Mon père

Le 10/05/2004
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par Darkside
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Thèmes / Obscur / Triste
Bon alors comment je fais pour résumer ça moi ? Alors comme d'hab ça commence mal pour cette lettre, avec de magnifiques souvenirs et l'exaltation d'une complicité perdue entre un père et un fils... Bla bla bla, bref un tas de trucs chiants, avant que ça parte tranquillement en vrille. Bien conçu et bien écrit, particulièrement intelligent et sobre, ce texte n'aurait définitivement rien à foutre sur la Zone s'il n'était également particulièrement glauque. Un super bon texte, à lire.
Toi que j’appelais « Mon Père »,
Il y a bien longtemps que nos routes se sont séparées. Aujourd’hui, à l’occasion de ta promotion, elles se croisent à nouveau.

Il y a bien longtemps…J’étais alors un enfant timide, qui ne pouvait guère s’imposer dans la cour de récréation. Comme tu me l’expliquais, pendant la tendre enfance ce sont les brutes qui règnent et écrasent les personnalités trop sensibles. Alors comme je l’ai fait elles se réfugient dans les rêves et l’étude. Grâce à toi qui me faisais travailler en dehors des cours, j’ai vite brillé. Rappelle-toi des soirées de révisions, après la classe… La lampe de bureau, unique lumière de la pièce, formait une petite île au milieu de la nuit. Une île où nous étions, toi et moi, comme Robinson et Vendredi. Tu étais le compagnon de ma solitude et je m’accrochais à toi comme une bouée. Nous étions inséparables.

Dans les chemins de campagne tu m’apprenais la nature, tu te souviens de l’herbier ? Tu m’apparaissais comme un grand arbre, serein, rassurant…Lorsque l’on visitait l’église, tu me parlais de Dieu. Dieu ne pouvait être qu’à ton image, resplendissant d’amour et de sagesse. Ma foi de gosse était grande mais peut être n’étais-ce que la foi en toi, la foi en l’amour triomphant d’un monde que je ne comprenais pas. Je n’étais pas au bout de mes découvertes. Ta parole était sacrée, j’en gobais chaque mot comme une eucharistie.

Tu m’avais offert une boite de petit chimiste. Je passais des heures à jouer avec, pendant que mes camarades étaient dans la rue ou les parcs. J’étais si fasciné par ces produits, ces tubes à essai que je préférais rester seul avec mes expériences. Sans nul doute, c’est toi qui as éveillé ma vocation professionnelle.

Et l’été, quand tu m’accompagnais à la plage ! Finies alors les longues digressions intellectuelles, tu étais aussi mon unique compagnon de jeux. Le soleil, la mer et toi ! Après, me disais tu, il fallait bien se doucher pour se débarrasser du sel. C’’est sans doute là que les choses sont devenues étranges.

Au début, je recevais tes caresses comme des marques d’affection, j’aimais sentir tes mains sur mon corps. Et puis tes gestes se précisèrent, provoquant en moi des troubles inconnus. Tu m’expliquais que je devenais un grand et que tous les grands faisaient ça quand ils étaient amis. C’était normal et ça ne me surprenait que parce que la règle voulait qu’on ne parle pas de ces choses là. Les amis ont leurs secrets, juste entre eux. J’en ressentais du plaisir et de la honte, mais puisque tu disais que c’était normal…il y a des choses qui nous sont incompréhensibles dans la volonté de Dieu, me disais-tu! Dans la tienne aussi et j’acceptais de toi de plus en plus de choses que je comprenais de moins en moins, de peur que tu ne m’aimes plus si je refusais.

Pourtant malgré ma soumission à tes caprices, tout cela s’est arrêté. Tu m’avais parlé de l’Eden et du péché qui en chassa le premier couple. Ce qui m’exclu de notre paradis terrestre, ce ne fut pas ton péché, ni le mien, mais peut être une conséquence de celui des origines : le temps. J’avais grandi et ton regard sur moi n’était plus le même. Je ne doute pas que tu ais retrouvé un autre enfant triste dans cet internat à consoler à ta manière. Moi j’ai continué mes études. Hé oui, la chimie…

J’ai réussi dans la vie, si ça peut te mettre du baume au cœur. Je t’épargnerai le récit de mes dépressions, de ma tentative de suicide, des psy et des médicaments. Aujourd’hui j’ai appris par le journal que tu as été promu. Mon Père ! C’est comme ça que je t’appelais. J’aurais tant donné pour que tu sois vraiment mon père, que je n’ai pas connu ! Désormais on t’appellera « Monseigneur », Rien que ça ! Et bientôt « Eminence », Pourquoi pas ?

Je t’imagine, lisant ma lettre, ton visage rougi et une goutte de sueur se forme sur ton front comme lorsque tu devenais libidineux et que tes mains commençaient à me parcourir. Mais rassure-toi, je n’irai pas faire de scandale, raconter le passé trouble du nouvel évêque.

Comme autrefois, je me tairai.

A Dieu donc, Monseigneur.

Par une ultime discrétion, je ne signerai pas.

P.S. : Tu te demandes sans doute pourquoi mon silence. Et bien, c’est peut être que depuis que je travaille dans ce laboratoire de la défense nationale, j’ai acquis une culture du secret. En effet, ici nous mettons au point les armes de demain, comme par exemple une neurotoxine dont il suffit d’imprégner, disons une feuille de papier à lettre et dont l’effet est foudroyant par simple contact cutané…