Lise

Le 10/06/2004
-
par Arkanya
-
Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Ca ressemble à une humeur noire qui concernerait les repas de famille mais ça bascule peu à peu dans la fiction, avec pour narratrice une jeune fille qui supporte pas grand-chose de ce qui l'entoure, qui ressemble surement à pas mal d'entre nous. Une étude de foyer français typique, avec ses déchirures, ses faux-semblants, ses incompréhensions pénibles. Avec en bonus DVD le personnage intéressant d'une gamine assez fascinante. Très bien écrit, c'est pas une surprise, hélas ça me rappelle tellement de trucs vus ou lus que je n'ai pas apprécié le texte à sa valeur intrinsèque, qui est grande, perturbé par des sensations de déjà-vu.
Lise a six ans.
Je déteste les week-ends en famille, je hais cette habitude détestable de rester à table tout l’après-midi, à regarder les enfants courir comme des dératés sans jamais oser les rejoindre, guindés que nous sommes dans nos rôles d’adultes bien-pensants, à échanger des banalités sur le cours de nos vies, comme si on en avait quelque chose à foutre, prendre des nouvelles de gens qu’on ne recroisera que pour reprendre de nouvelles nouvelles, un autre week-end en famille, une autre fois. Je hais cette façon détestable qu’ont les week-ends en famille de séparer irrémédiablement les hommes à la pétanque ou au barbecue des femmes à la cuisine ou au jardin, je hais les balades en forêt à faire comme s’il était plaisant de traîner ses guêtres dans la bouillasse et revenir les cheveux et la langue pleins de poussière, à s’extasier comme des veaux tout juste nés du chant ridicule d’un oiseau, de l’empreinte inutile d’un cerf, ou de l’existence éphémère d’une fleur qui ne sent même pas bon. Je hais les week-ends qui ne se déroulent pas lascivement entre les draps, je hais la campagne, et surtout je hais ma famille.

Lise. Lise est ma sœur, elle a six ans.

Ma mère est morte quand j’avais six ans. Elle est tombée dans un escalier et s’est bêtement tordu le cou. Pendant mes troubles années adolescentes, j’ai voulu croire que mon père l’avait poussée, je le racontais à qui voulait l’entendre en arborant un air à la fois mélancolique et vaguement mystérieux, ça donnait un air intrigant à mon passé et me conférait une attention toute spéciale dans les yeux de mon interlocuteur, mais je n’étais pas dupe de mon propre mensonge, elle a été assez conne pour faire ça toute seule, comme une grande. De toutes façons mon paternel aurait été bien incapable de faire une chose pareille, le type même de l’homme qui se fait mener par le bout du nez, pas de personnalité, pas de dignité, pas de couilles. Toutes les femmes avec lesquelles je l’ai vu s’afficher étaient sorties du même moule, castratrices et autoritaires, toujours après lui à l’assener de leurs piaillements de désapprobation, comme des volailles enragées, toutes les mêmes, et d’après ce que j’ai pu en deviner dans les récits embrumés sous le voile valorisant du deuil, ma mère était de celles-là aussi. Eleanore aussi est comme toutes les autres, elle a juste pris soin de ne pas trop le montrer, pas avant que mon père ne l’épouse et qu’elle se soit fait engrosser, et à l’âge qu’elle avait, elle a eu intérêt de faire vite si elle voulait espérer mettre bas dans cette vie.
Lise est donc plutôt ma demi-sœur, génétiquement parlant. Dans la pratique, je peux considérer que je ne la connais pas. Quand elle est née, ça faisait quelques années déjà que j’avais quitté le foyer en claquant la porte, le baluchon jeté sur la plage arrière, prête à affronter n’importe quel inconnu pour fuir l’enfer de cette vie, le spectacle de mon géniteur amorphe qui subissait ses journées comme autant de kilos de caillasses en travers de la gueule, à supporter les remarques constantes de sa sorcière d’épouse, dans une maison coupée du monde, un monde à part, un monde de fous furieux.

Je hais les week-ends en famille. Quand Eleanore m’a appelée la semaine précédente pour m’inviter à passer celui-ci avec eux, “à la campagne, ça te fera du bien, et puis c’est pour l’anniversaire de Lise, elle a six ans”, je l’aurais bien envoyée bouler, et puis bon, entre supporter les gémissements de chienne en chaleur de ma colocataire et de son nouveau jules dans la pièce à côté ou aller me farcir ma pseudo famille pendant deux jours, la seconde solution bénéficiait de l’avantage de changer de la routine. Mon père est venu me chercher à la gare en fin de matinée. Après les questions rituelles - ça va ? fait un bon voyage ? pas trop fatiguée ? - il sembla avoir épuisé sa réserve de mots pour les heures suivantes, et le trajet en voiture fut reposant de silence et de calme. Mon père et moi nous sommes rencontrés pour la première fois il y a vingt-cinq ans, moi recouverte de sang et de viscosités, lui tout tremblant et pâlichon, mais du plus loin que je me souvienne, je crois que nous n’avons jamais rien eu à nous dire. Même le fameux complexe d’Œdipe dont on nous a rabâché les oreilles à la fac me semble complètement fantasque au vu de notre relation. Une de mes compagnes de classe m’a une fois soutenu mordicus que c’était à cause de ce manque que je n’arrivais pas à m’engager avec quelqu’un, et que si j’avais eu une enfance équilibrée, je saurais trouver dans le couple ce qui manque à ma vie, enfin en gros, mais bon je n’ai pas écouté toutes les conneries qu’elle me sortait non plus. Et puis de quel droit elle se permettait d’affirmer que je n’étais pas bien comme j’étais d’ailleurs ? Est-ce qu’elle était plus heureuse que moi avec ses talons aiguilles, son maquillage plaqué sur la gueule et ses bijoux de pacotille qui n’étaient qu’autant de tentatives pitoyables de se déguiser en espèce de clown social ? Est-ce que son bellâtre la faisait grimper aux rideaux tous les soirs ou juste les jours de paye ? Et puis ça m’énerve ce genre de nanas, qui savent tout sur tout et sont persuadées qu’une vie qui sort du cadre est forcément une vie ratée. J’espère qu’elle s’est étouffée avec sa morale cette conne.

Eleanore est un peu comme ça. D’ailleurs, à peine j’ai franchi le pas de la porte qu’elle me harcelait de question sur ma vie sentimentale, professionnelle, sociale et j’en passe. Le truc pratique avec cette harpie, c’est qu’elle fait les réponses en même temps, il suffit de grommeler plus ou moins pour qu’elle en tire ses propres conclusions et qu’elle me foute la paix pour un temps.
Je me suis empressée de gagner l’étage avant que les autres invités n’arrivent pour y déposer mes affaires. Ma chambre est presque inchangée depuis que je suis partie, si ce n’est les quelques bricoles entassées dans un coin inutilisé. Elle est juste à côté de celle de Lise, qui bizarrement n’a jamais demandé à investir cet espace disponible. Je ne sais pas quelle vision elle a de moi, à vrai dire personne n’en connaît beaucoup sur elle. Cette gamine ne parle pas, ne sourit jamais, et aucun sentiment ne se lit sur son visage. Elle a toujours été comme ça. Eleanore lui a fait passer une batterie de tests, craignant l’autisme ou la débilité profonde, mais aucun n’a été concluant. Les psychiatres restent sceptiques et sont surtout vexés d’être impuissants, aussi ont-ils inventé les uns après les autres qui de la dépression, qui du mal être, qui un détachement résultant du mutisme de l’enfant, mais aucun n’a vraiment eu de théorie convaincante. D’ailleurs on est même pas sûrs qu’elle soit vraiment muette. Elle est juste comme ça Lise, elle est à la fois présente et absente, elle vient s’asseoir en face de vous, sans un bruit, et vous transperce de ses yeux clairs jusqu’à ce que vous détourniez le regard, elle peut rester une heure à la fenêtre à juste contempler le vent dans les arbres, comme si elle cherchait à se fondre dans le décor pour mieux écouter la conversation. Parce qu’elle est loin d’être imbécile Lise, même sa préceptrice s’en est bien rendu compte. Je crois que la majorité des gens ont peur d’elle, à commencer par sa mère. Elle s’inquiète en permanence de savoir où elle est, mais elle a l’air bien plus serein quand la fillette n’est pas trop près d’elle. Mon père a l’air de s’en foutre, le contraire aurait été étonnant remarquez bien. Lise déambule dans cette maison comme si elle était d’une autre dimension parallèle à la leur.
En jetant un œil par la porte de sa chambre, je la vis assise sur son lit, elle jetait un minuscule morceau de liège à une souris blanche qui le lui ramenait en le faisant rouler sous ses pattes. L’animal s’arrêta soudain et huma l’air, sûrement qu’il sentait mon odeur. Lise pencha légèrement la tête, comme à l’écoute de ma présence. Ça ne dura que quelques secondes, puis elle se remit à jouer, avec le même geste lancinant et répétitif. C’est vrai qu’elle est étrange cette gosse.

Une fois mes quelques affaires disséminées dans ma chambre, je redescendis à la cuisine. Eleanore y préparait l’entrée du dîner, des œufs mimosa agrémentés de quelques toasts à la mousse de saumon harmonieusement disposés sur un plat ovale sur des feuilles de laitues. Elle a le goût de l’esthétisme cette femme, elle est une sorte d’adepte de la merde enrubannée de fils dorés. Tout en elle n’est qu’un reflet qui dissimule un néant, ses tailleurs achetés en supermarchés, sa maison isolée aux murs moisis sous le papier peint, sa conversation grandiloquente aux arguments vides de sens et ses bijoux plaqués or, rien d’autre que du tape à l’œil, une sorte de fard, mais dessous tout est mort et pourrissant. Comme pour confirmer mes pensées, Eleanore entreprit de transvaser le contenu de bouteilles de vin douteux dans une carafe à décanter en verre blanc. Tout en la regardant faire, je pris place à la table de la cuisine, laissai courir mes doigts sur la coupelle de fruits posée devant moi, et demandai nonchalamment :
- Lise a une souris ?
Eleanore se tourna vivement vers moi, et une goutte de vin en profita pour sauter de la bouteille et venir s’écraser sur le sol. Elle posa ce qu’elle avait dans les mains en grommelant et saisit une éponge.
- Oh oui, cette souris ! prononça-t-elle d’un air agacé. Ce n’est pas une idée de moi ça.
Elle donnait des petits coups d’avant-bras saccadés, et je crus bien qu’elle essayait de faire un trou dans le pavé de carrelage qu’elle briquait. Elle continuait à râler.
- Je voulais pas de cette bestiole ! C’est le dernier charlatan qu’on a vu aussi, soi-disant que la proximité d’un animal pourrait ouvrir Lise sur le monde, ils ne savent plus quoi raconter pour gagner leur croûte ceux-là. Enfin de toutes façons (elle a toujours cette façon de scander le “de toutes façons” d’un plat de main agacé) il était hors de question de prendre un chat ou un chien, avec les allergies de ton père. En fait c’est Anthony qui lui a ramenée…
- Anthony ?
- Son nouveau petit camarade, le fils des voisins.
J’étais sincèrement surprise. Lise n’a jamais eu d’amis, elle ne va pas à l’école car Eleanore a peur du regard de la maîtresse ou des autres parents sur l’ “anormalité” de sa fille, et la maison est isolée du monde extérieur par une forêt épaisse d’un côté et un ruisseau boueux de l’autre. Apparemment Anthony a huit ans, et il habite à un ou deux kilomètres, son passe-temps préféré étant le vélo, il est venu se perdre par ici il y a quelques temps et est tombé sur Lise qui jouait dans le jardin. Dieu sait ce qu’il trouve à ce contact, mais il ne semble pas s’en lasser et revient sans relâche tous ses jours de congé.
- J’ai appelé sa mère, mais cette dame laisse son fils faire tout et n’importe quoi. Il paraîtrait qu’il aurait plusieurs de ces bestioles dans sa propre chambre ! De toutes façons, elle n’avait pas la voix très claire, et si tu veux mon avis, je crois qu’elle abuse un peu de la bouteille, une vraie traînée. J’ai bien essayé de lui enlever sa souris, mais…
Eleanore se retourna et finit de vider le vin dans la carafe. Lise a piqué une de ces crises qui lui font tellement peur, c’est pour ça qu’elle s’est laissé convaincre. C’est plutôt comique d’imaginer que ce petit bout de bonne femme arrive à faire fermer son clapet à cette grande pimbêche acariâtre.
Une voiture faisait chanter les gravillons de l’allée, et par la fenêtre je vis mon père se diriger nonchalamment à la rencontre des nouveaux arrivants pour les accueillir. La sœur de ma belle-mère, Danielle, extirpa difficilement son corps obèse de l’habitacle, tandis que son mari Pierre ouvrait les portières des jumeaux en les invitant à sortir. Les deux enfants, un garçon et une fille d’une dizaine d’années dont j’avais beaucoup de peine à me souvenir des prénoms, jaillirent en se bousculant sous les remontrances de leur père. Je gagnai le salon pour les saluer.
Finalement je ne les connaissais presque pas, et je crois qu’ils avaient aussi peu envie que moi que cela change. A ma dégaine de jeunette attardée, avec mes jeans ternes et mon pull large, ils devaient me juger comme étant de la même engeance que les racailles qui faisaient la fête tous les soirs dans l’appartement du dessus et les ennuyaient avec leur musique et leurs rires. Quelque part ils n’avaient pas tort en plus. Après quelques politesses, tout le monde s’installa sur les fauteuils inconfortables et mon père proposa un apéritif “pour faire venir les retardataires”. Nous avions à peine trinqué qu’ils arrivaient, la seconde sœur d’Eleanore et son dernier petit ami en date, dans le vacarme assourdissant du moteur d’une moto.
Décidément l’hypocrisie et les faux-semblants me donnaient envie de vomir, tout le monde se souriait, s’accueillait bras ouverts et sourire forcé, comme dans un gala mondain, mais on sentait les remontrances sous-jacentes, les regards réprobateurs et les non-dits accusateurs. Ce qui me dégoûtait le plus était de voir mon père évoluer au milieu de ses gens qui n’étaient pas les siens, se prêter à leurs jeux pervers sans même les comprendre, avec toute la naïveté d’un gosse au cerveau de limace. Je restais prostrée dans un fauteuil proche de la fenêtre, le plus en retrait possible de leurs conversations qui de toutes façons prenaient soin de ne surtout pas m’inclure.
La sœur obèse vantait les mérites de ses deux monstres de gamins qui se pavanaient comme des paons au milieu du salon. Le garçon était apparemment un “gardien de but né”, du moins c’est ainsi que l’appelait sa mère, et la fille une “nouvelle Georges Sand”. Leur père opinait du chef à tout ce que disait son épouse, tentant une surenchère vaine de temps à autre. La jeune sœur écoutait d’une oreille distraite tout en roulant des pelles à son ami. Mais soudain elle releva la tête en écarquillant les yeux et sa bouche prit une drôle de forme en O - assez ridicule d’ailleurs. Tous les regards se tournèrent dans la même direction. Lise était debout au pied de l’escalier et nous dévisageait avec insistance les uns après les autres, suffisamment froidement pour que pas un seul n’ait idée de rompre le silence. On voyait dépasser le bout de la queue de sa souris qui était lovée dans un pli de la manche bouffante de sa belle robe jaune. Voilà qui devait exaspérer Eleanore, mais certes pas au point de la faire réagir en cet instant. Le petit garçon pointa alors du doigt ses chaussures en marmonnant une esquisse de phrase. Une flaque d’urine grandissait autour des pieds de Lise, et les éclaboussures maculaient ses chaussettes impeccablement blanches et ses souliers vernis. Elle regardait sa mère droit dans les yeux, la tête haute et un air de défi sur les traits. Quand sa vessie fut vidée, la petite fille tourna les talons et monta lentement l’escalier en laissant des empreintes humides sur les marches. Mon père stoïque se leva et gagna la cuisine pour en revenir peu après avec une serpillière.
- Et si on passait à table ? proposa Eleanore sur un ton un peu trop enjoué.
Sa jeune sœur sursauta, puis se leva, aussitôt suivie par les autres, et on s’installa à table. Ce déjeuner fut aussi barbant que je l’avais imaginé, et la conversation ne différa pas beaucoup de celle de l’apéritif. Personne ne fit allusion à Lise, même pas au moment où l’on mangea le gâteau qui aurait dû être orné des bougies de son anniversaire. Alors que la commande de cafés et de tisanes était passée, un jeune garçon arriva à vélo et entra par la porte fenêtre ouverte du salon. Il lança un bonjour poli à la cantonade et interrogea ma belle-mère du regard.
- Elle est à l’étage, informa Eleanore.
Elle lui attrapa le bras quand il passa près d’elle.
- Anthony, dis-moi, pourquoi persistes-tu à venir voir Lise ?
Le gamin eut l’air sincèrement surpris. Elle ajouta :
- Je veux dire, quel intérêt trouves-tu à passer autant de temps avec une petite fille qui ne parle pas ?
- Mais elle me parle à moi, répondit-il en ouvrant de grands yeux ronds. Elle me parle dans ma tête.
Eleanore leva les yeux au ciel et libéra son étreinte. Anthony courut vers l’escalier et avant de monter, se retourna pour ajouter :
- A Mutine aussi, elle lui parle dans sa tête.
- Mutine ?
- Sa souris, répondit le petit garçon avec un haussement d’épaule signifiant l’évidence.
Puis il disparut à l’étage.
La nièce d’Eleanore grimpa sur les genoux de sa mère comme pour attirer son attention, tandis que son frère en profitait pour chiper un morceau de chocolat dans le sucrier et l’enfourner d’un geste rapide. Le tableau grotesque de ces gens liquéfiés dans le canapé et les fauteuils me semblait digne d’une croûte de la renaissance, au détail près que la chemise de Danielle présentait de larges auréoles de sueur acide au niveau des aisselles, et que ce détail était bien trop trivial pour avoir place dans quelque art que ce soit. Ils me donnaient tous envie de vomir, je me levai pour aller fumer une cigarette dans le jardin, sans un mot.
La plus jeune sœur d’Eleanore ne tarda pas à partir avec son abruti de copain, prétextant un dîner quelconque dans la belle-famille. A ce moment-là, je dois avouer que j’aurais rêvé d’avoir moi aussi un petit ami pour pouvoir m’éclipser, il faudrait que je pense une autre fois à embaucher l’un de mes potes pour cette tâche ingrate. De façon aussi prévisible qu’inévitable, Eleanore avait proposé une balade en forêt, et la joyeuse petite famille se préparait à partir. Mon père préféra le confort du hamac derrière la maison, et personne ne prit soin d’appeler Lise et Anthony pour les convier à la promenade. Je déclinai l’invitation aussi et montai au premier m’allonger un peu.
Je m’étendis sur mon lit et laissai courir mon regard sur les murs froids et nus. De la pièce contiguë venaient les paroles enjouées d’Anthony et les rires des deux enfants. Un rayon de soleil perçait entre les rideaux et réchauffait la peau de mon visage. Je ne tardai pas à sombrer.

Quand je m’éveillai, je jugeai au jour déclinant et à ma nuque endolorie qu’il devait être une heure déjà bien avancée dans l’après-midi. J’enfilai mes baskets, m’étirai en gémissant et me frottai les yeux, histoire de bien émerger. En passant devant la chambre de Lise, je trouvai la gamine assise sur son lit, les yeux dans le vague, le pied se balançant légèrement d’avant en arrière. Sa souris était endormie en boule sur ses genoux, petite masse blanche à peine parcourue d’un léger tressaillement. Les yeux de Lise ne cillèrent même pas comme je passai devant elle, absorbée qu’elle était dans ses pensées secrètes et mystérieuses. La porte de la pièce suivante était entrouverte, mon père était allongé de tout son long sur le lit conjugal, les bras en croix et la bouche grande ouverte, produisant un ronflement sonore et écoeurant ponctué de borborygmes glaireux. Il avait dû préférer la fraîcheur de sa chambre aux attaques des insectes du jardin.
Au rez-de-chaussée Eleanore et sa sœur s’activaient en caquetant comme des poules pour préparer le dîner. Pierre au salon feuilletait un magazine automobile, et leurs deux chiards s’attardaient à l’extérieur, se disputant un ballon crevé à grands cris. J’attrapai un stylo et un recueil de mots fléchés qui traînait, activité bien préférable à une discussion avec n’importe lequel d’entre eux. J’avais déjà rempli deux grilles et épuisais mes neurones sur la troisième quand on commença à mettre la table. Lise surgit soudain et vint s’asseoir à côté de moi. Elle me fixait de ses grands yeux bleus, je ne savais trop quoi dire. Elle me prit le stylo des mains et entreprit de colorier les cases restées blanches. Je la pris sur mes genoux, elle se laissa faire mais ne fit preuve d’aucune marque d’affection. Eleanore se posta à la porte-fenêtre et appela les enfants afin qu’ils se lavent les mains avant de passer à table.
- Lise, où est ton père ? demanda-t-elle en se tournant vers nous.
Les doigts de la fillette se crispèrent sur le stylo et elle perça presque le papier à force de griffonner. Eleanore haussa les épaules.
- Il doit être encore en train de dormir.
Et elle monta l’escalier. Son hurlement quelques minutes plus tard figea l’air et le temps, tout s’arrêta et les regards convergèrent instinctivement vers Lise qui imperturbable s’escrimait sur son œuvre.

Il fallut plus d’une heure à la police pour venir, accompagnée d’une ambulance. Ils emmenèrent le corps de mon père, guidés par Eleanore dont le teint cireux la rendait paradoxalement presque jolie. Lise ne me lâchait pas la main. Elle la serra encore plus fort quand un infirmier s’approcha de moi en me tendant quelque chose. Je reconnus la souris, presque sans surprise.
- Vous savez ce que c’est ? demanda-t-il tout bas.
- Une souris, lui répondis-je en me demandant s’il ne me prenait pas pour une imbécile.
- Oui, bien sûr, une souris, mais je veux dire…
Il marqua une hésitation et baissa davantage la voix.
- On l’a retrouvée dans la gorge de la victime, vous n’avez pas idée de…
Lise me faisait mal à force d’écrabouiller mes doigts dans sa minuscule main. Je regardai l’infirmier et haussai les épaules, trop choquée pour sortir un mot de toutes façons. J’attendis qu’il se fut suffisamment éloigné pour entrer dans la maison, entraînant Lise à ma suite. Elle rechignait un peu, sûrement avait-elle peur que je ne l’interroge ou je ne sais quoi. Mais j’avais les idées suffisamment embrouillées comme ça pour même y penser. Mon père était mort, quelque chose me disait que ma demi-sœur l’avait tué, dieu sait comment, et pour je ne sais quelle raison. Mon père était mort. Je ne le verrai plus. Pas que ça me fasse réellement mal, je me demande si j’ai jamais aimé mon père, mais quand même, c’était un peu étrange comme sensation. Je n’avais plus de parents. J’étais une orpheline sur le tard.
Je restai une semaine de plus chez Eleanore, non par envie mais parce que je n’avais pas trop envie de déranger son deuil naissant en revendiquant qu’elle m’emmène à la gare, et puis j’en profitai pour récupérer quelques bricoles qui avaient appartenu à mon père et qu’il me tenait à cœur de garder. Et puis dans le fond, je crois que je restai pour Lise, parce qu’elle semblait soudain me faire confiance, parce qu’elle avait presque besoin de moi, parce que dans ses grands yeux je voyais pour la première fois qu’elle avait peur, et qu’elle se sentait seule.
Quand je finis par partir, j’y vis même une ombre de reproche, et je sentis un pincement au cœur et comme une envie de l’emmener avec moi, pour lui faire partager ma vie et prendre soin d’elle à tout jamais, pour veiller sur cette gamine tellement étrange mais dans le fond si identique à tous les autres enfants, ma sœur, ma Lise.

Je suis revenue dans mes habitudes, dans mon quotidien, au point de presque en oublier le drame qui aurait dû pourtant me marquer. Ma vie ne me passionne pas particulièrement, mais j’aime ma tranquillité, et je ne suis pas du genre à m’attarder longtemps sur des remords.
Je faisais couler l’eau de mon bain, bien décidée à m’offrir une heure rien qu’à moi, quand le téléphone sonna. Je ne reconnus pas tout de suite la voix d’Eleanore, elle semblait épuisée et déprimée, elle avait perdu de sa verve de grande bavarde.
- Tout va bien ?
L’inquiétude dans ma voix était sincère, si j’avais cru un jour pouvoir m’en faire pour cette femme…
- Pas vraiment, répondit-elle.
- C’est Lise ?
Ma peau se contracta tout autour de ma chair en un frisson d’angoisse.
- Qu’est-ce qui se passe ? Mais dis-moi !
- Non ce n’est pas Lise. Lise va très bien. Enfin aussi bien qu’elle puisse aller, soupira-t-elle. C’est… c’est Anthony.
Anthony, le petit garçon, je l’avais oublié celui-là.
- On l’a retrouvé la semaine dernière dans le ruisseau derrière la maison. Sa mère n’a pas vu tout de suite qu’il avait disparu, elle était trop saoule.
- Oh mon dieu, murmurais-je. Et Lise va bien ? Comment elle le prend ?
- Il ne s’agit pas de Lise, répéta Eleanore. Il y a eu des analyses sur le corps.
- Des analyses ?
- Ton père a violé cet enfant. Il l’a probablement tué aussi.
Sa voix s’était cassée sur les derniers mots. Nous écourtâmes la conversation. Un relent acide remonta sur ma langue. Le dégoût que m’avait toujours inspiré mon père n’était jamais arrivé au point qu’il franchit à cet instant. Je ne regrettai pas de ne pas m’être rendue à son enterrement. J’étais emplie d’un sentiment de honte d’avoir un pareil géniteur, je m’en voulais d’avoir son sang dans les veines, et si j’avais pu m’en vider, je l’aurais fait sur-le-champ.

Eleanore vendit la maison, et d’après ce que j’ai pu entendre envoya Lise dans un institut pour enfants autistes. A ce jour je ne l’ai jamais revue. Je pense à elle de temps en temps, à ma petite sœur, à sa souris, à ce qu’elle a pu voir en cet après-midi d’été, mon père, le pantalon sur les chevilles, violant son seul ami, à son geste désespéré de vengeance, son sacrifice, ses appels à l’aide. Je n’y pense pas trop longtemps, pour ne pas trop me sentir coupable.