Le mauvais grain

Le 06/08/2004
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par Dourak Smerdiakov
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Dourak avait la flemme d'achever son histoire, alors il a laissé en l'état et ajouté une conclusion assez pourrie et qui colle pas trop au texte. C'est con, parce que l'ensemble du texte lance une intrigue excellente, mystique et sombre, on dirait un classique de la littérature fantastique. En plus c'est super bien écrit. Vraiment trop dommage que ça s'arrête en plein milieu quoi.
    A l’abord des forêts d’Ardonne, en surplomb du val de Marsoupe, l’abbaye du même nom, vouée au patronage autrefois éponyme de Saint-Michel, étale en d’arachnéennes ramifications ses murs plus que millénaires. Les tentacules de pierres se déploient dans un paysage déchiré, livrent leur titanesque combat à une végétation dyonisiaque, refluent souvent, contre-attaquent parfois, et ne renoncent jamais, puisqu’il est écrit que la lumière a vaincu le prince de ce monde. Ainsi oubliée aux avant-postes d’une guerre elle-même ignorée par l’époque, l’abbaye se maintient debout, et ne plie ni ne rompt. Ici, pas d’industrie brassicole, pas de tourisme lucratif, mais la porte ouverte aux pèlerins, et un refuge confraternel dans l’Esprit pour bien des âmes en déroute.
    De tout temps, on a dû s’y sentir hors du temps. Cependant, dans les plus poussiéreuses profondeurs de la bibliothèque, des manuscrits mi-latins, mi-tudesques, témoignent d’une splendeur passée, de legs royaux et d’impériales reconnaissances. Et bien que le crime palimpseste n’ait guère épargné les habitants de ces lieux, il n’est pas difficile à l’historien égaré là de mettre à jour un passé largement antérieur aux Carolingiens. Hélas, l’historien s’égare peu, et l’Histoire se perd. C’est en outre cette même bibliothèque qui justifie ma présence profane et récurrente dans l’abbaye, pour d’obscures raisons qu’il ne serait guère édifiant d’exposer ici.
    Entre les murs de l’abbaye, beaucoup d’idées reçues se dissolvent, des lois supposées naturelles semblent comme se suspendre. De troublants vertiges y saisissent des hommes en pleine forme. Le regard s’y modifie. L’ouïe s’affûte, comme perpétuellement aux aguets.
    Les aboiements du Gardien : bien qu’aujourd’hui ils me poursuivent presque continuellement en certains lieux de l’abbaye, je ne les remarquai pas durant des semaines, ignorant tout simplement la présence de l’animal. Puis ce fut d’abord un imperceptible tapage nocturne, que j’imputai à quelque lointain chien de ferme. Lorsqu’ils se firent plus insistants, s’immisçant parfois dans mes rêves de fin de nuit, j’interrogeai quelques frères et ne reçus que de vagues réponses. C’est le Gardien. Il est attaché. Vous ne risquez rien. Ne descendez pas seul dans les soubassements.

    Aux fils des mois, mes recherches dans la bibliothèque me familiarisant davantage avec l’histoire des lieux et la vie de leurs habitants, je créai des liens de confiance et d’amitié avec les moines. Un beau jour, il fut accordé une réponse favorable à ma demande maintes fois réitérée de visiter les cryptes et les parties souterraines de l’abbaye. L’abbé Gavroy commit à cette tâche le frère Gui, homme disert et érudit mais non bavard.
    Il y a sous l’abbaye un premier niveau de sous-sol, dont les caves remplissent principalement la fonction de cellier, et au départ desquelles s’élancent de nombreux souterrains. Mais il est connu des archéologues que sous la crypte principale, à la verticale du chœur, se trouve une grotte, crypte naturelle, lieu de culte primitif autour duquel s’érigèrent toutes les constructions ultérieures. En vérité, dans ce relief karstique, c’est tout un vaste réseau de galeries naturelles qui circulent sous le complexe abbatial.
    Les aboiements se déclenchèrent lorsque nous nous dirigeâmes vers l’escalier taillé dans la roche qui mène à cette cavité, devinrent furieux quand j’entrepris d’en descendre les premiers degrés. Je revins sur mes pas, m’arrêtai devant une porte que frère Gui ne s’était pas donné la peine d’ouvrir durant la visite, posai la main sur une poignée rouillée et fis jouer en vain le mécanisme de la serrure. Cadenassée jusqu’à la fin des temps. A l’intérieur, la bête s’était tue, étrangement. Des bruits de chaînes raclant la pierre, un halètement régulier. Un grognement sourd et mauvais, porteur d’un message dont on se devinait aisément le destinataire, non sans inquiétude.
    La porte, consolidées de long en large par des barreaux métalliques, comportait une sorte de judas peu élégant mais de construction robuste. Je levai un bras tremblant pour en soulever l’ouverture. Frère Gui me posa la main sur l’épaule pour retenir mon geste. Je passai outre cet avertissement.
    Et je la vis. La bête énorme, musculeuse ; aux babines, l’écume d’une rage éternelle, à travers laquelle fuse l’éclat menaçant des crocs ; dans les yeux, la fureur inextinguible inhérente à son essence. Loup Fenrir méditant tous les Ragnarok possibles et inimaginables. Et la bête me fixait.
    « Remontons… » murmura frère Gui.

    Il s’avère que les moines l’entendent souvent jusque dans leurs cellules. Ils ont appris à vivre avec ses hurlements diurnes et nocturnes. Il n’a pas de nom. Il en a mille. C’est l’Animal, la Bête, l’Hydre, Gévaudan, le Dragon, Cerbère, Molosse, Baal, Léviathan… Mais, le plus souvent, c’est le Gardien. Pourtant, il n’est visiblement pas là pour protéger l’abbaye des rôdeurs. Qu’est-il donc supposé garder ? Une relique ? Un trésor ? L’abbaye est ancienne, et le pays fertile en légendes. Ce qui est sûr, c’est que l’abbaye n’a pas été construite là par hasard.
    Certains érudits soutiennent que le culte de Saint-Michel remplaça, sur la hauteur qui domine la vallée de Marsoupe et porte aujourd’hui l’abbaye, celui d’un géant Gargan, sorte de Hercule gaulois resté dans le folklore médiéval et ressuscité sous un aspect bonhomme par maître Rabelais. On retrouverait la trace d’une semblable transition au Mont Saint-Michel et au mont Gargano, en Italie. Il faut bien que la dévotion populaire se fixe des repères terrestres, et la confirmation d’un tel glissement n’éclipserait en rien la gloire de l’archange chrétien. Quoiqu’il en soit, quelques moines à l’orthodoxie douteuse, enivrés de cette littérature païenne que l’on dit classique, suivent cette hypothèse pour reconnaître en l’animal du sous-sol le chien Cerbère vaincu et enchaîné par Hercule. Ces malheureux s’imaginent peut-être vivre au-dessus de l’entrée des Enfers et, en effet, de telles idées ne peuvent que les y mener.
    Plus fidèles à leur foi chrétienne et au saint protecteur de l’abbaye, la plupart des frères soutiennent que l’animal serait le Dragon, épargné par la clémence de l’archange mais enchaîné pour la sauvegarde du pays. Enfin, d’autres encore se souviennent que ce n’est là qu’un chien, peut-être mal dressé. Je me range à l’avis de ces derniers, la plupart du temps. Néanmoins, tous s’accordent à se féliciter que la bête soit attachée.
    C’est pourquoi un frisson de terreur parcourut la pieuse assemblée lorsqu’un moine essoufflé déboula dans la nef en plein office, sans plus d’égards pour le mystère de l’eucharistie que pour les gonds du vieux portail gothique, haussant le volume sonore de sa parole profane jusqu’au limite du hurlement : « On a lâché le chien ! ». Et l’émoi qui s’ensuivit dénotait certes un manque d’abandon aux jugements de la Providence.

    Désormais, le destin suit son cours, irréversible pour l’homme sans foi. Dans les fougères des sous-bois de l’Ardonne, aux creux des sentes forestières, dans l’herbe des prés, aux carrefours des chemins, sur l’asphalte et sur le bitume, l’instrument du destin trace sa route, creuse dans l’air un sillon de vorace impatience, comme siffle flèche qui vole, empreint le monde à chaque pas d’une signature digitigrade monstrueusement griffue.
    Course effrénée, qui prestement livre au chasseur sa proie, en un lieu quelconque et certainement dénué d’intérêt. Vaquant à quelque inane occupation, l’homme n’a pas vu venir son destin et lui tourne le dos. Peut-être qu’érotomane, il s’efforce d’enculer des mouches neurasthéniques. J’aime à l’imaginer ainsi, à l’heure où pudiquement cette narration le quitte en face-à-face avec le résultat de ses inconséquences.

    Afin de comprendre cette juste rétribution des cons, il est important de remarquer le caractère libre de la connerie et de ne la point confondre avec la béate innocence ou la sainte simplicité. En quelque sorte, on a le droit d’être con. En effet, l’amour divin n’a pas voulu priver ses créatures d’un terrible et merveilleux libre arbitre, lequel confronte l’homme aux conséquences de ses choix, de ses dénégations comme de ses acquiescements. Ainsi la justice divine est telle que l’homme se juge lui-même, se voue lui-même aux gémonies, se crée lui-même son enfer d’autisme spirituel et se rend lui-même inaccessible à la miséricorde divine. Réduit à l’état d’ombre, il s’élague lui-même des rameaux de vigne et chute en tourbillonnant vers le point final de l’anéantissement. C’est pourquoi le con lui-même doit payer le prix que ça coûte, car hors de la lumière divine se déchaînent les forces du chaos, invoquées par le con avec un rare aplomb, qui ne serait pas sans beauté s’il n’était aussi con.
    Ainsi Nagash, manifestant sa faim de vacuité, appelant sur lui des forces d’anéantissement.