L'Autre - Sarah

Le 30/07/2004
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par Aka
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Rubriques / L'Autre
A partir d'un scénario de teen movie stupidique, Aka lance une série de portraits psychologiques intéressants. Dans chaque article, un protagoniste relatera la même histoire de son point de vue à lui. Le pivot de la rubrique est une séance de spiritisme entre ados, et le premier temoignage, celui du maître de séance est nécessairement assez carré et assez distancié, puisqu'il servira en quelque sorte de référence pour la suite. Du coup l’action prend un peu trop le pas sur l'étude de personnalité, ce qui est dommage mais obligatoire.
Sarah avait toujours été une sorte de leader. Elle aimait se faire remarquer sans être exubérante, rentrer dans un endroit et que tous les habitués la saluent d’un signe de tête. Elle essayait de cultiver un minimum d’originalité tout en étant assez conventionnelle pour plaire à un maximum de personnes.
Son originalité à elle justement, c’était les cartes. Elle était connue dans tout le lycée comme « celle qui savait tirer les tarots ». Rien dans son apparence ne laissait présager de son attirance pour le paranormal et les nouveaux arrivants étaient souvent surpris de la voir sortir un jeu de son sac. Ca tombait bien : elle aimait ça, surprendre. Son entourage était habitué et ses activités ne gênaient personne. Au contraire, la curiosité les poussait plutôt à aller la consulter. Mais Sarah savait quelles étaient les limites et elle ne consacrait donc à cette occupation qu’une infime partie de sa vie. On pouvait dire qu’elle était loin d’être obnubilée. Pourtant, ceux qui la connaissaient un peu mieux savait que la pratique de son « art » ne s’arrêtait pas là : elle se disait aussi maître de séance. Mais de cela, elle ne parlait que très peu. Elle se contentait donc de prédire l’avenir aux habitués du café de son lycée pour tuer les heures qu’ils y passaient.

A force de rencontres dans ce lieu clos, son cercle social s’agrandissait. Elle y fit notamment la connaissance deux filles, Emma et Claire, qui avaient la particularité d’avoir les mêmes passe-temps qu’elle. Sarah n’était désormais plus la seule fille du groupe et surtout, plus la seule voyante. Ca ne la dérangeait effectivement pas du moment qu’elle restait la meilleure. Et surtout qu’elle soit reconnue comme telle.
Les mois passèrent : la concurrence était rude mais les affinités s’accentuaient. Sarah décida donc d’emmener son petit groupe une semaine en vacances dans la maison de campagne de sa grand-mère.

« A quel moment, putain il faut que je sache à quel moment ça a cloché ». Emma, Claire, Fred, Thomas, Bastien, Yoann, son regard ne cessait d’aller des uns aux autres.
Ca faisait déjà quelques jours qu’ils faisaient tous plus ou moins allusion à ce sujet. Certains y allaient de leur petite anecdote un peu étrange, les autres écoutaient un peu inquiets. Quand il fut ouvertement question de faire une séance, Yoann fut complètement récalcitrant. Emma, pas rassurée, le suivait en ce sens. Mais Sarah avait le charisme suffisant, et l’effet de groupe aidant, les choses se passèrent comme il fallait s’y attendre.

Il était 15 heures. Ils n’avaient pas encore dormi et avaient beaucoup bu. C’était au tour de Bastien de faire part de ses anecdotes. Bastien venait de la Réunion. Il expliquait que là bas, la magie avait beaucoup d’importance. Les séances de spiritisme n’en étaient pas vraiment, tout marchait par possession. Sarah se laissait bercer par le son de sa voix et ses histoires à dormir debout « …et là le mec il peut faire des trucs de dingue comme se prendre des positions impossibles normalement … Oui, oui même si il ne connaît pas la langue… évidemment que je suis témoin, j’ai vécu des années là bas… marche à tous les coups, jamais d’échec… non vous êtes des novices c’est trop dangereux… »
Ca l’avait réveillée d’un coup. « Eux ce sont des novices, pas moi ». Si on lui assurait que son truc marchait vraiment à tous les coups, elle voulait bien diriger. Elle en prenait la responsabilité. Après tout, elle était maître de séance, c’est pas un peu de magie noire à laquelle, qui plus est, elle ne croyait pas une seconde, qui allait lui faire peur. Elle avait son sourire de défi aux lèvres. « Laissez moi dormir quelques heures, et je vous le fais ce soir votre truc ». Sur ce elle se leva pour monter dans la chambre sans prêter la moindre attention à la liste de recommandations que Bastien entamait. C’est peut-être là que ça avait merdé d’ailleurs : on ne se donne pas des allures de meneur, on l’est ou non.

Elle essayait de dormir mais elle se focalisait sur les voix qui venaient du salon. Il fallait assurer ce soir, certains n’avaient jamais fait de séance. Certains avaient peur. Certains étaient sceptiques. Certains y croyaient aussi. Il fallait qu’elle se rassure : le cadre était propice, c’est ici qu’elle avait appris tout ce qu’elle savait à propos de son « don ». Et puis ça faisait presque une semaine qu’ils se mettaient tous en condition. Elle en était sure : même si ça ne marchait pas au sens où elle l’entendait, ils prendraient quand même de bonnes doses d’adrénaline.
Quand ils vinrent la chercher en début de soirée, elle n’avait pas encore dormi.

Et maintenant ils sont là, tous les sept autours de cette table. Le silence est pesant et les ombres que dessine la lumière de la bougie alourdissent encore l’atmosphère. Ca fait seulement quelques minutes que la séance a débuté et il semble à Sarah qu’il s’est passé déjà beaucoup trop de choses. Elle a une sensation diffuse, là, au fond de ses tripes et elle ne sait pas si c’est la peur ou l’excitation. Peut-être les deux. Tous ces sens sont en éveil, elle essaye de tout percevoir. Elle sent leur peur, s’en nourrit. Elle est fière : c’est elle qui fait ça, c’est elle qui dirige ça. Ils ne peuvent se raccrocher qu’à elle. Elle a le contrôle.
Les yeux clos, l’esprit à la dérive, elle se laisse surprendre par plusieurs coups sourds venant de l’étage. Certains sursautent, quelqu’un crie (Emma sûrement). Sarah a seulement senti son cœur battre une fois de trop et un mal diffus prendre place au fond de son crâne. L’adrénaline. L’adrénaline pure. Son sourire revient. Toujours les yeux fermés, elle les sent sans les toucher, elle les palpe tous. C’est le moment.
« Ils sont là. Vous les sentez aussi n’est ce pas ? » Sa voix a résonné bizarrement. Un son rauque dans une pièce depuis trop longtemps silencieuse, un son un peu cassé filtrant difficilement au milieu de l’atmosphère pesante.
Tout le monde acquiesce : ils ont tous entendu.

Elle connaît son « boulot » par cœur : elle doit maintenant faire fondre les derniers doutes des personnes qui l’entourent, et pour ça, elle a un truc imparable.
« Mettez vos mains paumes faces à la table sans la toucher… Vous sentez le courant d’air froid ? Il tourne plus au moins vite au-dessus de la table… » Ils le sentent effectivement. Yoann émet un « oh merde » étranglé. Si elle a réussi à impressionner Yoann, c’est qu’elle les tient tous. Elle n’a jamais compris ce « coup » du courant d’air, mais elle sait que ce phénomène se produit à chacune de ses séances. Elle se dit que c’est probablement à cause de la chaleur que le cercle d’humains bouffés par l’adrénaline dégage. Ou bien c’est autre chose. Non décidément, elle n’arrivera jamais à trancher.

Pourtant il lui semble quand même qu’aujourd’hui c’est différent. Elle a peur. Pas une terreur sourde comme celle que les autres ont l’air de ressentir, mais un truc là diffus. Elle a l’impression qu’elle va en voir plus qu’elle n’a jamais vu et elle a beau dire ce qu’elle veut, elle ne sait pas ce qu’elle doit faire au cas où…
Des pas. Pas de doute possible, ce sont bien des bruits de pas qui viennent de l’étage. Elle a entendu ce bruit des dizaines de fois. Elle se surprend à faire le compte intérieurement des personnes qui sont autours de la table. Ils sont tous là. Emma gémit doucement, une longue plainte diffuse qui ne semble pas vouloir s’arrêter. Yoann a la lèvre inférieure qui tremble. Ils ont tous les yeux fermé : elle ne leur a pas encore dit de les ouvrir.
Elle jette un coup d’œil vers la porte qui mène à l’étage. C’est une porte vitrée, on peut voir à travers le petit bout de couloir ainsi que l’escalier en bois. Les ombres que dégage la bougies dansent derrière pour la narguer. Sarah retient son souffle, se concentre sur tous les bruits. Plus rien.
« C’est ta baraque, putain elle a au moins deux cents ans ! Elle craque de partout » Apparemment, Yoann ne tient pas à ce que le silence se prolonge.
« Non c’est pas la baraque ». Fred est face à elle. Il a parlé d’une voix posée, mais son visage dégouline de larmes. Fred a souvent accompagné Sarah dans ses séances et une chose est sure : si les esprits existent vraiment, c’est un véritable radar pour les sentir. Par la force des choses, il est devenu une sorte d’assistant pour elle.
« Il y a quelque chose de vraiment bizarre Sarah, je le sens, et tu le sais ».
« Il n’y a rien du tout, tu te chies dessus de trouille c’est tout ! » Il y a quelque chose d’hystérique dans la vois d’Emma. Sarah est en train de perdre le contrôle et elle le sait : « Putain mais est-ce que quelqu’un vous a autorisé à ouvrir les yeux et surtout vos… »
Distinctement, ils ont entendu distinctement les pas de quelqu’un descendant l’escalier. Pas d’autre possibilité : le bruit que font des chaussures sur les vieux escaliers en bois est bien trop distinctif.
Encore une fois Sarah retient son souffle. Elle est la seule à pouvoir observer les escaliers d’où elle est. Ils sont fait uniquement de planches, si quelqu’un descend, elle ne peut pas le louper. Trois pas, au prochain, elle saura. Un pas. Rien. Elle ferme les yeux par réflexe, puis les rouvre aussitôt.
« N’ouvrez surtout pas les yeux ». Elle a bien articulé chaque mot.
« Pourquoi ? Qu’est ce qui a ? Pourquoi ? Qu’est ce qui a ? Pourquoi ? Qu’est ce qui a ? » Emma ne semble plus pouvoir s’arrêter.
« Ta gueule ».
Sarah ne sait même pas qui a dit ça. Elle est trop occupée a regarder ce qu’elle a devant elle. C’est les bougies putain, l’ombre des bougies. Ca ne peut être que les bougies, t’emballe pas c’est les bougies.
« Sarah dis ce que tu vois »
« C’est rien Fred, c’est l’ombre des bougies »
« Mon cul l’ombre des bougies, je le sens c’est juste derrière moi »
Fred tourne le dos à la porte. Si c’est là, c’est bien effectivement juste derrière lui.
« Ok. Une espèce d’ombre verte foncée, juste derrière toi. Mais j’ai la gueule dans la lumière de la bougie putain. Bon, vous allez ouvrir les yeux lentement, et vous allez me dire si vous voyez quelque chose. Fred, toi, tu ne te retournes pas ».
Ils ouvrent tous les yeux et regardent dans la même direction. Silence. Personne ne dit rien.
« Vous le voyez alors ou pas ? »
Emma et Claire acquiescent. Yoann gémit. Bastien se tait. C’est Thomas qui rompt le silence d’un ton imperturbable : « Moi, je ne vois strictement rien ».
Comme pour lui donner tort, un craquement rompt le silence. C’est juste derrière Sarah. Elle connaît ce bruit. Elle l’a entendu des dizaines de fois. Quand sa grand-mère fait sa sieste…
« C’est la chaise longue, celle qui est juste derrière moi ».
Le grincement des ressorts, presque imperceptible, se fait entendre à nouveau. Claire est prise d’un fou rire nerveux.
Sarah dévisage Bastien : « Bon, je pense que la séance est suffisamment avancée pour que tu prennes le relais, je te fais confiance ».

Bastien s’empresse alors de rappeler ses propres règles. Il insiste bien sur le fait que n’importe lequel d’entre eux peut se retrouver posséder et qu’il est donc encore temps d’arrêter. Mais ils savent tous bien évidemment qu’il est déjà trop tard.
Sarah ferme les yeux et baisse la tête. Elle se laisse bercer par l’accent créole de Bastien. Maintenant deux nuits qu’elle n’a pas dormi et cette voix l’apaise. C’est la main d’Emma qu’elle tient dans sa main gauche, à droite, celle de Thomas. Mais elles lui semblent de plus en plus loin ces mains et ces voix. La pièce elle-même s’efface. La lumière des bougies s’éloigne à travers ses paupières closes. Elle doit s’endormir. A moins que. A moins que ça soit elle. Choisie par des esprits vaudous comme enveloppe corporelle. Une terreur sourde la saisit. Elle a une peur panique de ne plus pouvoir contrôler son corps. Peut-être est-elle en train de se contorsionner dans la pièce, chantant d’une voix aigue dans une langue qu’elle ne comprend même pas. L’air lui manque.

Un cri.

A sa gauche, Emma et Yoann la dévisage. A sa droite, Claire pousse des grognements. Sarah ne peut s’empêcher de rire comme quasiment tous les autres autours de la table tellement ça a l’air faux. Jusqu’au moment où Claire baisse suffisamment la tête pour frôler la bougie. Elle hurle, elle pleure : « C’est noir, pitié aidez-moi. C’est tout noir ici ».
C’est pas une blague. Elle délire sans aucun doute, mais c’est pas une blague. Sarah reprend le contrôle, vindicative, elle donne des ordres : « Ne rompez pas le cercle, taisez-vous ». Puis se tournant vers Claire, elle ne cesse de lui parler : « Regarde la lumière Claire. Sors toi de l’ombre. Visualise la bougie dans ta tête et rapproche toi d’elle. Ecoute ma voix et rapproche toi. Pense à ton frère, il faut que tu reviennes ». Tout ça dure bien cinq bonnes minutes, puis dans une respiration de noyé sortant de l’eau, Claire relève la tête et éclate en sanglots.
Sarah marmonne quelques mots en latin puis enchaîne : « J’ai clôturé la séance. Allongez la sur le canapé, et allez chercher une couverture et de l’eau ». Claire semble choquer, son pouls bat très vite. Derrière elle, Yoann éclate : « Putain mais qu’est ce que c’est que cette merde ! » Sarah suit son regard. Les murs suintent, il doit y avoir un bon centimètre d’eau par terre. Même Thomas a l’air choqué, puis récupérant ses esprits il déclare : « C’est la condensation, ça fait des heures qu’on est tous enfermé dans cette pièce alors qu’il gèle dehors ».
Yoann s’emporte : « T’as des explications à tout toi connard. Tu m’expliques alors ce qui est arrivé à Sarah tout à l’heure hein ! »
« Quoi, qu’est ce que j’ai eu tout à l’heure ? »
C’est Emma qui lui répond : « Ta main. On était deux pour te tenir la main gauche. Tu la pliais dans le mauvais sens, on a cru que tu allais te la casser. J’avais beau répéter ton prénom, tu ne m’as jamais répondue ».

Il est presque 4h00. Elle n’a rien à répondre. Elle est épuisée. Elle ne sait plus le vrai du faux. Elle ne sait plus lequel à menti ou non. Elle ne sait même pas si elle s’est menti à elle-même.
Elle se méfie de chacun d’eux.
Des souvenirs lui remontent de son enfance. Elle a la même sensation que si elle avait joué à la poupée pendant des heures : à force de feindre les histoires qu’elle imaginait, elle y croyait.
Bastien rompt le silence : « Jurez de ne jamais parlé de ce soir à qui que ce soit, et évitons même d’en parler entre nous ».
Est-ce que Claire les a bluffés ? Est-ce qu’elle y a cru suffisamment pour se mettre dans cet état ? Est-ce qu’elle a vraiment… Non ça Sarah ne l’envisage même pas. Et elle, que lui était-il arrivé pendant ces instants où elle s’était sentie si loin…
La voix de Fred interrompt son monologue intérieur : « Putain ça c’était de la montée d’adrénaline ! Bon il y a quelqu’un qui va chercher la vodka pendant que je roule un pèt’ ? ».