Hoc est corpus meum

Le 17/05/2004
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par Arkanya
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
A l'origine, c'était un texte de la Saint-Con. Mais vu qu'il est relativement sérieux et ne traite pas du thème majeur de la Saint-Con (à savoir la connerie), moi et Arka avons décidé de ne pas le mettre en compétition avec les autres. On tient là une excellente nouvelle sombre et organique, à la fois touchante et violente, impeccablement écrite (une habitude chez Arka). Lorsque le corps est incapable de ressentir la souffrance, c'est l'esprit qui souffre. Superbe, à lire absolument.
Un corps, juste un corps… Ce n’est que mon enveloppe, je suis autre chose, ce corps n’est pas moi, je suis à l’intérieur, cette enveloppe me pèse, m’encombre… A quoi sert le corps s’il ne peut rien ressentir ? A quoi me sert ma peau si elle ne frémit pas ? Si elle ne souffre pas ? Si elle ne tremble pas ? Si elle ne jouit pas ? Qu’est-ce qu’une sensation ? Qu’est-ce que la douleur ? Oh combien donnerais-je pour sentir le picotement d’une aiguille, le pincement du froid, la torture d’une foulure ! La nature, cette putain de bas étage, a fait de mon corps une enveloppe insensible et sourde, incapable de me renseigner des agressions de ce monde hostile peuplé d’êtres infâmes et repoussants de cruauté dégoulinante, des yeux qui me guettent et me convoitent, des monstres de vanité moqueuse…
Ils m’observent. Ils savent que ma peau est morte. Ils se jouent de mon infirmité pour assouvir leurs pulsions sadiques, leur besoin d’anéantissement, leur soif insatiable d’écraser encore et encore pour se sentir vivre. Ils m’assènent leur non-douleur et leurs visages se tournent vers moi, dévorés par leurs rictus de pantins désarticulés, et leurs dents sont comme autant de miroirs ridicules qui reflètent ma détresse sourde et aveugle, dénuée de sens, vidée de logique. Des visiteurs de zoo, juste des touristes qui collent leur nez aux barreaux de mon infirmité et répètent les mêmes litanies inlassablement, veulent m’imposer une chance illusoire, font mine d’envier mon calvaire pour mieux me le coller à la gueule, handicap giflé, gifle handicapée, ma douleur n’est qu’un songe, je n’existe pas, je ne suis pas, je ne sens pas.

Quand j’avais six ans, je suis tombée de la plus haute branche du platane de la cour de l’école. En voulant me relever, je me suis rendu compte que ma jambe ne pouvait plus me porter. L’infirmière est accourue, elle a attrapé mon pied, m’a tordue dans tous les sens en me demandant où j’avais mal. Nulle part madame, je n’ai pas mal, non madame, tout va bien, oui madame, je vais me remettre debout, non madame, ce n’est pas moi, c’est ma jambe, elle ne veut pas me porter. Cette conne a tant et si bien voulu que je tienne debout qu’à un moment, mon genou a craqué jusqu’à prendre un angle étrange. Quelqu’un a gémi, l’infirmière a pâli, on m’a couchée sur l’asphalte, et vingt minutes après les pompiers m’emmenaient dans leur camion rouge. Six ans. Six ans sans savoir. Six ans sans me douter que j’étais privée de sensations, six ans à ignorer que je ne percevais pas le monde comme les autres, que j’étais différente, que tout n’était que mensonge, qu’il me manquait une composante essentielle de la réalité, six ans d’illusions brisées par le hurlement d’un camion rouge.

Quand j’avais quatorze ans, je traînais avec une bande de garçons casse-cou. J’étais leur coqueluche, leur mascotte, je n’avais pas peur de la douleur, je n’avais peur de rien, je les suivais dans tous leurs délires, les surpassais dans les pires folies. Un après-midi d’automne, on avait séché les cours pour se retrouver derrière le collège, au pied d’un immeuble à moitié abandonné qui offrait ses marches pour s’asseoir et bavarder, raconter le genre de conneries que l’on raconte quand on a quatorze ans et un univers de rébellion adolescente blasée dans le citron. Mon copain du moment avait entrepris de rouler un joint mais n’avait rien d’autre qu’une boîte d’allumettes de cuisine pour brûler son shit. Il se galérait comme un diable, et moi installée entre ses genoux ne lui facilitais pas la tâche. Un moment quelqu’un à commencé à crier quelque chose, je n’ai pas compris tout de suite. Et puis tout le monde s’est tourné vers moi, et j’ai suivi leurs regards. Une des allumettes m’était tombée dessus avant de tout à fait s’éteindre, et la jambe de mon pantalon de coton léger avait pris feu. Déjà ma chair qui apparaissait dans les trous de l’étoffe cramée cloquait et se colorait d’une teinte rosâtre, l’odeur de peau brûlée piquait les yeux. Pris de panique, ces cons s’agitèrent en vain quelques minutes avant que l’un d’eux n’entreprit d’être réellement efficace et ne se jette sur moi en me fouettant de sa veste.
Ça n’a plus jamais été pareil après, ils ne m’ont plus jamais regardée comme avant, ils me jetaient cet œil inquiet que l’on réserve aux curiosités, à ces êtres qui nous fascinent tout en nous mettant mal à l’aise, aux gens infirmes et différents, aux accidentés sévères, aux déformés, aux monstres. A quatorze ans j’ai appris la solitude.

Quand j’avais dix-neuf ans, j’ai connu mon “premier amour”, si tant est que je fus capable de ressentir ce genre de choses… Il s’appelait Emilien, il n’était ni beau ni laid, il était plutôt gentil, un peu taciturne, il s’habillait toujours en noir et écrivait des poèmes qui parlaient de sang et de haine sur le coin de mes cahiers. A vrai dire on ne se parlait pas beaucoup, je me demande même si je l’ai jamais connu un peu. Il parlait de la force du regard, de la communion des esprits, du langage des corps, et moi je n’osais pas le décevoir ; quand il frôlait ma peau de son doigt qui me parcourait, je fermais les yeux à demi seulement et je simulais un plaisir dont l’absence me déprimait.
Un week-end mes parents s’absentèrent pour vaquer à leur vie géniale de vieux couple libéré d’enfants en bas âge, et j’invitai Emilien à venir tuer ces quarante-huit heures en ma compagnie. C’est presque naturellement que nous en vînmes à nous caresser sur le canapé familial, puis à ôter nos vêtements, à glisser nos mains mal assurées à la rencontre de l’autre, de ses plis, de ses secrets, de ses souffles… Dix-neuf ans, première et dernière expérience sexuelle. Je ne ressens rien, le corps de l’autre m’est un écran impalpable, un supplice de Tantale. Mon corps est froid, dur et sec.

J’ai vingt-cinq ans.

J’ai envie de souffrir, d’avoir mal, de sentir, de vibrer, d’avoir chaud, d’avoir froid, d’être piquée, pincée, brûlée… brûlée… Brûler ce corps à la con. Brûler cette masse futile et avare…

J’ai vingt-cinq ans et je suis nue, assise sur une chaise devant un miroir collé à la porte de ma chambre. J’ai vidé cette pièce il y a des jours pour y prendre une retraite paranoïaque et psychotique. A force de haïr mes non-semblables, j’ai fini par ne plus supporter leur présence. Je ne ressens pas la faim, je ne ressens pas le goût, je ne ressens rien. Dans les premiers temps, j’ai remercié mon isolement de me séparer de tous ces autres qui savent, qui sentent. Mais le spleen est demeuré. Il est toujours là, dans les moindres mouvements de mon esprit affamé, qui enrobe chacune de mes pensées, chacun de mes mots non formulés, tout juste esquissés pour moi-même. L’enfer, ce n’est pas les autres, les monstres, ce ne sont pas les autres, c’est ce corps, mon seul mal c’est ce corps ridiculement différent, indifférent, défaillant et inutile.

Le miroir me laisse croire qu’il est comme n’importe quel corps, docile et généreux. La pénombre dissimule mes cicatrices. Mes yeux luisent comme deux billes dans la pénombre mal assurée. Dehors un corniaud hurle comme on le bat et déchire l’écho de ses jappements de martyre. Je ne vaux même pas un chien…

J’ai d’abord brûlé mes doigts, il y a une semaine, au-dessus de la gazinière. Ils ont à peine frémi, comme si la peau était agitée par en-dessous d’une vie grouillante dont mes yeux avaient des difficultés à suivre les mouvements fugaces.
Je les regardais fondre, jouant un jeu sensuel avec la flamme qui les lapait. Les ongles prenaient une nouvelle forme tordue et originale, du grand art contemporain. Avec le manche d’une fourchette, je m’amusais à imprimer des dessins dans la chair à vif, comme les femmes musulmanes s’ornent les paumes de henné pendant les fêtes rituelles.

J’ai brûlé mes cheveux il y a trois jours, tranquillement, à la flamme d’un briquet, ça a été le plus distrayant. Ils se tordaient paniqués en amas désorganisés et crépus, se collaient à mon crâne de plus en plus parsemé, en dégageant une fumée sombre et légère. Ils eurent l’air de disparaître en se consumant, et il ne resta presque rien à la fin que quelques particules tordues qui flottaient dans l’air, autour de ma tête de cancéreuse.
En brûlant mes sourcils j’ai raté mon coup et un peu marqué la peau sur ma tempe droite. Je suis déçue, voilà qui gâche quelque peu mon sacrifice rituel, mon œuvre d’art éphémère et évolutive, réservée à un seul spectateur qui est à la fois modèle, sujet et observateur. Le fond de teint adhère mal sur la chair meurtrie, alors j’évite juste de regarder le reflet de cette parcelle, j’incline légèrement la tête.

Juste après, avec une bougie, j’ai lentement caressé mon corps entier pour le débarrasser de tous ses poils, sur les bras, les jambes, le ventre, le mont de Vénus, l’intérieur du nez, je les contemplais se rétractant compulsivement comme pour se réfugier à l’intérieur du pore qui les avait enfantés.

Ce matin j’ai utilisé le petit chalumeau qui me sert à la cuisine pour allumer le four, et j’ai patiemment, méthodiquement, brûlé mes tétons, mes genoux, mes coudes, et mon nombril. Ce dernier s’est comme collé, la peau fondue s’est refermée et a condamné l’entrée à jamais.

Ce jeu me lasse, ce corps me lasse, il semble me narguer. Plus je le meurtris et plus il est muet. A aucun moment je n’ai ressenti le moindre picotement, la moindre démangeaison, rien. Il est incorruptible, insensible à ma torture, il refuse de céder. Je te hais, prison maudite, je te méprise. Miroir mon beau miroir, dis-moi qui vaincra. Ce corps est passif, résigné depuis le début, il a toujours été mort, sinon pourquoi ?

Je me lève.
J’ai lu une fois ce genre de scène. Une jeune fille était nue, assise sur une chaise, et se levait. Sa peau avait adhéré légèrement au bois et s’en décollait en la tiraillant un peu. Je suppose qu’il m’arrive la même chose, que ça devrait m’arriver, que je devrais le sentir. Je ressens par procuration, j’ai toujours été désincarnée, fantôme de personnages, de rumeurs, de récits. Je me dirige vers la fenêtre, il fait presque complètement nuit, ça va être très joli. J’arrache les rideaux de leur tringle d’un coup sec, quelque chose brille et tombe en tintant, une aiguille qui doit être là depuis toujours. Mon index égratigné saigne, je ne sens rien. Je m’enroule dans le drapé et m’assied en tailleur au milieu de la pièce nue, face au miroir.
Le briquet refuse d’abord de s’allumer, et l’étincelle persiste un instant dans mon regard. Je l’actionne une seconde fois, une flamme vacillante, petite et presque ronde s’amuse à faire danser les ombres sur le mur. Je l’approche du tissu qui d’abord ne semble pas réagir, mais qui très vite commence à s’embraser en crépitant. Un souffle sous la porte et la flamme s’emballe. La pièce est de moins en moins sombre, la lumière ondule comme une putain et se frotte langoureusement aux murs. Je regarde, c’est beau…
Pourvu que mes yeux n’explosent pas trop vite à la chaleur, que je puisse profiter longtemps de tout ce que ce corps aura pu m’apporter, un feu de joie et le repos, enfin.