(Dés)illusion

Le 04/02/2004
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par Arkanya
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Thèmes / Obscur / Litanie
Arka s'amuse à faire monter le suspense en distillant les informations au compte-gouttes et en développant une atmosphère étrange et onirique. Finallement on passe outre notre envie de comprendre ce qu'il se passe vraiment et on se laisse glisser dans cette espèce de rêve morbide et glaçant. Excellent.
(Il s’est approché de moi, je l’ai reconnu tout de suite, il avait cet air qui commençait à m’être coutumier, qui m’annonçait chaque fois un moment agréable à passer, un moment de partage.)
Comme d’habitude il m’a dit bonjour, m’a demandé comment j’allais, de cette façon toute impersonnelle et inutile que tout le monde adopte ici, moi la première. Je me demande encore si j’aurais pu deviner, s’il y a eu des signes, comme un changement subtil d’attitude ou d’atmosphère, décidément je n’ai rien vu venir. Il me dit :
- Je vais partir.
- Ah bon ? répondis-je. Ma surprise était réelle, et cachait plus profondément une appréhension étrange.
- Oui, il n’y a aucun intérêt pour moi à rester ici, je m’ennuie.
(Il posa sa main sur mon bras, entre ses doigts brillait une lame de rasoir rouillée. Il entailla ma peau d’un coup sec, je grimaçai mais n’émit aucune protestation.)
- Mais tu repasseras ? De temps en temps je veux dire… ce n’est pas comme s’il y avait la distance !
- Pour quoi faire ? Des endroits comme celui-ci, il y en a des tas, avec les mêmes personnes, les mêmes occupations. Je préfère ce qu’il y a de l’autre côté.
(Il promenait la lame sur mon bras, dessinant des arcs fins et ruisselant de gouttelettes tièdes. Je commençai à gémir.)
- C’est que… Je pensais…
- Tu pensais quoi ? Que tu étais différente ? Que j’étais différent ? Nous fonctionnons tous pareil ici, partout c’est la même chose, nous ne sommes rien d’autre que des figurants. On s’assoit, on passe un peu de temps, on s’épanche, et puis on se lève et on repart sans se retourner. Rien de ce que nous disons n’a d’importance, nous n’avons pas d’importance, nous sommes des pantins qui passent le temps en alignant des fantômes de mots, des phrases vides de sens, et chacun de nous n’est que la nouvelle télévision de l’autre, une fiction pâle, tu es pour moi une illusion, je suis pour toi une illusion.
(Il entaillait avec précision les veines de mon cou, le sang ruisselait sur ma poitrine, poisseux et chaud, une douleur sourde envahissait ma tête) Je commençai à paniquer, et protestai vivement :
- Je ne suis pas comme ça, j’ai envie d’y croire, de me dire qu’on compte un peu les uns pour les autres ! On ne peut pas faire comme si rien ne se passait, comme si aucun lien ne se tissait, j’ai envie d’avoir confiance en…
Il (se mit à ricaner et me gifla) répliqua sèchement :
- Tu es trop naïve, tu t’es trompée, c’est tout. Rien de tout ceci n’est vrai, petite fille, tu t’es encore engagée sur ce chemin dont tout le monde sait qu’il est sans issue, chaque fois tu recommences, tu t’obstines à croire que les gens peuvent tenir les uns aux autres, être importants les uns pour les autres, tu fais exprès d’oublier que nous sommes tous seuls, chacun sa cellule, chacun sa ration de merde, et chacun pour soi. Tu persistes à vouloir calquer sur ce monde celui qui est de l’autre côté, tu te rends ridicule à force de croire malgré tout en tes valeurs stupides, tu t’essouffles à vouloir exister, et pourtant, tu n’es rien, regarde…
Il montra la mare de sang dans laquelle ses pieds auraient dû baigner, mais ils disparaissaient peu à peu. Il s’effaçait comme sous un coup de gomme habile, lentement et inexorablement. Je n’ouvris même pas la bouche pour le retenir, mes blessures trop profondes m’avaient déjà ôté la force de le faire. Je le regardai bêtement partir pour un autre part, et restai encore longtemps devant l’espace vide, plus qu’une silhouette de néant déprimant…