Les révélations apocryphes

Le 22/01/2004
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par nihil
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Rubriques / Néo-Inquisition
Cette longue nouvelle bizarroïde donne dans le biblique, c'est un enchaînement de visions apocalyptiques incompréhensible pour toute personne qui ne connait pas le sens de certains symboles. Plusieurs mythologies sont mêlées (païenne, chrétienne, antique et également la mienne, toujours emplie de scalpels, de radioactivité et de déformations physiques). Texte grandiloquent et hermétique, quasi-illisible, mais novateur, au moins sur la Zone.
Que ma voix obsessionnelle perce les murs des caves et parvienne jusqu’aux emmurés volontaires.
Que la connaissance des évènements que j’ai à vous relater ici vienne se greffer au système nerveux de ceux qui dorment de toute éternité.
Et que mes mots obscurs déchirent le silence monstrueux des métropoles humaines.
Vous, enfants et serviteurs de Dieu l’Unique écoutez-moi.
Vous, les esclaves muets, les catatoniques aux paupières cousues et aux muscles atrophiés, les hybrides maudits incarcérés, entendez ma supplique. Levez-vous aujourd’hui et contemplez le soleil noir qui se dresse, sinistre, entre les plaines vides d’un ciel éteint.
Car votre fin est proche, et la fin de votre ère. Et plus rien ne saurait l’empêcher.
Il est temps de se repentir et de prier Dieu une dernière fois. Et la Révélation viendra.

Nous, Seth, technoprêtre et Prophète du Chaos, attestons de la véracité des faits extraordinaires qui vont vous vous être relatés ici. Nous les avons vécus pour les transmettre à l’humanité léthargique, par la grâce de Dieu notre Père dans toute sa gloire nucléaire. Nous en voulons pour preuve nos capacités neuves que nous ne pouvons tenir que de notre Seigneur et qui nous permettent de susurrer ces mots de douleur à l’oreille des endormis où qu’ils se trouvent en ce monde. Nous tenons pour légitime et sacré le mandat qui nous a été confié.

O Seigneur, laisse-nous partager ta douleur infinie. Laisse-nous prendre sur nous le fardeau qui t’accable. Laisse-nous souffrir en t’aimant et t’aimer en souffrant.
Gloire à toi et gloire à la sainteté nucléaire dont tu nous as fait grâce.
O Seigneur, permets-nous de vivre sous le joug du scalpel pour te servir. Accorde-nous la jouissance d’un sommeil sans rêve.
Gloire à toi et gloire aux préceptes sacrés de la chirurgie aléatoire que tu as voulu nous transmettre.
O Seigneur, permets-nous de nous multiplier et de nous déformer à ton image. Accorde-nous le silence et l’obscurité des abîmes, accorde-nous la morphine et l’oubli, accorde-nous le coma et le vide pour les siècles des siècles. Amen.

Dans un chœur étrange d’aboiements de chiens nous sortîmes du sommeil sacré qui était le nôtre de toute éternité. Nous nous dressâmes au devant de notre couche de béton, arrachant par nos gestes les perfusions et les électrodes qui nous reliaient aux appareils de contrôle hors d’âge. Nous étions tout à la révélation de cet état insoupçonné, hors du sommeil. Malgré nos yeux recouverts de pansements, la Vérité s’imposait par notre peau-même et nous étions pleins de cette hérétique contemplation.
Le fondement de notre religion est que les humains n’ont pas le droit de s’extraire du coma bienfaiteur dispensé par la Néo-Inquisition, car ses Saints prêtres instillent en nous la sérénité des préceptes sacrés sous forme de rêves. En sortant de notre sommeil, nous étions devenu un anormal.

J’ai désobéi, moi qu’on nommera désormais le technoprêtre renégat, je me suis écarté de la voie tracée pour nous par Dieu lui-même.
Crois-tu vraiment qu’on s’éveille par hasard ou par choix ? Si je me suis éveillé c’est que les choses étaient ainsi prévues.
Tu ne sais pas ce que tu dis. Le sommeil est l’état naturel de l’homme. En le quittant j’ai perdu la qualité d’être humain et me suis affranchi du carcan sacré de ma religion.
Ouvre-les yeux et accepte la mission qui nous est confié. Rien en ce monde n’arrive par accident, si mon rôle est d’être éveillé, je dois l’être, tu n’as pas le droit de contester ce décret qui ne peut venir que de Dieu lui-même.
Je dois expier ce pêché indigne qui m’a ravalé au rang d’animal. Je dois prier et me repentir pour obtenir le pardon de cet acte.
Tu ne me feras pas taire.
O Seigneur, laisse-nous…
Tu ne me feras pas taire.
Partager ta douleur infinie…
Tu ne me feras pas taire. Chaque chose en ce monde existe pour une raison claire et déterminée et si j’ai été éveillé c’est pour une raison que seul connaît Dieu lui-même. Entends-moi, je te l’ordonne. Je serai un martyr, un guerrier saint de Dieu qui sacrifiera la paix de son sommeil confortable au service de son maître. Je suivrai ses décrets et je serai son héros. Entends-moi, je te l’ordonne. Tu as raison, nous allons expier notre pêché. Et ensuite nous avancerons au devant des évènements prévus pour nous pour la plus grande gloire de notre Père.

Ainsi, nous fîmes usage des lames de rasoir sanctifiées et nous nous vidâmes de notre sang en demandant pardon pour ce crime infâme qui était le nôtre, d’être sorti de notre condition d’esclave. Nous nous laissâmes glisser dans le remords torpide et la souffrance salvatrice. Nous étions sortis du troupeau mais nous acceptions cette condition avec humilité et attendions avec dévotion et foi les directives du Seigneur, en ayant conscience de notre condition méprisable de marginal et d’hérétique.

Nous sortîmes du caveau qui était notre habitat de toute éternité et hurlâmes de douleur sous l’afflux de sensations inconnues à ce jour. Un cortège d’étourneaux piaillant s’éleva en spirale au devant de nous alors que nous avancions dans les vestiges de la métropole. Malgré nos yeux aveugles, nous ressentions notre environnement avec la force des rêves les plus saints. La ville autour de nous n’était que ruines à perte de vue. Nous sentions la présence des dormeurs, enterrés dans des caves fermées, enfermés dans des appartements à demi-effondrés aux ouvertures murées de parpaings. Ils étaient là, des légions de dormeurs à nos cotés, sous nous, juste derrière les parois de béton érodé et l’asphalte, nous pouvions ressentir leur dévotion parvenir jusqu’à nous de toutes parts. Nous glorifiâmes le Seigneur de la persistance de l’ordre établi.

Errant sans but, des jours durant, dans la métropole déserte qui n’était plus que décombres asphyxiés de tempêtes de cendres. Nous passions entre les flèches de béton effondrées qui se relevaient devant notre chemin, observions les trains automatisés qui circulaient encore, vides et ne s’arrêtant plus dans aucune gare, témoins fantômes d’une époque révolue depuis des siècles. Nous aspirions avec délectation l’âme sainte de la radioactivité offerte par notre Seigneur. A la nuit tombée, des légions de dormeurs nus, code-barre tatoué sur la nuque, s’extirpaient de leurs repaires et marchaient dans leur sommeil. Certains traînaient des restes de perfusions ou d’électrodes arrachées, car le sommeil était un pouvoir sacré accordé par Dieu et non une simple manipulation artificielle dispensée par la Néo-Inquisition.
Certains avaient été touchés par la grâce nucléaire de Dieu et montraient des difformités sacrées, quatre bras, une colonne vertébrale proéminente, des membres antérieurs incrustés dans l’os de la cage thoracique. Ils étaient des centaines à marcher ainsi dans leur sommeil, hésitants, trébuchant contre les obstacles, se cognant les uns contre les autres comme des marionnettes mal dirigées. Les somnambules qui chutaient trop lourdement s’éveillaient et se changeaient en pantins vides, sans conscience, qui se prostraient et se laissaient mourir de faim près de l’endroit où ils étaient tombés. Nous nous fîmes donc un devoir de conduire les dormeurs comme un berger son troupeau de manière à éviter dans la mesure de nos humbles possibilités les éveils intempestifs. Nous pensions avoir ainsi trouvé là la mission pour laquelle notre Seigneur nous avait fait sortir du rang des bienheureux et l’accomplissions avec zèle et dévotion. Nous levions les yeux vers le ciel obscurci de toute éternité par l’épaisse couche de nuages pour louer Dieu.

Une nuit, alors que nous allions caressant le béton à la recherche rassurante des émanations de rêves souterrains, sept chiens apparurent devant nous. Ils étaient grands et noirs, et l’air famélique. Ils avancèrent calmement jusqu’à nous et nous nous signâmes, persuadé d’avoir affaire à des émissaires de Satan. Empoignant notre bâton, nous leur barrâmes la route.
- Halte-là, animaux de l’enfer, vous êtes ici dans les territoires des dormeurs et n’avez rien à y faire ! Repartez céans vous terrer en votre antre que vous n’auriez jamais du quitter !
Les chiens s’arrêtèrent et le premier d’entre eux s’avança d’un pas. Il prit la parole, s’exprimant dans une ancienne forme de latin que nous comprenions avec quelque difficulté.
- Mais qui es-tu pour te mettre en travers de notre chemin ? De quel droit nous empêcherais-tu d’accomplir notre tâche ?
- Nous, Seth, technoprêtre de la Sainte Eglise de Dieu vous ordonnons de nous dévoiler quelle est votre tâche et qui vous l’a confiée.
- Par Hécate la Triple nous sommes ici pour attaquer et tuer les marcheurs. Nous avons faim et les humains nous ont asservis tant d’années durant que nous nous sommes donnés droit de réparation ce jour.
- Alors vous devrez en passer par nous !
Au signal de leur chef, les chiens nous attaquèrent et nous dûmes défendre notre vie chèrement. Au prix de nombreuses blessures nous pûmes faire reculer les bêtes maudites qui jurèrent en s’enfuyant de ne point en rester là.

Et de fait les attaques de meutes de chiens se multiplièrent les nuits suivantes et nous fîmes de notre mieux pour les repousser quand nous pouvions. Parfois ils se présentaient en nombre suffisant pour nous empêcher toute victoire et nous devions alors nous résoudre à les voir égorger les pantins, caché derrière un vestige. Priant Dieu nous contemplions les corps sans défense tomber sous le poids de plusieurs animaux pendus à leurs chairs, s’éveiller en convulsant, se débattre mollement avant de mourir. A peine tombé leur corps se recroquevillait en position fœtale et semblait se momifier en ce qui ressemblait à des statues de peau morte, que les chiens emportaient pour les dévorer.
Lorsqu’ils étaient moins de cinq ou six, nous nous dressions dans leur sillage de mort pour les combattre de notre mieux, leur assénant notre bâton de prêtre sur la bouche et leur saisissant la gorge au mépris des morsures. Ignorant de leurs insultes et de leurs blasphèmes, nous les projetions contre les parois des immeubles en ruines ou les empalions sur des poutrelles métalliques qui pointaient des vestiges. Dieu en soit glorifié, lorsque nous nous lancions dans la bataille, une fureur sainte montait en nous, nous donnant le sentiment de l’invincibilité, et nous reculions de moins en moins devant des combats au premier abord inéquitables.
Les blessures que nous retirions de ces escarmouches, que nous suturions nous-même avec du matériel chirurgical trouvé dans la cave d’un somnambule, cicatrisaient en quelques jours sans nous affaiblir. Nous étions élu par Dieu pour remplir cette mission, nous sentions sa présence en permanence à nos côtés.
Lorsque nous trouvions le cadavre démembré de quelque victime de l’assaut des chiens, nous les enterrions tristement sous quelques décombres, et prononcions une courte prière pour recommander leur âme à Dieu.

Seigneur, accepte pour toi la vie de ce pêcheur catatonique tombé sous les coups de tes ennemis et accepte-le à tes côtés. Octroie-lui le repos éternel pour une vie de sommeil et de rêve. Pardonne-lui ses fautes et son humaine faiblesse et épargne-lui le cancer de la souvenance. Accorde-lui l’oubli et le vide, récompense de toute conscience léthargique mise au service de ton Eglise, en l’attente du Jugement Dernier. Amen.

Une nuit que nous avancions au hasard des travées fracturées d’un quartier inconnu, la figure sacrée de la Sainte-Vierge nous apparût et nous nous arrêtâmes, pétrifié. Son noble visage aux yeux blancs, auréolé de sainteté nucléaire, était levé vers la voûte de nuages et de cendres qui était notre ciel, ses quatre mains fines et douces étaient jointes sur un scalpel. Elle était suspendue dans les airs à plusieurs mètres du sol et rayonnait d’une étrange chaleur dorée. Empli de terreur sacrée nous étions à détailler ses traits, oublieux du respect qui nous enjoignait de baisser les yeux. Ses vêtements et sa peau étaient bizarrement translucides et nous pouvions suivre les contours d’un corps aux muscles atrophiés et aux membres déformés. Nous attardant de manière blasphématoire sur ce que nous pouvions apercevoir de sa matrice gravide écorchée, nous pouvions nettement discerner dans les tréfonds de son utérus enflé l’ombre d’un embryon déformé monstrueux exhalant des vagues de puissance divine. Cette vision de la nouvelle incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ l’Hybride, fils de Dieu Tout-Puissant nous terrassa enfin et nous nous jetâmes face contre terre.
Alors nous sentîmes la Sainte-Vierge baisser les yeux vers nous et nous balayer d’un regard livide et sa voix tentaculaire et multiple retentit dans le silence de la métropole vidée, faisant s’abattre autour d’elle des nuées d’étourneaux morts sur le sol.
- Toi Seth le dormeur éveillé, fils du Chaos, entends notre litanie et prends-la pour vérité, ce qui doit être accompli le sera et tu seras notre bras et notre arme dans le combat qui se prépare de toute éternité. Entends notre litanie et accepte son message, notre fils l’Hybride est appelé à renaître et à se dresser entre les plaines maudites de ce monde à l’agonie et tu seras son serviteur, celui qui préparera sa route. Prends sur toi la charge d’une mission sacrée que nous désirons te confier, car la fin de la cinquième ère est proche et nous t’appelons aujourd’hui à être celui qui précipitera sa chute. Entends notre litanie et soit celui par qui les légions de dormeurs mourront en masse. Fais de toi le jugement et la punition et arme ton bras. Le sommeil n’est pas un don sacré de notre Seigneur mais une hérésie répandue par de faux prêtres renégats à la recherche de pouvoir pour eux-mêmes. Cette hérésie doit être purifiée et tu es celui qui sera notre émissaire en cette croisade millénaire. Les dormeurs doivent périr pour que les Difformes s’éveillent et dominent enfin le monde sous le règne du premier d’entre eux, notre fils Jésus-Christ l’Hybride. Ainsi naîtra la sixième ère des mutants. Obéis-nous maintenant et sois béni, car ton nom sera retenu.
Lorsque nous relevâmes la tête, saignant du nez, la Sainte-Vierge s’élevait vers les cieux.

Le sommeil n’est pas un don sacré mais une hérésie. Je me suis trompé et j’ai servi les desseins impies d’une poignée d’apostats.
Tout le monde s’est trompé, je ne suis pas le seul, et il ne tient plus qu’à moi de racheter mon erreur par mes actes au service de Dieu.
Cela signifie que l’humanité entière est corrompue depuis la nuit des temps, moi le premier. C’est l’Enfer qui nous attend tous autant que nous sommes ! Je dois me repentir et prier Dieu de m’accorder le pardon.
Certes l’humanité entière est corrompue. Et j’obtiendrai le pardon, non pas en geignant et en quémandant comme un lâche, mais en me dressant et en accomplissant la mission sacrée qui m’a été confiée. Ils mourront tous, mon âme sera sauvée et mon nom gravé à jamais dans les légendes de l’aube de la sixième ère. J’ai été choisi, je serai celui par lequel la confusion, et le renouveau, arrivent.
Tu ne sais pas ce que tu dis. Je ne suis qu’un homme, un pauvre pêcheur parmi tant d’autres, et je ne mérite pas la considération et la grâce sacrée qui m’a été octroyée aujourd’hui.
Je sais très bien ce que je dis et tes plaintes stupides n’affaibliront pas ma détermination. Ils entendront parler de Seth le Prophète du Chaos et me supplieront de les épargner. Mais, juste et droit, je faucherai sans pitié ceux qui ne sont plus que des animaux archaïques appelés à disparaître et laisser place à la Nouvelle Humanité.
Tu sais… Tu sais comme moi que je fais partie, que nous faisons partie de ces animaux que tu sembles tenir dans le plus haut mépris, oublieux que tu es de ta pauvre condition de mortel et d’humain et emporté dans tes rêves de grandeur.
Quelle plus belle grâce pouvait nous être accordée que celle d’être un martyre et un Saint ? Oui, nous mourrons. Nous mourrons au service de notre Dieu.

Aussitôt nous nous investîmes de la charge suprême et nous mîmes à accomplir ce pour quoi nous avions été éveillé. Nous passions nos nuits à fracasser le crâne des somnambules qui passaient à notre portée, déchirant sans relâche l’air de notre bâton sacrificiel et nos journées torpides à méditer et à louer le Seigneur en ricanant sans pouvoir nous contrôler, plein d’une fureur grandiose qui nous dévastait. Nous pénétrions les caveaux des emmurés pour ouvrir leur cage thoracique ou les étrangler, nous mettions le feu aux dortoirs impies à l’obscurité uniquement brisée par les écrans de contrôle. Nous montions aux sommet de gratte-ciels à demi-effondrés pour hurler des appels à la fin des temps, tandis que des éclairs explosaient autour de nous. Et les mains plongées dans les entrailles atrophiées de l’une de nos victimes nous buvions le sang impur des hérétiques sans plus craindre un châtiment qui nous serait épargné de par notre condition de guerrier saint. Nous nous enfoncions dans des immeubles-charniers pour y faire naître le Chaos et nous nous y livrions à des massacres-festins rituels. Nous offrions en holocauste à Dieu les chairs maudites des animaux impies. Nous laissions toutefois la vie sauve aux femelles gravides lorsqu’elles nourrissaient en leur sein sinistre les ferments de la nouvelle race des Difformes.

Nous comprîmes bien vite les bénéfices que nous pouvions retirer d’une alliance avec les chiens. Ils étaient rapides, nombreux et sans pitié. Notre tâche n’était pas de décimer l’humanité entière, mais plus simplement de lancer le mouvement, d’enclencher la fin de leur ère. Une fois l’engrenage en marche, plus rien ne saurait l’arrêter et les dormeurs s’éteindraient d’eux-mêmes en masse tandis que le Règne de l’Hybride arriverait. Les chiens, comme ennemis des dormeurs, n’étaient pas des envoyés de Satan, mais des armes létales au service de la nouvelle ère. Ils nous aideraient dans notre tâche et nous dirigerions leur furie aveugle contre la masse torpide de l’humanité pour lui asséner des blessures mortelles.

Nous commençâmes à évangéliser les chiens, les voici assis en cercle autour de nous à écouter les préceptes de la Vraie Foi, au début avec réticence, puis avec de plus en plus de ferveur. Nous allions faire de ces animaux nos munitions dans notre combat contre l’hérésie.
Et nous voici nous assurant les services personnels d’une meute de neuf chiens noirs parmi les plus croyants, dont le chef était un molosse énorme à la gueule balafrée. Ils m’accompagnaient en tout. Nous leur ouvrions les portes et faisions tomber les barricades, puis les laissions entrer et faire leur office, jouissant des bruits de mâchoires qui claquaient et de crocs fouillant la viande. Nos chiens réagissaient bien à nos commandements et s’acquittaient de leur mission avec une dévotion et un plaisir évidents. Nous nous mîmes peu à peu à les voir comme les vrais représentants de la cinquième ère en perdition, les seuls êtres intelligents et dignes de représenter le Seigneur contre ces enveloppes vides stupides qu’étaient devenus les humains. Nous agissions sur mandat de la Sainte-Vierge et étions fiers d’accomplir sa volonté. Nous entendions dire que partout dans le pays des chiens se rangeaient du coté de la Vraie Foi par un mécanisme de chaîne, qu’ils se mettaient à égorger les somnambules au nom de Dieu et non plus pour satisfaire leurs bas instincts. Des bouffées de joie et de fierté nous prenaient à la gorge, nous qui étions à la tête de cette armée du Chaos.

Les chiens se mirent à gronder. Nous sortîmes laborieusement de notre méditation qui se muait ces jours-ci en séries de visions sanglantes qui nous faisaient battre le cœur à tout rompre. Une forme humaine s’avançait. Nous nous redressâmes pour l’accueillir. Nous étions en pleine journée comme l’attestait la lumière grisâtre que la couche de nuages filtrait. Or les somnambules ne sortaient qu’à la nuit tombée. Enjoignant aux chiens de se tenir près de nous, nous nous plaçâmes en travers de la route.
L’homme était revêtu d’une longue toge noire, ses paupières étaient cousues et son crâne rasé. Quelque chose dans son attitude nous inspirait le respect et la crainte. A sa ceinture il portait des instruments de chirurgie, ciseaux-clamp, pinces, forceps, scalpels. Arrivé à notre hauteur, il se posta face à nous, sans manifester de surprise excessive de notre présence ou de celle de nos chiens. Ceux-ci grondaient de plus belle et menaçaient de sauter à la gorge de l’éveillé.
- Technoprêtre Seth. Ecoute ce que j’ai à te dire, il en va de la survie de notre Eglise.
- Comment connaissez-vous notre nom ?
- Je suis Alghanim Morneciel, Néo-Inquisiteur et neurochirurgien aléatoire, et en cela ton supérieur hiérarchique. J’ai suivi ton parcours et m’effraie de ce que tu es en train d’entreprendre. Je crois que tu as été trompé.
- Parlez, mais sachez que dès votre discours terminé, nous ordonnerons à nos chiens de vous égorger, en tant que tenant de l’hérésie du sommeil.
- Ma vie n’a que peu d’importance, mais écoute-moi attentivement et peut-être accepteras-tu de me laisser la vie.
Il eut un étrange sourire en prononçant ces mots et nous eûmes la sensation de ne pas maîtriser les évènements pour la première fois depuis longtemps.
- L’apparition de l’autre jour était fallacieuse et mensongère, elle t’était soufflée de Satan lui-même pour te tromper et t’induire dans la voie de la rébellion contre ton Dieu et son Eglise. C’était une illusion que tu dois rejeter avec force, car le démon peut prendre bien des visages. Il a pu te pousser dans la voie du massacre et de l’hérésie si aisément que c’est une preuve en soi de ton erreur. Tu dois te reprendre aujourd’hui. Tu n’as pas été éveillé pour détruire les dormeurs mais bien pour les servir comme tu le faisais admirablement avant que Satan ne se présente à toi sous les traits de la Sainte-Vierge. Sache-le, c’est la Néo-Inquisition qui a souhaité ton réveil et c’est moi-même qui t’ai opéré pour que tu puisses te lever de ta couche. C’est grâce à notre institution que les hommes continuent à dormir. Mais pour que certains puissent trouver la paix intérieure dans le coma salvateur, d’autres doivent se sacrifier, rester éveillés pour les opérer et les maintenir en vie grâce aux perfusions. Nous avons décidé de te laisser rejoindre nos rangs car nous savions que ta foi exceptionnelle te permettrait d’accepter le fardeau de l’éveil. Mais voici que tu t’élèves contre nous et contre l’Humanité elle-même ! Renonce à cette folie, je t’en conjure.
Il marqua une pause durant laquelle nous eûmes l’impression que le temps se suspendait et que ce monde s’effondrait sur lui-même. Puis il reprit :
- Si nous t’avons réveillé c’est pour accomplir cette mission : nous savons que le mal qui frappe la métropole trouve sa source dans la forêt cancéreuse qui entoure les abords de la métropole et tente chaque jour d’entrer dans nos faubourgs pour les coloniser. Là-bas les animaux cachés deviennent fous et chaque jour des arbres s’enracinent dans les territoires humains. Il faut faire cesser cette hérésie dangereuse. Au nom de la Sainte Inquisition je t’enjoins de découvrir la cause de ce mal qui nous entoure et de le faire cesser. Le feras-tu ?
Nous ne répondîmes rien.
- Le choix t’appartient, mon frère. Ecoute les voix multiples de Dieu notre Seigneur et décide.
Sur ce il s’éloigna et disparut derrière une rangée de décombres cyclopéens.

Tu rêvais d’une destinée exceptionnelle, tu désirais être le nouveau Moïse, le nouveau Noé, mais ton orgueil nous a trompé et j’ai commis l’irréparable ! J’ai massacré et détruit, et me suis entouré des animaux de Satan pour t’obéir !
Il suffit. La Néo-Inquisition a clairement été définie par la Sainte-Vierge comme l’ennemi à combattre. Ce prêtre est un menteur qui cherche à détourner ma fureur, c’est évident, et si tu n’avais pas retenu mon bras, il reposerait désormais dans la poussière de ce chemin, ses carotides ouvertes par les crocs de mes chiens.
Tais-toi ! Tais-toi ! Nous avons été trompés, tu le sais aussi bien que moi, mais ta mégalomanie délirante m’a entraîné sur les routes mêmes de l’Enfer ! J’ai passé ma vie au service de la Néo-Inquisition et de la Vraie Foi, et pour une hallucination apocalyptique douteuse tu as tout remis en question pour servir ton seul nom !
Blasphème ! La Parole de la Sainte-Vierge a plus de poids à mes yeux que celles de cet Alghanim, aussi haut-placé soit-il.
Que vais-je faire… Oh mon Dieu que vais-je faire…
Je vais te le dire. Je vais aller enquêter sur ce mal dont parle l’Inquisiteur. Après tout ça ne coûte rien, et notre tâche de destruction en sera que peu ralentie du fait de l’armée de chiens qui restera en ville et agira en mon nom.
Mais il faut faire cesser cette horreur, chaque mort supplémentaire me sera imputée lorsque je paraîtrais devant mon créateur, tu le sais. Il faut en finir.
Et que ferais-je ? Les chiens agissent de leur propre volonté désormais, et si nous leur avons insufflé la Foi, ils n’en restent pas moins des tueurs qui n’obéiront pas à nos requêtes de paix. En partant sans laisser de consigne, nous nous lavons de leurs actes à venir.
Eh bien soit, mais j’espère que je prends là la bonne décision.

Alors que nous avancions au hasard vers l’Est avec nos chiens, nous aventurant en terrain inconnu, nous finîmes par déboucher sur un immense carrefour de trois routes. L’une d’elles s’enfonçait profondément dans la forêt aux arbres noirs qui naissait ici. Une volée d’étourneaux piaillant insupportablement, volant en tourbillonnant attira notre attention vers une statue de pierre blanche dressée au centre du carrefour. Nous nous approchâmes, ce qui eut pour conséquence de faire s’enfuire les oiseaux noirs. La statue représentait trois femmes adossées, aux traits identiques et regardant chacune vers une des routes. Elles partageaient un même dos et un bras appartenait à deux femmes à chaque fois. Dans ses mains, la statue portait une clé, une corde, une dague et un flambeau. Des larmes de suie s’étiraient sur son triple visage sans expression. En m’approchant plus près encore, nous perçûmes une voix murmurée par la pierre elle-même, et nous y reconnaissions des fragments d’invocations en latin à l’Erèbe, à la Nuit et à la Lune. La Lune n’existait pas, c’était une antique déesse païenne représentée par un disque dans le ciel nocturne. Or le ciel de toute éternité ne présentait que l’énorme couche de nuages immuables. Hérésie, hérésie que ceci. Malgré tout, nous décidâmes d’entendre la suite des suppliques de la statue, persuadé d’y découvrir des indices quant au mal dont parlait l’Inquisiteur Alghanim. La statue se mit à ululer des avertissements sans fin sur son troupeau en danger, décimé par une force énigmatique. La supplique étrange s’embrouillait d’incantations ésotériques impies. Sur l’une des mains ouverte sur une corde était posé un corbeau qui nous fixait de ses pupilles noires. Une colère sainte nous saisit et nous abattîmes notre bâton sur la première des trois têtes de la statue, qui vint se fracasser au sol. Aussitôt un coup de tonnerre retentit et ce fut si la nuit se faisait en plein jour, un instant. Les chiens qui nous accompagnaient se couchèrent, grondant une mélopée incompréhensible. Mais rien n’arrêterait notre fureur contre l’hérésie et nous frappâmes une seconde fois, décapitant une autre tête. Alors une tornade de vent se leva et s’engouffra sur la place, manquant de nous renverser, et nous distinguions nettement les mots « umbra profunda sumus » dans la clameur des éléments. Sans nous laisser impressionner par la révolte des forces primordiales, nous lançâmes notre arme contre la dernière tête. Aussitôt un silence surnaturel se fit sur la place, que seuls troublèrent les croassements d’agonie du corbeau, retourné sur le dos, en train de mourir dans la paume de la statue antique.
Ainsi périraient par ma main tous les ennemis de Dieu l’Unique. Qu’il en soit ainsi.

Nous enfonçant dans la forêt pétrifiée et y déambulant des nuits durant sans suivre de direction précise nous finîmes par arriver aux abords d’une chapelle abandonnée, cernée des branches mortes des arbres entourant le lieu. Le sanctuaire était muré depuis probablement des siècles et arborait un aspect monolithique qui nous emplit de respect et de crainte. Des parpaings faisaient office de vitraux et le clocher était tombé. Du sol n’affleurait plus qu’une échine minérale voûtée. Les tombes du cimetière attenant s’étaient peu à peu enfoncées dans le sol, les stèles étaient tombées et étaient recouvertes de mousse. Il régnait dans tout ce lieu une atmosphère de paix millénaire qui calma quelques instants nos tourments. Sans vraiment planifier nos actes ou mesurer leur portée, nous nous approchâmes de l’entrée bétonnée et sitôt que nos doigts effleurèrent la pierre les blocs minéraux se désolidarisèrent et s’écartèrent bizarrement pour nous laisser place.
A notre entrée dans le caveau barricadé, des cierges noirs s’allumèrent tout autour de la nef minuscule et nous éclairèrent un chemin vers l’autel, encadré par des statures érodées de saints dont les noms s’étaient perdus dans la nuit des temps. Envahi de la sérénité des lieux nous avançâmes jusqu’au chœur inondé de lumière jaune. Sur l’autel était posée une coupe d’argent débordante d’un liquide noir et huileux qui ne cessait de s’écouter le long des bords du récipient.
Prenez et buvez, car ceci est mon sang.
Nous soulevâmes le cratère et le portâmes à nos lèvres. Au moment où nous avalâmes une gorgée de liquide une salve de puissance divine éclata en nous, et les statues derrière nous se mirent à convulser sauvagement dans une cacophonie de sirènes d’alarme. Derrière l’autel étaient posées en croix deux machettes recourbées. Jetant notre bâton de prêtre au loin, nous saisîmes ce qui serait désormais nos armes, glaives du justicier ou couteaux de boucher. Nous n’aurions plus besoin du bâton qui nous liait à une hiérarchie et à une institution qui détournait la parole de Dieu pour ses propres intérêts. En vérité, nous n’avions plus rien à faire avec la Néo-Inquisition, nous étions le héros de ce siècle, non plus le valet des moines chirurgiens. Enivré de puissance sacrée nous nous retournâmes vers la nef et le feu des cierges se répandit en un instant autour de nous, faisant des saints oubliés des torches humaines hurlantes. Les chiens se réfugièrent hors de la chapelle pour échapper à l’incendie, mais nous nous agenouillâmes devant l’autel pour glorifier le Seigneur, insensible que nous étions à la chaleur des flammes qui léchaient nos chairs.

Durant onze jours et onze nuits nous errâmes dans l’immense forêt pétrifiée, avançant au gré des sentes sans but précis. Jusqu’à une nuit où la voûte de nuages filtrait une lumière grise plus forte que d’habitude. Nous méditions assis en tailleur, remâchant des rêves de gloire et d’exploits qui nous porteraient au firmament des demi-dieux des légendes, lorsque les chiens se dressèrent ensemble, le regard vers l’Est. Aucun bruit ou mouvement perceptible ne les avait alertés, c’était plutôt une sorte d’étrange vibration souterraine que nous ressentions également. Nous nous levâmes nous aussi, intrigué. Les chiens commençaient à suivre la piste sans même avoir attendu notre assentiment, mais nous ne pensions qu’à les suivre plutôt que les rappeler à l’ordre.
Bientôt nous voici courrant entre les arbres sans nous préoccuper d’obstacles. Les branches nues griffaient nos chairs sans que nous ressentions la moindre douleur. Les chiens filaient autour de nous, répondant avec nous au ténébreux appel de la forêt, et d’autres animaux aussi, des daims aux yeux voilés de fatigue, des loups et des sangliers aux flancs trempés d’écume nous ouvraient la voie ou suivaient notre sillage. Nous avions l’impression de fuir un incendie ou une catastrophe naturelle, mais nous savions que nous répondions en réalité à la convocation d’une puissance revenue de la nuit des temps.
Le bois dans lequel nous avions pénétré n’était pas noir et pétrifié comme le reste de la forêt maudite, mais verdoyant d’une vie bizarrement foisonnante.
Haletant, nous débouchâmes sur une clairière à l’orée de laquelle tous les animaux s’arrêtèrent dans un ensemble parfait, et aussitôt un silence surnaturel se fit. Au fond de la clairière il y avait un vieux chêne noueux énorme et entre ses racines un cercle de pierres qui arrivaient au genou.
Nous avançâmes, une machette dans chaque main, conscient de briser un rite millénaire. Au centre du cercle de pierres, une forme sombre immobile nous attendait. Arrivé à sa hauteur, une lumière nocturne malsaine nous dévoila les traits d’un homme dont la tête était celle d’un cerf. Il ne portait qu’un pagne et ses bras étaient croisés. Son œil noir suivait notre avancée, ses bois immenses et ridés oscillaient doucement dans l’air.
- Seth.
La voix rauque émanait autant des arbres, des pierres, que de la présence qui me faisait face.
- Que nous voulez-vous ?
- Seth, tu te trompes de combat. Tu abats sans distinction les forts et les faibles, tes ennemis et tes alliés, tu t’es fait chantre de la destruction et tu précipites par tes actes l’avènement de temps plus obscurs que ce que nous avions jamais connu.
Il écarta peu à peu les bras.
- Nous sommes pareils, toi et moi, mais tu a refusé d’ouvrir les yeux. Nous sommes frères, Hypnos et Tanathos. Mais c’est le monde lui-même que tu combats ce jour, Seth, sache-le, c’est moi que tu combats. Tu pourrais être le fondateur d’une ère nouvelle, mais tu ne fais qu’exterminer un troupeau qui cherche son berger. Seth, ouvre les yeux et regarde autour de toi. Laisse-toi pénétrer par la sagesse des temps anciens.
A ces mots, nous partîmes d’un grand rire, et nous blindant contre la litanie obsessionnelle de la Nature nous répliquâmes :
- Et quelle sagesse hérétique tentes-tu au juste de nous inculquer, idole des temps obscurs ?
Nous abattîmes sans prévenir une de nos machettes sur la déité païenne, et aussitôt la terre trembla sous nous. L’homme à tête de cerf, touché à l’épaule, tenta de bloquer notre bras, mais notre autre arme se leva et tomba dans le fracas de l’orage qui se levait. Cette fois le dieu antique glissa face contre terre, mortellement touché, et ce fut comme si la voûte céleste hurlait d’agonie. Un éclair frappa le chêne à quelques mètres de nous, qui prit feu en une seconde. Ce lieu de perdition et de messe noire serait ainsi purifié, nous y vîmes un signe de bonne augure.
Lorsque nous quittâmes la clairière, tous les animaux avaient disparus. Nous étions seuls en ce lieu honni en passe de sombrer, comme au dernier jour de la Terre.

Nous arpentions une colline sous l’orage, fauchant les hautes herbes de notre colère aveugle. De l’autre coté il y avait un pré immense battu par des vents devenus fous. Des centaines de moutons bêlaient de terreur dans la tourmente, et courraient au hasard à la recherche d’un refuge. La plupart étaient visiblement touchés par la radioactivité, des agneaux à six pattes se traînaient lamentablement à la suite de leurs aînés aux cornes tordues. Près de nous, une brebis hurlait de souffrance, elle était en train de mettre bas, mais la chose qu’elle s’apprêtait à enfanter labourait son arrière-train de l’intérieur pour sortir.
Notre attention fut attirée par des mouvements de panique au sein du troupeau, des bêtes modifiées s’abattaient sous les coups de nos chiens. Nous courûmes au-devant d’eux, horrifié par la fureur sanguinaire qui s’étaient emparée de nos fidèles. Ainsi les chiens avaient ressombré dans l’animalité, leurs instincts meurtriers avaient repris le dessus. Ils ne méritaient plus de m’entourer. Nous arrêtant auprès du premier d’entre eux, en train d’ouvrir la gorge d’un mouton aux yeux vidés, nous déclarâmes :
- Au nom de Dieu notre Père, tu as renié nos enseignements, acceptes-en le jugement !
- Je me soumets à ta volonté, prêtre, mais je ne comprends pas ta sanction.
- Contente-toi de courber l’échine et de subir le poids du châtiment.
Nous abattîmes notre machette sur l’encolure de la bête. Nous répétâmes le même rituel auprès de tous les chiens sous le fracas des éléments déchaînés.
Couvert de sang nos levâmes nos mains armées vers le ciel et hurlâmes :
- Vois Seigneur Tout-Puissant, j’ai sauvé ton troupeau de la furie des bêtes anciennes ! Je suis le Protecteur et l’Equarrisseur ! Accepte-moi à tes cotés, laisse-nous porter ton Nom sur Terre !

Laisser l’eau des cieux ruisseler sur notre visage, la laisser nous laver de la sueur et du sang impie des ennemis de Dieu. Laisser les impuretés de ce monde se délayer. Laisser notre esprit s’effondrer sur lui-même, se refermer. Oublier. Oublier.
Nous nous enfonçâmes au fond de la forêt sans suivre de direction, vide de tout sentiment, le poids d’une fatigue insurmontable sur nos épaules. Nous laissâmes nos pas nous guider au hasard, pris de la vague impression que journées et nuits défilaient soudain trop vite. Plus rien ne nous touchait, nous étions déjà ailleurs.

Nous finîmes par arriver près d’une falaise qui dominait un océan noir et sans bornes. Près du gouffre était assis un vieil homme, immobile. Après de longues minutes de silence, il nous adressa la parole, sans se retourner, et sa voix était douce et apaisante :
- La mer. Le lieu de toutes les naissances et de toutes les fins. Là où s’engendre l’avenir du monde. Si les hommes connaissaient ne serait-ce qu’une infime partie de ses secrets, ils passeraient leur vie assis devant l’océan à contempler l’infini liquide.
De longues minutes passèrent avant qu’il ne reprenne :
- Mais aujourd’hui les abîmes s’agitent une nouvelle fois Seth. Entends-moi bien, des abîmes renaissent les forces du Chaos primordial, et c’est toi qui les a appelées. Entends-moi ! Tu as eu ce que tu voulais, tu es le destructeur des légendes et le monde que nous connaissons s’éteint par ta volonté. Ah ah ah. Contemple l’océan avec moi Seth, contemple ton œuvre !
Alors les vagues noires s’ouvrirent devant nous et une présence affleura lentement à la surface, le dos écailleux d’un monstre antédiluvien, grand comme une île, endormi depuis la nuit des temps. Le Léviathan des temps anciens s’était éveillé et se redressait d’entre les plaines d’acier de l’océan.

Alors des nuées d’anges déchus tombèrent des cieux, tête la première, comme une escadrille de bombardiers fantômes à cours de carburant, et s’abattirent sur la terre. Là ils se changèrent en myriades de sauterelles qui se mirent à coloniser la métropole, s’insérant dans les caveaux plombés des humains pour les dévorer dans leur sommeil.
Alors je choisis l’Eternité la plus morbide, et défiant ma condition de mortel imposai à mon organisme des mutations aléatoires qui feraient de moi le nouveau Messie. Je forçai mes articulations à se tordre et à se ramifier, mes avant-bras se dédoubler et mon échine éclater les muscles de mon dos. Et l’autre, ce faible qui avait enchaîné ma sainteté hybride toute ma vie durant se tordait dans les convulsions de l’agonie. Je laissai son cadavre de pauvre animal enchaîné se transformer en cendres à mes pieds, car j’étais le fondateur de la Sixième Ere, moi seul. Le monde des Difformes devrait bien compter avec moi désormais, car Dieu lui-même n’avait pu limiter ma domination sur cette terre. Je serais bientôt le nouveau géant devant lequel les mutants se prosterneraient.
Alors toute lumière s’assombrit, alors le silence revint sur Terre tandis que des flots changés en sang montait le Monstre, l’Exterminateur terminal qui parachèverait mon œuvre sacrée.
Et tandis que mon corps se mettait à se modifier de plus en plus rapidement au gré des prières que les survivants m’adressaient désormais du fond de leurs tombeaux murés, tous mes organes se mirent à pourrir d’un coup et à se dégrader, mon sang se figeait peu à peu et mes yeux devenaient livides.
Et trois figures de femmes aux ailes de chauve-souris, aux traits vengeurs, sortirent de l’ombre et fondirent sur moi. Pendant que les Erynies commencèrent à m’accabler de multiples coups, la voûte de nuages et de cendres millénaire se déchira, découvrant un soleil noir dominateur qui recouvrit le monde de flots d’obscurité.
Alors je m’effondrai sous les coups redoublés de la triple Némésis et me recroquevillai dans ma fin, mais avant de mourir, je discernai au cœur du terrifiant soleil noir qui dominait désormais les cieux la présence d’un embryon difforme qui exhalait des vagues de douleur sur ce monde mort.

Et les ombres de la forêt pétrifiée disparurent, et les vestiges de la métropole furent rasés, et les flots de l’océan recouvrirent le monde. Toute chose sur Terre fut anéantie sous le regard sans expression de l’Embryon Difforme.