arme. Deux balles. Tout était prêt. Il avait l’impression d’être un chasseur guettant sa proie. Le grondement d’un moteur le réveilla. Le corbillard s’en allait. Il avait sommeillé. La famille descendait en file l’allée de gravillons, Eric et Marion en tête. Benoît épaula son fusil. Il visa sa femme en premier. Elle n’avait pas changé en un an. Toujours aussi séduisante. La clarté de ses cheveux blonds apportait une touche gaie à ses vêtements noirs. Elle ferait une bien belle veuve ! Il pointa son fusil sur Eric. Son visage était marqué par le chagrin, comme il sied à un fils qui vient de perdre sa mère. « Cet hypocrite est en train de penser à son héritage. Il ne lui profitera pas » dit Benoît, et il appuya sur la détente. Un claquement sec. Eric s’écroula dans l’allée, le front plein de sang. Benoît entendit Marion hurler comme une folle. Il retourna son arme contre lui. Il lui restait une balle.