Grégoire grégaire

Le 31/01/2004
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par Lapinchien
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Les aventures d'un agoraphobe qui doit prendre tous les jours les transports en commun pour aller au travail. C'est du Lapinchien pur jus, pas de doute, mais c'est nettement plus humain que d'habitude (grace notamment à des interventions scientifiques moins pesantes que d'habitude et à un personnage qui ressent plutôt qu'il agit) et on souffre avec le narrateur, on s'attarde sur la moindre de ses sensations démultipliées. Le quotidien devient aventure, la routine part en suspense. C'est magistral. A lire de toute urgence, si possible juste avant de prendre le métro ou le train.
« Analyser… Analyser… Voyons, tout cela est illogique… Reprends-toi ! Fait face ! Ne sombre pas… Garde les pieds sur terre ! Tout va bien se passer cette fois…La raison est plus forte que tout…Tout cela est ridicule !»
Perdu au milieu d’une foule grouillant d’anonymes que paradoxalement il ne connaît que trop, Grégoire Grégaire guète, terrifié, l’arrivée du RER . Il la redoute plus que tout. La peur tenaille ses viscères dès que la silhouette de la motrice se profile à l’horizon . Combien de fois a-t-il reproduit dans ses rêves semi-léthargiques nocturnes l’enfer qu’il s’apprête à affronter ? Bien assez pour ne pas en dormir de la nuit… Bien assez pour en être éprouvé physiquement toute la journée… Singulièrement, il tire profit de cet état de fait: il sait très bien qu’assommé de fatigue, son calvaire en devient parfois un peu plus supportable.

Grégoire longe le quai coté voie 2 qui se remplit petit à petit d’usagers. Il maudit la station de Saint-Denis toute entière, théâtre où se déroule implacablement tous les jours depuis maintenant 5 ans, l’acte premier d’une tragédie pathétique dont il est malheureusement acteur et directeur. Il en a bien rodé à présent la mise en scène ; tous les matins il respecte scrupuleusement le même rituel, un protocole qu’il a minutieusement élaboré, enrichi et corrigé tout au long de ces années de supplice.

Grégoire comme pris de frénésie, après s’être engouffré dans la station se met à transpirer à grosses gouttes. Perdu dans son cauchemar, comme dépossédé du contrôle de son corps et de ses gestes, il se dirige d’un pas lourd et pataud vers les tourniquets en bousculant des coudes, écrasant des pieds ou frappant de son attaché-case , toute la ribambelle d’obstacles vivants qui croisent la trajectoire rectiligne qu’il décrit de l’entrée aux portillons automatiques. La plupart des badauds ballottés par les courants des foules n’y prête guère attention , mais parfois certains l’insultent, voire même lui rendent les coups. Grégoire ne cherche pas d’histoires, il s’excuse de sa maladresse les rares fois où il prend conscience de ses actes. Il ne veut surtout pas polémiquer, obnubilé par la montagne qu’il lui reste à franchir.

« Où ai-je bien mis ma carte orange ? », Se répète-il en boucle pendant deux minutes en explorant de ses mains tremblantes, toutes les poches de son gros blouson rembourrées de mouchoirs qu’il a utilisé à outrance, de manière quasi boulimique, pour éponger son front. Les sens de Grégoire sont à l’affût. Il perçoit la réalité exagérément amplifiée. Il a l’impression qu’un torrent de sueur déferle de tous ses pores.

La panique le gagne par déferlantes. Il la sentait monter, insidieuse, ce matin comme chaque matin, bien avant qu’il ne se décide à s’aventurer hors du lit. Comme à son habitude, il n’a pas pris de petit déjeuner. Il a juste rapidement avalé 2 Xanax 0.5mg qui n’ont que très peu atténué ses angoisses. Le mal a toujours été plus fort que la médication. Il s’est toujours adapté, si bien que maintenant Grégoire souffrirait dix fois plus sans ses petits comprimés roses. Il en est donc devenu accro, bien plus par crainte des effets de leur absence que par réelle addiction physique. Par ailleurs, Grégoire anticipe les problèmes gastriques qu’il a eu la veille, l’avant veille et les jours précédents et qu’il aura indubitablement tout au long du trajet qui sépare son domicile de son lieu de travail. Il sent qu’en lui de terribles éruptions de bile et de sucs présagent une inexorable gêne qui le hantera tout son périple durant.

« 1.DENOMINATION DU MEDICAMENT
DENOMINATION
    Xanax 0,50 mg
COMPOSITION QUALITATIVE ET QUANTITATIVE
    Pour un comprimé sécable :
    Alprazolam 0,50 mg
    Excipients : lactose, cellulose microcristalline, silice colloïdale, ester dioctylique de
    Sulfosuccinate de sodium à 85% et benzoate de sodium à 15%, amidon de maïs,
    Stérate de magnésium, laque aluminique d’érythrosine. », Grégoire récite les prières qu’il a appris par cœur pour paradoxalement y trouver la foi… les miracles ne se sont jamais totalement opérés jusqu’à présent… « Dubito ergo sum ? Je doute donc je suis ?»,Se demande-t-il, « Soit ! Mais Credo ergo facio ! Je crois donc j’agis sur le monde !» Il sait très bien qu’il doit se créer des convictions fortes, s’en imprégner jusqu’à en oublier qu’il les a un jour enfanté, se convaincre d’en faire des vérités irréfutables pour se sortir de la situation absurde qu’il vit et devant laquelle la logique pure est inefficace…


Il retrouve sa carte Orange toute chiffonnée et maculée de sueur. Elle lui tombe des mains lorsqu’un impatient le double pour emprunter le portillon qu’il obstrue depuis cinq minutes. Il se relève, insère le coupon qu’il désolidarise momentanément de son étui en plastique et passe le portail en s’y cognant douloureusement l’épaule. Un resquilleur en profite pour sauter le tourniquet et s’engouffrer sans payer. Grégoire a la sensation qu’un météore le frôle. Ses oreilles bourdonnent et chauffent un court instant. Tout son corps en tremble, jusqu’à ce que l’inconnu s’évanouisse dans le brouillard , mirage que Grégoire sait construit de toutes pièces par son cerveau surexcité et au delà duquel toute réalité se confond et se perd.

Grégoire se sait agoraphobe. Jamais pourtant son psy n’en a prononcé le terme (Sans doute une habile technique médicale visant à ne pas mettre de nom sur le mal, pour ne pas en faire une excuse identifiée derrière laquelle le patient pourrait se réfugier) mais çà ne prend pas…

Grégoire n’est pas toujours dans cet état de transe, çà ne se produit que lorsqu’il quitte son domicile, qu’il se retrouve entouré d’anonymes, dans les lieux publics, dans les transports en commun particulièrement. De violentes crises d’angoisse s’abattent sur lui. Rien de raisonnable ne peut en expliquer la cause : Grégoire n’a jamais subit la moindre agression traumatisante, rien d’extraordinaire ne lui est arrivé en plein milieu d’une rue piétonne bondée lors de sa prime jeunesse, c’est à peine si les gens le remarquent aujourd’hui. Unité parmi tant d’autres, singularité parmi tant d’autres, élément du décor en mouvement, pas une once menaçant, il ne se sait qu’être une bribe de mémoire immédiate pour la totalité des passants, une information volatile que leur cerveau ne gardera que quelques secondes, juste le temps de n’en avoir rien à foutre et de l’éliminer à jamais. Malgré cette prise de conscience, il y a cette peur… une peur primale inexplicable qui le domine fatalement chaque fois qu’il pointe son nez dehors.

« Je ne suis qu’une saloperie de machine souffrant d’un putain de dysfonctionnement ! », Se lancine-t-il à présent alors qu’il s’éloigne des fous qui s’agglutinent sous l’abri du quai de gare pour se protéger de la pluie et du froid. Ils disparaissent tous happés dans son brouillard mental alors qu’il se dirige groggy vers le bout du quai, là où, sait-il, il n’y a jamais personne à cause de la puanteur de l’usine de traitement des eaux usées que les vents y drainent indélicatement parfois. Rassuré le temps d’un bref répit, enfin seul, il reprend contrôle de ses pensées et, retourne cette fois-ci, vainement et il le sait pour l’avoir plusieurs fois expérimenté, toutes les rancœurs et les haines qu’il a accumulé, contre ces gens qu’il craint sans bien trop en cerner la raison :

« Je hais tous ces connards qui viennent me pourrir la vie… Je les hais bien plus encore que ma saloperie de donne… Je suis comme je suis après tout… Quelle idée aussi d’accepter d’être traités comme du bétail qu’on mènerait à l’abattoir ? Je préfère mille fois plus avoir à supporter seul la puanteur de l’usine de traitement des eaux usées, exaltée par mes sens pris dans leur absurde frénésie, plutôt que d’avoir à me frotter à eux et leurs regards inquisiteurs… Je rêve… Y en à même qui sourient dans le tas… Mais comment font-il bon sang ? Je devine d’ici cette bande de tarés agglutinés sous l’abri… Ils se serrent les uns les autres comme ces putains de phoques à la con qu’on voit dans les documentaires sur la banquise… Saloperies de mammifères ! Mais qu’ont-ils à se complaire de leur condition, à se soutenir les uns les autres pour enfin de compte la glorifier ? » Grégoire s’invente des leitmotivs alors que la bouche d’accès au milieu du quai ne cesse de cracher des vies telle l’entrée d’une fourmilière et de lui donner raison…

Une nuée d’oiseaux migrateurs surgit à ce moment de derrière les toits de l’usine désaffectée recouverte de tags qui fait face à la voie 2. Tout ce qui sort de l’ordinaire, tout ce qu’il n’a pas déjà vécu, vient immanquablement troubler l’esprit de Grégoire. Il a déjà beaucoup de mal à gérer le prévisible pour ne pas être lourdement affecté par ce qu’il n’a pas vu venir. Grégoire tressaillit et son angoisse inexplicable le gagne de nouveau. Il perd le fil de ses pensées et la sphère de brouillard qui s’était dissipée lorsqu’il avait brièvement retrouvé la paix intérieure, fait irruption de nouveau comme contradictoirement pour protéger Grégoire en ne lui présentant qu’une partie restreinte du monde qui l’entoure. Ses sens surexcités ont bien assez d’informations à récolter dans cet espace réduit , son cerveau malade a bien assez de stimuli à en interpréter, sursaturé de données à convertir en angoisses, pour pouvoir discerner l’au delà.

« FORME PHARMACEUTIQUE
     Comprimé sécable rose.
     (Boîte de 30)
     (Boîte de 100 - présentation hospitalière).
CLASSE PHARMACO-THERAPEUTIQUE
     BENZODIAZEPINE (Anxiolytique)
     (N : Système nerveux central) », Amen !

Grégoire ne voit plus les oiseaux qui l’ont surpris, ils sont perdus dans le fog mais leurs petits cris et le bruit des battements répétés de leurs ailes percent cette enceinte protectrice virtuelle dans laquelle il s’est réfugié, et s’abattent immanquablement sur ses tympans. Les sons semblent en lacérer les membranes et marteler directement son cerveau. Alors que les rares âmes qui l’entourent voient un être pétrifié, Grégoire a l’impression qu’il se tord de douleur comme s’il avait été victime d’une inexplicable décharge électrique, qu’il avait quitté son corps et qu’il oscillait de manière chaotique tout autour de son centre d’inertie en se bouchant les oreilles.

La tempête laisse rapidement place au calme plat. Le cœur de Grégoire tambourine dans sa cage thoracique comme s’il allait en être expulsé. La sueur perle de nouveau sur son front et brûle sa peau irritée par le frottement abrasif répété des kleenex qu’elle a subit un peu plus tôt. Un vent froid qui vient de se lever semble maintenant le scarifier. Sa sueur se cristallise et paraît être arrachée par lambeaux en emportant sa chair , comme si un gigantesque déluge de glace, tourneboulait dans le vide et lacérait ses joues de milliers de flocons solides aux extrémités aiguisées. Pourtant Grégoire se reprend, c’est un moindre mal. Le fog s’éloigne puis se dissipe. Il voit le groupe d’oiseaux voler en rang séré en direction du stade de France.

« Les oiseaux ont pris peur… Je sais de quoi je parle… C’est communicatif… Je la ressens… Leur nuée décrit des hélicoïdes dans les cieux, un peu comme si le groupe tout entier ne formait plus qu’une seule entité en déroute… On peut percevoir la propagation de la frayeur dans de bouleversantes ondulations et courbes isobares dans la nuée que l’on pourrait presque mettre en équation… J’ai la bizarre impression d’être en apnée… submergé sous des hectolitres d’eau aux fins fonds d’un océan… Ces bancs d’animaux sont pris dans les tumultes, les courants capricieux des abysses… Leur supposée magnifique danse céleste n’est rien d’autre qu’une maladroite tentative de flotter dans de versatiles vortex … De la grâce dans leur vol ? Certains y voient de la grâce ? Pour moi ces oiseaux ne sont que des putains de traceurs radioactifs, des indicateurs colorés mettant en évidence l’existence de formidables champs vectoriels qui nous entourent presque invisibles… Ils ne volent pas, les courants les portent et les aspirent… je ne connais que trop cette sensation d’être manipulé par un puissant marionnettiste, relié à ses pensées par de microscopiques fils connectés à chacun de mes membres… Je lutte autant que je peux… Je lutte mais il finit tôt où tard par reprendre le contrôle…»


Les quatre quais noircis de monde de la gare de Saint-Denis semblent être d’immenses cales assurant le parallélisme parfait de huit ou neuf rangées de rails. Elles paraissent néanmoins converger à l’infini illustré si limpidement à l’horizon, que l’on tourne la tête à gauche ou à droite, que l’on pourrait presque croire que ce lieu est une improbable exception aux lois de la géométrie.

Soudain trois bangs résonnent dans tous les os du squelette de Grégoire. Il sent sa peau onduler. Par trois fois, le COVA de 8h05 qui ne s’arrête pas à Saint Denis vient de passer le mur du son. La lumière plus rapide que les ondes sonores ? Juste une question de perception : Voilà que la flèche vrombi telle une hallucination psychédélique à la gauche de Grégoire, que les fenêtres, emportant son reflet chaque fois qu’elles le dépassent, défilent sous son nez révélant dans l’antre du monstre des cohortes entières de clones de bons travailleurs serviles fonçant à toute allure vers la capitale, voilà qu’avec le même retard par rapport aux bangs, deux traînées de lumière pourpre s’imprègnent de manière résiduelle sur ses rétines .

Grégoire est resté immobile, il n’ a même pas remarqué qu’il était de l’autre coté de la ligne jaune sensée assurer sa sécurité sur le quai. Il a l’impression d’avoir reçu une immense claque dans la gueule ; deux gouttes de sang entachent sa narine droite. Sans faire un pas en arrière, il s’effondre comme une masse, impactant le sol avec la violence d’une chute de plusieurs milliers de mètres. Il le sent se craqueler autour de lui comme si tout d’un coup, le poids de toute la colonne d’air projetée par sa surface de sustentation venait s’ajouter à nouveau à sa propre pesanteur. Il peut se voir encore debout, figé, fixant le mur de l’usine face au quai. Le train passe en un éclair et il se regarde tomber, pivotant autour de ses talons. Son corps se décompose comme si quelqu’un feuilletait les multiples pages de son anatomie, chacune d’elle s’abat sur son être au sol, lui assénant de vilains coups. Il n’en reste bientôt plus qu’une étrangement ouverte, perpendiculaire à lui. Le train n’est plus là mais son reflet dans les vitres reste surplombant les rails… Il se fait face… Quel spectacle pitoyable : un être arque-bouté, statufié, le regard perdu dans vide. Le quai et l’horizon se rabattent alors violemment sur le dernier feuillet. Un choc horrible s’en suit laissant soudainement place au bruit assourdissant de l’avertisseur sonore que le conducteur de la motrice a déclenché pour que l’ étourdi s’éloigne du bord du quai…

Grégoire écarquille les yeux. Son attaché-case est emporté par le RER. Des dizaines de feuillets volent au vent, tourbillonnent dessinant le tube de l’onde de choc. Grégoire aurait pu être happé par le train mais çà n’est pas la première crainte qui lui vient à l’esprit. « Rien de nouveau… rien de nouveau… », Emerge-t-il, « C’est le COVA de 8h05… ces maudits oiseaux ont perturbé ma méditation… cette frayeur m’a mené jusqu’aux frontières de ma phobie, aux portes de la schizophrénie… il faut raison garder.. il faut raison garder… Je ne sombrerais pas... Le cerveau est un puissant outil…j’ai lu qu’il pouvait s’adapter à l’ altération de certains organes sensoriels, qu’il pouvait par exemple reconstituer une image globale du monde alors même qu’une grande étendue de cônes récepteurs étaient détériorés ou détruits… si le cerveau peut extrapoler une réalité de laquelle il n’est même pas informé, effacer des taches sombres en l’occurrence, je suis convaincu qu’il peut ignorer mon mal qui n’est de toute évidence qu’un dysfonctionnement mécanique interne… certaines pannes hardware peuvent être contournées à défaut d’être réparées sur certains ordinateurs par le biais de solutions softwares… Je dois reprogrammer mon cerveau, le conditionner pour qu’il ne tienne pas compte des mécanismes traditionnels de la peur, ceux qui chez moi se déclenchent à des moments totalement inopportuns…»

Le fog se dissipe au fur et à mesure que l’introspection de Grégoire le conduit à une paix intérieure précaire. Des centaines de regards convergeant sur sa personne surgissent à ce moment du brouillard… Une foule continue de s’amonceler autour de l’homme qui a failli être happé par le RER. Une peur panique s’empare alors de Grégoire, celle qu’aurait un petit rongeur lâché dans un vivarium peuplé de centaines de reptiles affamés…

Machinalement, il vient de porter à sa bouche un Xanax qui se décompose petit à petit sous sa langue, dissout par sa salive…

« 2.DANS QUEL CAS UTILISER CE MEDICAMENT
(INDICATION THERAPEUTIQUE)    
        Ce médicament est préconisé dans le traitement de l’anxiété lorsque celle-ci s’accompagne de troubles gênants. », ainsi soit-il !

Grégoire balance sa tête d’avant en arrière… Il devient le plus orthodoxe des croyants : « L’alprazolam est assimilé dans mon sang. Déjà les concentrations plasmatiques sont proches de 8 nanogrammes par millilitre. Je peux sentir la formation de très nombreux métabolites dont le principal est l'alpha-hydroxyalprazolam. »

Mais sa peur s’amplifie lorsqu’aux regards anonymes vient s’ajouter la vue de la silhouette du RER qu’il va devoir prendre… Il se profile à l’horizon tel un monstrueux dragon et Grégoire s’imagine déjà en son antre, digéré par les milliers d’yeux acides de ceux qui le cernent actuellement.

« Non, la réalité n’est pas ce que mes sens me suggèrent ou même ce que mon cerveau interprète… ces saloperies d’êtres primitifs vont-ils cesser de me menacer du regard ? Ces sauvages inconscients n’agissent que par mimétisme… Leur curiosité malsaine se propage dans leurs rangs par vagues… Je canalise leur peur implicite de l’inconnu, du différent. Ne voient-ils pas qu’ils me font atrocement souffrir ? Que l’un d’entre eux ose poser ses mains sales sur moi… Que l’un d’entre eux ose me toucher… », Grégoire est perdu mais lutte toujours singulièrement à se convaincre qu’il est anormal, que son ressentir est faux et qu’il doit appréhender le monde au travers du prisme des belles histoires dont regorgent les livres…

« Dans ma tête en ébullition, il y a cette formidable agglomération d’organes en surchauffe. Je peux sentir précisément les contours de chacun d’entre eux… Ils conspirent contre mon existence à grands renforts de messagers fourbes… Mais je les tiens à ma botte cette fois encore… Je suis en train de reconquérir les terres centrales une à une : Les régions limbique, amygdale et hippocampe tombent sous mes attaques de Benzodiazépine. Je détourne à mon avantage leurs ateliers de production d’armes sournoises… voilà qu’elles se rallient à ma cause et que leurs usines sécrètent des substances sédatives, anxiolytiques et anticonvulsivantes qui oeuvrent contre le complot… », Grégoire se sent pris en étau entre deux feux ennemis l’un interne et l’autre externe mais croit dominer la situation grâce à ses petits cachets roses.

Son souffle court et rapide, crachant des nuées d’angoisses se vaporisant dans la froideur du monde, ses mains moites et tremblotantes traduisent plutôt d’un manque d’assurance certain. Et effectivement, la peur le domine toujours ,le transportant allègrement de l’autre coté du col qu’il s’était toujours interdit de franchir, la zone de non retour où ses phobies les plus flagrantes et ses fantasmes les plus refoulés, font office de législateurs, juges et bourreaux sur la réalité.

Grégoire continue de réciter ses dogmes sans y mettre la moindre conviction : « Sur tous mes neurones, les agonistes se fixent et occupent les récepteurs des Benzodiazépines , ils déverrouillent ainsi mes récepteurs GABA dont l’action est anormalement diminuée par mon mal… La concentration en acides aminés gamma aminobutyrique dans mes espaces inter-synaptiques quant à elle n’a jamais connu la moindre irrégularité, elle est 1000 fois supérieure à celle des amines biogènes comme la sérotonine ou la dopamine… De ce fait l’inhibiteur GABA se fixe normalement à partir de ce moment sur les récepteurs prévus à cet effet et modifie directement l’excitation membranaire des axiones de mes neurones en chamboulant la distribution des ions de part et d’autre de leur membrane. Le canal chlore des axiones est alors modulé, sa fréquence d’ouverture est augmentée et la pénétration des ions chlore à travers le ionophore est favorisée… »

Grégoire n’écoute plus le rythme lancinant de son invocation… il reste bouche bée devant le spectacle que lui offre sa réalité : Le RER en approche ne semble pas freiner et ralentir, au contraire le sifflement strident de son frottement avec l’air prenant bizarrement la tangente vers les aigus, semble indiquer qu’il accélère et prend de la vitesse. La foule est soudain prise dans un tumulte frénétique. Les usagers à l’autre bout du quai semblent horrifiés par la machine qui vu son allure va indubitablement se scratcher sur la plate-forme en déraillant. Ils communiquent leurs craintes à leurs voisins par lesquels ils sont inexorablement bloqués. Ces derniers font de même avec les leurs puisqu’ils se trouvent immanquablement dans la même situation. Ainsi de suite, jusqu’à ce que l’onde de panique atteigne les personnes les plus éloignées des bords, au centre du quai et dont la vue et la liberté d’action sont obstruées par un mur humain impénétrable dont la pression est telle qu’ils ne peuvent faire autrement pour lutter contre elle et pouvoir respirer que de s’opposer violemment en bloc à sa progression en poussant de toutes leurs forces leurs assaillants vers le bord. La foule se déverse mécaniquement sur les rails suivant points par points les théorèmes de Bernoulli et ceux sur la dispersion des fluides…

« …Un plus grand courant d'ions Cl- dans le canal, induit une diminution du potentiel électrique de l’axione, donc un ralentissement de l’influx nerveux et l’inhibition de la synapse, donc de la transmission nerveuse… Appliqué à une échelle plus générale, cela montre comment le Xanax contribue à calmer mes angoisses en réduisant les décharges neuronales dans mon cerveau… » , Grégoire est terrifié, son pater n’est pas convainquant… Le fog fait de nouveau son apparition.

Une vague d’hémoglobine mélangée à un broyat d’os et de chair précède la progression de la motrice… Le troupeau de bisons fonce aveuglément droit dans le précipice… Des cris de douleur et de terreur se mêlent aux chocs des concassements et déchirements en chaîne , ainsi qu’au bruit des freins cassés et de l’avertisseur. Le brouillard arrive du lointain, il se referme mais pas assez vite pour épargner ce spectacle à Grégoire. A mi-longueur du quai, la motrice heurte violemment le remontoir bétonné et le train entier se couche sur les centaines de personnes qui croyaient avoir échappé au carnage. Il poursuit sur le flanc sa course folle meurtrière emportant les pancartes publicitaires et faisant voler en éclat les abris de verre. La brume fait le ménage. Le deuxième étage de certains wagons de queue s’affale sur le quai et fait sauter quatre des six colonnes qui soutiennent l’énorme toiture de pierre qui vient achever d’une lourde chute les derniers blessés en ces lieux où tout n’est plus que nuage de poussière et d’âmes.

De l’autre coté du quai règne la plus totale des confusions. Les gens alertes en tentant de fuire le massacre piétinent d’autres personnes qui moins motivées à vivre se sont laisser choir, ils tentent de traverser les rails mais sont rattrapés par une pluie de verre et de projectiles métalliques qui les happe comme une avalanche. Le RER fonce droit sur Grégoire, l’une des rares personnes à se tenir encore debout ; son visage est couvert de sang , de coupures et d’ecchymoses . Son poing droit se desserre et il en tombe une boîte de Xanax qui disparaît dans le fog dans lequel baignent ses pieds. La motrice dépasse à peine du brouillard mental en approche mais la collision semble inévitable. D’un coup d’un seul, le rayon de la sphère brumeuse se réduit jusqu’à ce qu’il s’annule au centre de la tête de Grégoire.

Black-out mental…vide momentané…

Un grésillement point imperceptible au départ dans toute la blancheur environnante. Il se précise jusqu’au point d’en devenir perturbant pour l’audition. Quelque chose à l’air d’avoir un sens au bout d’un moment d’immersion totale, un sens sémantique archaïque , voire universel… Des tons blancs semblent se dissocier de la monochromie à force de relire le vide… des formes se détachent de la candeur du néant et se précisent en le pervertissant… des ombres de lumière se projètent et se portent…Un être électromagnétique parle… il s’adresse à Grégoire en modulant des éjections photoniques qui jaillissent du sommet de ce qui semble être son crâne… Il faut un temps d’adaptation à Grégoire avant de le comprendre.

« Quantum 550-00-345 ! Nous avions cru vous perdre à tout jamais… Votre projection dans l’embryon humain hôte a partiellement échoué endommageant irrémédiablement tous vos ordres de mission et votre mémoire passée… Une question me taraude : Comment avez-vous pu actionner le système d’avortement parasitaire sans en connaître les commandes et les clefs ? »


(O______O) LAPINCHIEN