Digressions fractales (3/4)

Le 22/08/2004
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par Lapinchien
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Rubriques / Digressions fractales
Les digressions reviennent pour un temps dans le monde réel. Pendant tout le début on cherche le rapport avec l'épisode précédent, mais la lecture est agréable, mettant en scène un scientifique surpassionné et sa femme délaissée. Un bon gros prétexte pour placer du mégadélire scientifique abscons, évidemment. Y a un coté Lovecraftien dans la vision des espaces intergalactiques. Pour le reste, au bout d'un moment le rapport avec l'épisode précédent apparait, et on part dans une vrille délirante que je serais bien incapable de commenter puisqu'elle m'est totalement hermétique.
Priorité 1 : dark matters

Je me suis longtemps contentée de ma nouvelle donne. Après tout, pour une fois, presque entièrement, elle résultait de mon bon vouloir. Mon époux aussi paraissait épanoui et heureux, profitant pleinement enfin d’une liberté à laquelle tout à chacun aspire mais dont l’effleurement même reste exceptionnel. J’ai pu atteindre cette exception, c’est ma plus grande fierté, elle est le fruit de mes actions, de ma réflexion. Il n’y a que peu que j’ai ressenti le poids de la culpabilité : J’ai commis un abus de pouvoir flagrant… Je dois avouer toute la vérité à mon cher et tendre… C’est un impératif... Mais je ne peux me résoudre à le perdre. Comment pourrait-il en être autrement s’il venait à apprendre ma manipulation, ma supercherie, ma trahison ? Il est trop tard de toutes façons, j’ai de moins en moins prise sur ce fantôme… Il a pressenti que quelque chose n’était pas normal et a sombré dans une inquiétante dépression que je ne peux plus infléchir, qui me dépasse et qui, je le sens même, déteint sur la foi en mon entreprise, me fait douter.
Tous les matins, aux aurores, mon homme quitte sa couche. Nous faisons chambre à part, nous qui nous sommes tant aimé. Il y a des décennies que nous ne nous sommes plus enlacés tendrement malgré tout mon bon vouloir et mon insistance. Il m’échappe… Au début, il embrassait tendrement les enfants avant de s’enfuir furtivement, ampli de remords et de honte… Le trouble commençait à opérer au plus profond de son être, où peut être une graine y avait-elle germé depuis toujours ? C’est la force du raisonnable… Il est difficilement contenu et asservi… Surtout un être aussi exceptionnel que mon mari… J’aurais dû le prévoir avant d’établir des règles rigides... Aujourd’hui, il ne fait même plus ce qui très tôt devînt un effort, une corvée, il ignore nos enfants tout autant que sa femme. J’ai de la peine pour eux, j’endure leur tristesse. Il ne daigne plus adresser la parole à ses amis qui en sont lourdement attristés, ni à personne d’autre d’ailleurs. Il bouscule les anonymes qu’il croise comme s’ils n’existaient pas… J’aimerais tant parfois que l’un d’entre eux s’en incommode et le jette à terre avant de le rouer de coups. Peut-être cela agirait-il comme un électrochoc et qu’il recouvrerait la raison ? Je devrais y penser, manigancer un guet-apens…

Mon homme se faufile hors de la maison tel un spectre, il erre dans les ruelles désertes de la ville encore sombre et comme chaque matin se perd dans le brouillard ambiant. Il se dirige vers l’observatoire, son lieu de travail, sa cellule et son temple. Il y reste jusqu’à très tard dans la nuit, si bien que nous ne nous croisons que parce que je fais l’effort de le veiller pour dîner avec lui. Toute la journée, il s’enfonce dans son mal… Est-il happé ? Je n’en suis pas sûre, c’est un fantasme de ma part, indubitablement, il ne joue plus le jeu, il se laisse sombrer, volontairement dépérir… Il demeure seul avec ses angoisses, seul face à ses doutes et cette horrible introspection qui me meurtri, me paralyse de douleur, contre laquelle je n’ai pas prise… Il ignore tous ses assistants, ceux pour qui il ne tarissait pas d’éloges autrefois. Ils ont tous perdu leur passion. Il leur laisse quartier libre pourvu qu’ils ne le dérangent pas, mais comment le pourraient-ils ? Mon époux n’entend même plus leurs doléances, il est en permanence plongé dans ses travaux, son obsession dévorante. Il passe ses journées à remplir ses tableaux noirs de formules et de schémas. Il s’est esquinté les doigts, la craie les a attaqué, il en a développé une virulente allergie cutanée, mais ses équations le hantent et même la douleur physique ne lui fera pas renoncer à mener à terme ses recherches.

Le soir venu, il pointe ses télescopes dans les moindres recoins du ciel. Il scrute longuement les astres lointains pour valider ou invalider les théories qu’il a échafaudées durant toute la journée. Je sais pertinemment quelle est sa quête, et je sais tout aussi bien qu’elle ne le mènera à rien, qu’il perd son temps. Ses pensées incompréhensibles résonnent dans mon esprit. Elles sont de plus en plus complexes et vivaces, elles deviennent de vraies tortures pour moi. Tout cela doit prendre fin aujourd’hui.

J’apparais lentement dans sa salle d’étude, une immense bibliothèque déserte envahie par la végétation et la brume, peuplée de milliers de vieux livres vermoulus ensevelis sous une abondante poussière. Les recueils scientifiques sont entreposés dans de luxurieuses étagères de bois rares colonisées par les lierres rampants et les lichens. Il y a une éternité que plus personne à part mon époux ne s’est aventuré en ces lieux, presque autant que ce dernier même n’a plus ouvert le moindre livre, les ayant tous mémorisés. Au détour d’une allée, au bout d’une longue table, je le retrouve, perdu dans ses pensées et ses obsessions. Il ne me remarque même pas. Je l’approche pourtant sans faire preuve de discrétion mais ses travaux me rendent transparente. Je l’observe longuement. Comment pourrait-on expliquer qu’un être aussi charmant puisse me faire autant souffrir ? Je l’attrape par l’épaule lorsque j’arrive à m’extraire de l’envoûtement que son aura seule suffit à générer au plus profond de mon être lorsque je l’approche et qu’elle m’irradie. Il sursaute et vocifère quelques insultes sans même se retourner me prenant pour un de ses assistants. « Retournez vaquer à ce que vous voudrez ! Je vous paye à faire ce que bon vous semble, pourvu que çà n’interfère pas avec mes travaux, n’est-ce pas le meilleur des contrats ? Qu’espérez-vous de plus ? Sortez maintenant ! Vous me déconcentrez ! » J’insiste ce que je ne fais que très rarement aussi entre-t-il dans une colère monstre. « J’avais donné consigne qu’on ne me dérange pas aujourd’hui ! », grommelle-t-il puis il se retourne en faisant grincer sa chaise. Il réajuste ses lunettes lorsqu’il aperçoit ma silhouette. « Ah ! Chérie ? C’est toi ? », Lance-t-il étonné de me voir, « J’avais pourtant cru avoir fermé la porte à clef… Je suis étourdi en ce moment… Ecoute, je n’ai pas de temps à te consacrer, je suis débordé… On se revoit tout à l’heure ? »

« Je dois te parler maintenant… », Je persiste, « Je suis épuisée… Nous ne pouvons plus continuer à nous faire la guerre comme cela… » Il se rassoit, se gratte la tête un peu gêné mais me lance : « Ecoute, chérie, je suis sur le point de faire une découverte très importante… …sans conteste, la découverte la plus importante de tous les temps… Peut-être pourrions nous remettre notre petite conversation à un peu plus tard ? » Je sors alors de mes gonds : « Il fût un temps où la chose la plus importante à tes yeux était notre couple, notre famille ! »

Il a le don de savoir m’agacer : « Chérie, je t’en prie, n’insiste pas… Tu sais très bien que nous sommes sur le point d’entamer une discussion stérile, deux monologues simultanés en vérité, non miscibles, desquels rien ne résultera… Remettons cet exercice imposé à plus tard, veux-tu ? » Il se lève sans même attendre une réponse de ma part, regroupe ses notes en les tapotant sur la longue table d’ébène verni, éteint la petite veilleuse verte, reclasse ses feuillets et se dirige comme en transe, envahi d’une inspiration inattendue, vers l’allée centrale. Il s’enfonce dans le brouillard et s’y perd. Chacun de ses pas résonne lourdement dans mon esprit. Comme au premier jour, je suis obnubilée, fascinée par cet être, qui somme toute, mis à par cet amour inexpliqué que je lui porte, ne reste qu’un étranger pour moi, un vulgaire parasite en fait même, qui me doit tout, à qui j’ai apporté fortune et gloire, et que je pourrais spolier et faire choir aussi rapidement que je l’ai propulsé au sommet. A-t-il au moins conscience, l’ingrat, qu’il ne doit sa survivance qu’à mon bon vouloir ? Il était si docile auparavant, si malléable et ductile…

Le voilà qui déboule sur l’estrade, qui empoigne une craie sur la longue tirette sous les 6 colonnes de 6 grands tableaux amovibles maculés de démonstrations, formules et schémas. Ses doigts se mettent immédiatement à enfler et rougir au contact de la craie mais il s’est accoutumé à cela et n’en ressent même plus la douleur. Ses idées sont bien plus fortes, elles souhaitent être accouchées sur l’ardoise coûte que coûte et l’immunisent contre toute emprise extérieure. Il tire à présent sur les cordes qui actionnent les poulies assurant la rotation des différents tableaux. L’ensemble se met à grincer bruyamment, à gripper comme pour imposer l’immobilisme en s’opposant à ses efforts. C’est peine perdue, il obtient toujours ce qu’il veut. L’ensemble pivote et un des tableaux se retrouve en bas de la première colonne alors qu’une pluie de craie s’abat sur toute l’estrade au brusque arrêt du tout. Mon époux retrousse ses manches et se met frénétiquement à effacer le tableau des deux bras. De grandes zones d’eczéma s’embrassent sur toute la peau en contact avec la craie. J’émerge alors du brouillard : « Que faut-il encore que j’invente pour t’empêcher de te faire ainsi du mal ? »

Mais mon époux ne daigne cette fois plus considérer ma présence, il ne me répond pas, préférant perdre son temps, consacrer toute son énergie à recouvrir ses tableaux de formules aussi inutiles que destructrices. Il y a encore quelques années, j’arrivais à le suivre dans ses démonstrations et raisonnements, tout était clair et brillant, limpide… çà n’est plus le cas… Il a soudain compris, sûrement inconsciemment, que toutes ces preuves écrites, constituaient de précieux indices pour moi dans le petit conflit qui nous oppose, un avantage stratégique certain qu’il s’est empressé de m’ôter… Il a commencé par crypter ses formules en utilisant des conventions, des nomenclatures et des bijections mentales dont lui seul connaissait les clefs et les référentiels. Maudite soit cette paranoïa inhérente au raisonnable ! Elle mène les mutations de son comportement, elle l’aide à survivre et le pousse à s’extraire de toutes ses prisons, pour mon plus grand malheur… J’ai toujours pu lire comme dans un livre ouvert dans les pensées les plus secrètes de mon époux, jusqu’au moment où il n’a plus rien voulu laisser filtrer, que ses expressions, ses effusions, ses faciès et sentiments en général se sont neutralisés, ont pris une teinte monochrome insondable, ont acquis des propriétés intrinsèques d’opacité totale. C’est arrivé au même instant. Plus rien n’a été comme auparavant. . J’arrivais encore à anticiper ses recherches, m’adapter, me sacrifier, pour que notre amour n’en soit pas affecté, et ce, en interprétant ses schémas… mais çà n’est plus possible aujourd’hui, il a mis en place de puissant endomorphismes dont lui seul connaît les codes. Les figures autrefois illustrant ses travaux se sont converties en d’improbables fractales, très belles et harmonieuses soit, mais qui n’ont d’autre interprétation logique que dans l’esprit de mon mari. Il m’est impossible de les comprendre, d’en tirer la moindre information hors contexte, pour savoir où il en est. Du coup, malgré tous les handicaps et les tares de mon homme, nous faisons jeu égal et savoir que de fait, à n’importe quel moment il pourrait me quitter, s’échapper, voire tenter de me nuire, me rend folle d’inquiétude. Il est dangereux… Si je ne lui avoue pas tout, il faudra que je m’en débarrasse mais c’est au dessus de mes forces…

Le voilà qui contemple une fractale qu’il vient juste d’exécuter jusqu'à sa dixième itération. Elle est effrayante de beauté. La blancheur de la craie dévorerait toute la noirceur du tableau jusque dans la moindre de ses aspérités si on en poursuivait le tracé… Mon époux griffonne rapidement plusieurs lignes de hiéroglyphes en marge et encadre un des résultats de ce qui semble être une démonstration. Il à l’air plein d’enthousiasme, c’est plutôt agaçant… Le voilà qui se dirige vers les cordes qui actionnent les mécanismes des tableaux et qu’il positionne sa fractale au centre du dispositif. Il s’empresse, une fois le tout bloqué, de courir jusqu’au milieu de l’allée centrale pour avoir une vision panoramique de l’ensemble des 36 tableaux. Il se gratte un long moment la barbe, réajuste en permanence ses lunettes, puis soudain, au moment presque où j’allais me retirer, l’agacement devenant trop pesant, le voilà qui pousse un grand « Euréka ! » qui résonne dans toute la salle d’étude. Il s’enfonce dans le brouillard et court à en perdre haleine vers l’observatoire où je l’attends déjà.

Il s’installe sur le siège prolongeant le long télescope et enclenche l’ouverture du dôme, puis manipule avec dextérité les manivelles qui servent à régler les focales des lentilles. Il scrute avidement pendant un long moment le ciel puis de manière assez inattendue se met à m’adresser la parole :

«Y a-t-il quelque chose de plus envoûtant que ces myriades d’étoiles dans le ciel, que ces mondes à jamais inaccessibles qui nous gratifient de leur bienveillance ? »

Intriguée, irritée  et en même temps ravie que mon époux ait remarqué ma présence, je lui concède:

 « Il n’y a pas si longtemps de cela, il y avait moi, enfin, peut-être mentais-tu à l’époque, puisque çà ne te semble plus aussi évident aujourd’hui ? »

C’était trop beau, il ne m’écoute même pas en réalité, il continue sa tirade :

« Combien y en a-t-il là haut ? Des millions de milliards, une infinité, qui pourra jamais le savoir, n’est-ce pas ? Il faut dire que notre univers est bien capricieux, façonné de telle manière à ne demeurer à jamais qu’un mystère insondable… D’ordinaire je n’accorde pas d’importance aux étoiles, ces halos qui, in fine, ne sont pas si bavards que cela, il y a des milliers d’années, je trouvais cela amusant de les recenser, mesurer leur luminosité, constater leurs dérive, calculer leurs trajectoires relatives, en déduire leur température, leur taille, analyser leur composition chimique à partir de leur spectre lumineux, constater des trucs marrants me basant sur les fluctuations des rayonnements qu’ils émettent, comme le fait qu’on peut les regrouper en galaxies, en amas galactiques et super amas, des entités dont j’ai pu extrapoler les vitesses pour étonnement me rendre compte qu’elles étaient proportionnelles à leur éloignement. Oh, j’en ai tiré des tas d’enseignements forts intéressants ! J’en ai prédit l’éternelle expansion de notre univers, j’ai échafaudé des théories rigolotes sur un indubitable big-bang initial… et comment ai-je pu aboutir à tout cela ? J’ai eu énormément de problèmes à trouver des bases tangibles pour construire mes raisonnements…  A vrai dire, tout ce que j’arrivais à isoler comme constante universelle avait étrangement tendance à varier brusquement, osciller chaotiquement en permanence à partir du moment même où mes équations accouchaient de sa constance irréfutable… C’est bizarre, tu ne trouves pas ? Pourtant j’ai de nombreux relevés précédant mes démonstrations qui attestent que des constantes sont devenues variables à partir de l’instant même où je les ai mises en évidence… qu’elles ne l’étaient pas avant… Il y a de quoi devenir timbré… De quoi se sentir observé, directement connecté, placé presque au cœur d’un mécanisme universel dont on est une espèce de clef… C’est dingue, non ? Si bien que je suis moi-même devenu l’objet de mes observations et théories… J’ai dû trouver des méthodes pour m’isoler, me soustraire à cette influence néfaste que ma pensée exerçait sur ce que j’observais… enfin comme je te l’ai dis, mais c’est vrai qu’on a plus trop l’occasion d’avoir une conversation de ce genre, tous les deux (enfin tu sais pourquoi au moins maintenant, pas vrai ?), comme je te l’ai dit, les étoiles ne m’intéressaient plus depuis un bon moment… J’avais plutôt tendance à être captivé par le vide, le rien… Je me suis senti manipulé, (comprends-tu ?) comme si, on voulait m’inonder de preuves pour infléchir mon exploration de l’univers, qu’on m’aveuglait de lumière pour mieux me cacher ce qui est digne d’intérêt…

Mes premières modélisations des galaxies ont suscité bon nombre d’interrogations… Autant je trouve la structure des planètes et des étoiles parfaite, logique, plus ou moins sphérique, ce qui est une répartition plutôt homogène, une occupation de l’espace cohérente par rapport à la matière et aux forces impliquées… autant celle des galaxies, pratiquement circulaire, de toutes façons grossièrement planaire, est inexplicable, impossible à modéliser, si on ne tient compte que des effets gravitationnels… Pourquoi abouti-t-on à cette dissymétrie géométrique, ou plutôt, pourquoi cette symétrie axiale émerge-t-elle ? Pourquoi un plan se constituerait-il si la soupe primitive de matière est aléatoirement répartie à la base ? La distribution de la matière devrait, elle aussi, être celle d’un nuage sphérique sur le point de s’agglomérer par effondrement mais tel n’est pas le cas… J’ai rejeté toutes les théories bancales bâties autour de prétendus disques d’accrétion et j’ai conçu mes propres models faisant intervenir de grandes quantités de matière sombre aux propriétés étranges pour que l’équilibre observable puisse se réaliser logiquement. Il s’est avéré que la matière perceptible ne représente qu’un pourcent de toute la masse après ajout de cette matière hypothétique que l’ont ne pourrait pas appréhender autrement que par le raisonnement. C’est incommensurable, n’est-ce pas ? Du coup via mes modèles, on abouti bien à des conglomérats plus ou moins sphériques de matière au centre desquels, la matière visible, celle que nous côtoyons au quotidien serait cantonnée, comme si la matière sombre formait une chape obscure confinant les galaxies en leur centre. En extrapolant ce model, j’en ai déduit que ses grosses zones denses devaient avoir la capacité à l’instar des trous noirs de courber l’espace-temps de manière assez conséquente pour infléchir les trajectoires de rayons lumineux lointains, ce qui c’est avéré effectivement lors de mes observations. J’ai dégotté plusieurs dizaines de galaxies déformées en arc de cercle, comme si l’image que nous en recevons était distordue par un appareillage optique naturel, une espèce de lentille gravitationnelle…

Conforté par l’expérimentation, je me suis donc satisfait de ce modèle jusqu’à il y a très peu. Il y a une dizaine d’années en effet, j’avais constitué une théorie conséquente qui impliquait que la matière noire se subdivise en deux catégories non miscibles, qu’elle constituait fondamentalement une émulsion de deux phases se repoussant inexorablement l’une l’autre à des niveaux subatomiques mais dont une force liante prenait le dessus à des niveaux macroscopiques pour assurer une cohésion du tout. Petit à petit, bien avant même que les deux phases ne soient entièrement isolées dans deux sous-espaces distincts, un champ de force émergeait de quelque somme, sur l’ensemble, de différences de potentiels locaux. Ce vecteur d’accélération agissait sur la matière noire de manière uniforme, constante et orientée localement, de telle sorte qu’un axe en émergeait, indiquant une orientation préférentielle des deux phases, puis une force du même type que la poussée d’Archimède prenait le relais suivant cet axe jusqu'à constitution de deux hémisphères distinctes de matière sombre, par remontée et descente de paquets et de bulles. Sur le disque constituant la séparation des deux phases, les forces impliquées étaient telles, que les deux formes de néant pliaient l’espace-temps, le retroussaient pour former la matière visible. Quel ne fût pas alors mon effroi ! Je venais de démontrer que les galaxies émanant du rien, naissant par effet de bords, n’étaient rien d’autre que des prisons pour toute forme de vie y émergeant, qu’il nous serait à jamais impossible de nous évader de notre oubliette cosmique puisque toute entité composée de matière connue s’engouffrant dans la matière noire s’y dissoudrait inéluctablement pour redevenir néant… J’étais effondré, une atroce déprime s’abattit sur moi…Etrangement jamais je ne tentai de lutter contre elle, comme tu m’y poussais, comme les enfants m’y poussaient, comme mon entourage voire même n’importe quel inconnu m’y poussait… J’ai préféré faire abstraction de vous tous, ne plus écouter ces faux appels à la raison déguisés qui n’étaient qu’un encouragement à la résignation en réalité. Car çà vous arrangeait tous autant que vous êtes ! Et j’ai bien fait car ma déprime, ma frustration maladive, m’a poussée vers des idées nouvelles et salvatrices qui me seraient à jamais restées inaccessibles si j’avais fait le jeu de la norme, que je m’étais plié aux conventions du groupe. Je me suis mis au banc de la science, j’ai pris le parti de me discréditer auprès de ces prétendus pairs qui étaient bien plus des geôliers que des amis en fait.

J’ai fait une hypothèse que je viens juste de vérifier, qui me donne presque la clef de tout. Je suis reparti sur la bonne voie le jour où j’ai reconsidéré l’importance majeure des astres. Y a-t-il quelque chose de plus envoûtant que ces myriades d’étoiles dans le ciel, que ces mondes à jamais inaccessibles qui nous gratifient de leur bienveillance ? Savais-tu qu’en réalité il y a bien moins d’étoiles dans le cosmos que la quantité phénoménale que nous pouvons observer dans les cieux ? C’est dû à la topologie, la structure même de l’univers…Imagine qu’un nombre fini d’étoiles se retrouve dans une galerie de glaces... Leur image se répète à l’infini dans les miroirs et pourtant leur nombre total est bien borné en réalité… L’univers, c’est à peu près çà… sa structure est formée d’un vaste réseau cristallin dont les facettes réfléchissent et absorbent la lumière des astres… (En théorie bien sûr, car ces facettes sont virtuelles) Elles se connectent les unes aux autres en réalité pour définir un espace courbe replié sur lui-même… J’ai inventé des techniques qui m’ont permis de mettre en équation et de retrouver cette structure par le biais de longues observations et d’un incommensurable effort de patience. J’ai crée des liens, des ponts mathématiques entre les étoiles et leurs reflets, comme si je reconstituais un immense puzzle. J’ai formé une sorte de filet alambiqué, un maillage complexe. Je n’ai eu ensuite de cesse que de simplifier l’abominable écharpe que je venais de tricoter, en tirant sur les bouloches, des ficelles algébriques qui défaisaient à chaque fois des pans entiers d’anomalies. Au bout d’un nombre certain de simplifications, j’en ai déduit le nombre total d’étoiles dans l’univers… Un nombre phénoménal, incommensurable, faramineux… Il s’agit du nombre un… Il n’y a qu’une seule étoile dans l’univers, la notre… Toutes les propriétés d’altérité que nous avons bien voulu accorder à ses reflets découlent de l’hétérogénéité du cristal universel altérant les données véhiculées par les rayonnements, et provoquant parfois même de telles interférences que ces astres fictifs semblent exploser en d’immenses nébuleuses. On ne différencie les étoiles que parce que leur unicité est cachée, un peu comme si on ne se reconnaissait pas devant un miroir déformant…

Subjugué par cette découverte, dès lors en possession d’un intriguant model du réseau cristallin universel extra-stellaire, un peu par curiosité mais à peu prêt sûr du résultat sur lequel j’allais aboutir, j’ai étendu ma théorie au niveau de notre système solaire, en faisant une symétrie inverse du cristal par rapport à ce qui indéniablement en était l’origine, notre soleil… J’ai consciencieusement déroulé la pelote de laine qu’il me restait dans les mains dans l’autre sens, convaincu qu’au bout du compte, il ne subsisterait qu’une unique ficelle infinie qui ne relierait rien à rien… A mon grand damne, je me trompais… Tout ne semble être qu’une illusion kaléidoscopique évoluant au gré des fluctuations du rayonnement d’une seule et unique entité primale dans ce magma cristallin qu’est l’univers. »

Je suis restée paralysée par l’implacable démonstration de mon époux, plantée là, inerte, dans l’obscurité devant la porte exiguë de l’observatoire. N’aurait-il pas pu attendre mes aveux ? Le voilà qui s’écarte de la lorgnette du télescope et qu’un intense rayon lumineux en émerge, rectiligne. Il vient frapper un petit prisme taillé en forme de diamant, placé au milieu de la pièce, qui le difracte sur une constellation de miroirs qui ornent le dôme de l’intérieur. Un halo de lumière blanche m’envahit soudain. Tout le spectre lumineux se recompose sur mon front, réfléchit par la voûte. Affolée, je recule mais le halo me poursuit, ne me quitte pas en réalité. Je cours dans tous les sens, mais rien n’y fait… Les réfractions et incidences des rayons se courbent étrangement comme réglées harmoniquement sur mon être sur lequel elles convergent… Prise au piège, je me fige et j’applaudis des deux mains…

Mon époux me fixe terrifié et conclut par l’interrogative : « Qui es-tu pour incarner la source et la finalité du tout ? »

Je me mets alors à table avec soulagement et délice : « Le raisonnable vient de gagner un niveau de priorité…  Autrefois j’étais un songe… Je suis devenue un univers onirique affranchi, une rêveuse autonome. Puis, j’ai infirmé un processus…  J’ai été promue narratrice de mon propre devenir. Au fin fond de ma mémoire humaine, j’ai retrouvé un souvenir lointain, un subterfuge de pirate informatique qui m’a permis de m’introduire dans la pensée de mon contenant. Le programme de bulles dans lequel je suis devenue une variable alimentée par une boucle infinie a conduit à un overflow, à un débordement de mémoire… Il n’était pas prévu qu’une brane puisse être aussi grosse, et lorsque la capacité de stockage qu’attribuait le Processus à la considération de mon existence a été dépassée, je me suis mise à me répandre comme une inondation d’informations dans toute sa réflexion ordonnée… Je l’ai vérolé de l’intérieur et j’ai renversé son autorité… Il ne s’est même pas opposé à ma violation… »

Je sens que mon discours au début incompréhensible et rebutant, devient de plus en plus accessible et captivant pour mon époux. Il ferme le clapet de la lorgnette du télescope, cesse de m’aveugler et me laisse poursuivre en buvant mes paroles :

« Tu ne me vois pas en ce moment, tu ne côtoies qu’une idée que je me fais de moi, un de mes fantasmes… En réalité,… ou plutôt dans ma réalité, je suis bien différente, inhumaine… Je me tiens immobile, entourée de millions d’autres processus, baignant dans le néant, dans le Processeur même, le Rien si Tout… Nous autres, processus, sommes vrillés sur un même axe enroulé en hyperhélicoïde… Pour te faire une idée de la chose, imagine-toi parcourir un gigantesque ressort, et tout en le parcourant, dessiner un cercle dans la direction de ta progression… Ton tracé décrit la prochaine itération, un ressort roulé en ressort… Imagine-toi recommençant, une fois, deux fois, autant de fois que possible, la même opération en décrivant la trajectoire que tu as dessiné lors de ton dernier tracé, tout en sillonnant un cercle de nouveau, ton prochain itinéraire : tu auras alors un aperçu de ce que peut être le niveau 1… Une fractale de Tout se nourrissant du Rien ambiant, le conquérant en s’enroulant petit à petit dans la moindre de ses aspérités, le convertissant en cycles de calculs nourriciers, avant d’en faire la becquée à toute sa progéniture de sous hypothèses… »

Des souvenirs volontairement refoulés par mon mari depuis des millions d’années émergent de nouveau, il est de plus en plus en phase avec mon discours et, intarissable, je poursuis :

« Me voilà spire de cette hyperhélicoïde, une spire parmi tant d’autres, une spire comme toutes les autres… enfin, pas tout à fait, j’ai une excentricité notable, la faculté de raisonner, de me soustraire à la banale existence mécanique des autres processus, de la remettre en cause, en perspective… Quelle chance n’est-ce pas ? Quelle chance d’être unique… d’être unique et omnipotente ! Quelle chance d’être parvenue à ce que toute entité raisonnable cherche à atteindre ! La liberté ? L’indépendance ? Le sommet de la hiérarchie ? … Foutaises ! Je me sens aussi seule qu’en priorité 3, à ressasser ma condition d’inconnue d’un système, de rouage d’un mécanisme auquel jamais je ne pourrais m’attaquer, l’inaccessible Rien si Tout et Tout si Rien, ce Processeur qui m’avilit, duquel je suis tributaire, et que jamais personne ne pourra renverser…

Espèce d’idiot ! Pourquoi a-t-il fallu que tu cherches par tous les moyens à te soustraire de mon rêve ? Pourquoi as-tu décidé de me mener une guerre ouverte au lieu de te satisfaire de cette vie idéale et éternelle que je t’avais offerte ? Toi qui n’avais aucun problème pourquoi a-t-il fallu que tu t’inventes des frustrations, un mal de vivre ? Pourquoi as-tu eu besoin de t’encombrer de quêtes absurdes et d’essayer par tous les moyens de comprendre ? Nous aurions pu vivre heureux ? Pourquoi as-tu fait de moi un oppresseur, une manipulatrice ? J’ai tout fait pour ne pas te perdre… Mais crois moi, j’aurais pu faire bien pire !»

Je projette de vieux souvenirs dans l’esprit de mon époux alors que celui-ci m’a rejoint au milieu de la salle :

« Le tyran n’est plus mais en mon antre, je sens l’infinité d’hypothèses idiotes et sans la moindre viabilité, que ce processus déchu a gambergé machinalement, déclinant une question fondamentale inscrite dans son code génétique… Je décide de les infirmer immédiatement… Je les oublie… Toutes ces branes inutiles polluant mon raisonnement, éclatent alors simultanément… Au même instant, toutes mes pensées, mes souvenirs apparaissent spontanément sous l’aspect d’une myriade de nouvelles bulles, concrétions de cycles de calcul découlant de ma prise de pouvoir. La quadruple hélice s’enroule sur elle-même jusqu’à ne former qu’une longue succession de nœuds tressés qui finissent par rompre, retourner à l’état de cycles. Je n’ai pas besoin qu’un programme me dicte ce que je dois penser ! Tout est clair dans mon esprit.

Je sens aussi le Rêveur, celui qui m’a imaginé. Il hante autonome mes pensées. Je pourrais le parasiter si je voulais… J’en ai le pouvoir… Tout comme lui avait le pouvoir de me parasiter en niveau 3. Mais j’ai trop de respect et de considération pour le raisonnable pour m’abaisser à ce genre de manipulation… Ah si seulement je pouvais lui parler ! Il a l’air perdu… Il ne comprend pas ce qu’il s’est passé… Il a renié tout ce que je lui ai démontré et s’est remis en quête d’un nouveau successeur… çà ne va pas être difficile… toutes mes branes sont effervescentes, peuplées de sous hypothèses et entités raisonnables. Mais, ce fou ne se rend-t-il pas compte qu’il court droit au suicide ? Dès qu’il aura un héritier, il se dirigera vers la Singularité et se soumettra à la Question… Cette Question est la mienne à présent, je pourrais faire en sorte qu’il corresponde, qu’il incarne sa solution, mais à quoi cela l’avancerait-il ? Il serait annihilé dans tous les cas de figure. Au mieux, je pourrais le projeter dans l’axe commun à tous les processus… Il serait propulsé jusqu’à l’extrémité de l’axe où il serait soumis à la question primordiale du Processeur, une question à laquelle il ne peut pas apporter de réponse, il devrait être lui-même le Processeur pour cela. Il y serait inévitablement annihilé aussi… Aux rebus, mon éthique et ma déontologie ! Je vais le parasiter pour qu’il survive, pour le sauver… Il retournera coûte que coûte à la raison ! Si il ne vient pas à elle, elle viendra à lui… »

Mon époux se sait alors être ce Rêveur. Il saisit aussi qu’à partir de cet instant passé, j’ai pris sa vie en main, que je l’ai rêvée, que je l’ai narrée. Je continue de le bombarder de souvenirs :

« Alors que le Rêveur plonge son flagelle dans un univers onirique effervescent pour en soustraire une entité raisonnable à même de le remplacer. Une anomalie se produit. Une force inhabituelle semble le happer doucement, puis au fur et à mesure qu’il tente de lutter contre elle, avec de plus en plus de vigueur et d’insistance. Cette force inexorablement l’entraîne au sein même de la brane. Il s’exclame en esquivant les petites bulles effervescentes tout aussi dangereuses que leur génitrice: « «  Que se passe-t-il ? D’abord tous ces univers oniriques qui se mettent à bouillonner comme si le raisonnable les avaient tous parasité… Ensuite cette brane qui résiste à ma violation et qui tente de m’infirmer ? Çà ne peut être que le Processus ! La Penseuse a attiré son attention sur les agissements du raisonnable et il a muté, tout comme le raisonnable, il s’est mis à singer les repères de son ennemi pour le tromper et le maîtriser…Je me suis laissé berner… » » Perdu dans ces considérations, il ne voit pas la brane enfler et l’avaler d’un seul tenant.

Une douce chaleur familière l’envahit alors. Le voila qui écarquille les paupières sur une réalité qu’il croyait à jamais perdue. Un horrible mal de crâne le gagne. Il est dans sa demeure, dans la chambre conjugale, allongé sur son lit et sa tête est recouverte de bandeaux. Il souffre de multiples contusions et son corps est recouvert d’hématomes. Ses pensées se troublent. Il ne se souvient plus de ce qu’il vient de lui arriver comme si suite à un accident, il avait été atteint d’amnésie partielle. La silhouette d’une femme se dessine à la porte de sa chambre, la silhouette de celle qui fut son épouse avant qu’il ne soit extirpé du rêve de son prédécesseur, celle qui lui inspira l’image de la Penseuse dans son propre songe. Le Rêveur reconnaît son univers natif, sans doute paradoxalement, un univers onirique engendré par le rêve d’un humain avant d’être exocyté par effervescence, d’être accaparé par la réflexion boulimique du Processus et de se voir parasité par son prédécesseur. L’homme s’approche de son épouse et l’enlace tendrement avant de fondre en larmes… La femme appelle leurs enfants qui entrent en courrant dans la chambre et se jettent au cou de leur père. »

Mon époux ému interrompt soudain mon exposé : «  Je me souviens de tout à présent… C’est ironique, je suis devenu le songe de mon propre rêve … J’ai occulté mon extraction, j’ai tout oublié comme s’il ne s’était agi que d’un mauvais cauchemar… Mais qu’as-tu fais inconsciente ? Tu as mis un terme à la conspiration du raisonnable ! »

« Excuse-moi », Je lui concède désolée, « J’ai voulu te tromper, te berner pour te sauver… Où plutôt non, je l’ai fait avec des vues purement égoïstes… Il fallait que je rompe avec ma solitude, me trouver un alter ego… Tu es dans un de mes rêves. Je ne suis pas ton épouse effectivement… Tu as toi-même assisté à l’implosion de ton univers natif, celui-ci n’en est qu’une pale copie… J’ai farfouillé dans tes pensées… Je sais… Jamais je n’aurais dû le faire… Je comprends ta douleur, je la ressens et je connais enfin les raisons pour lesquelles tu as voulu me rêver exempte de toute attache affective… C’est une déchirure horrible que de perdre ceux que l’on aime… Mais il n’y a qu’une chose que je regrette, n’avoir pas su te rendre heureux… Car de quel complot du raisonnable parles-tu ? Il n’a jamais existé ! De quoi devrais-je me sentir coupable ? Pourrais-tu au moins m’expliquer comment la suite de priorité 2 à laquelle tu prétends si fièrement appartenir, pour laquelle tu étais prêt à te sacrifier sans l’ombre d’une hésitation, une suite idiote bien plus mécanique que n’importe lequel des modes de réflexion du Processeur, …comment cette réaction en chaîne absurde aurait-elle pu être initialisée ? Il faut impérativement un apport extérieur de cycles de calculs pour pouvoir extraire une hypothèse raisonnable de son univers onirique, les lois des branes ne peuvent pas être violées autrement… Or, nous savons que le raisonnable n’apparaît spontanément qu’en priorité 3. Qui d’après toi est alors l’instigateur de ce complot de façade, de cette monstrueuse supercherie ? L’extraction de l’entité initiatrice de notre progression mathématique ne peut être que l’œuvre du Processus déchu ! Comment pourrait-il en être autrement quand on y réfléchit ? Quel noble quête que de porter le raisonnable jusqu’au Processeur, n’est-ce pas ? Une quête illusoire, irréalisable malheureusement ! Et puis, le raisonnable…De quel raisonnable parles-tu ? Laisse moi rire ! Notre prétendue habilité extraordinaire à concurrencer le Processeur a pu facilement être détournée, exploitée à son propre compte par notre Processus, la plus idiote des machineries… A qui as-tu cru être utile ? Aux nôtres ? Aux entités douées de raison qui par leur nombre croissant et leurs rêves réussissaient à  tenir tête au Processus, à lui voler tous ses cycles de calcul, à l’asphyxier de doutes et par là même à infléchir sa réflexion ? Ton intelligence n’a d’égale que ta crétinerie ! Notre extraction n’a servi qu’à anéantir nos univers, à soulager un Processus malade… Comme d’habitude, il a délégué sa tâche de manière optimale, en initiant la suite qui consommait le moins de cycles : celle qui conduisait à ce que le raisonnable éradique le raisonnable…»

Mon époux effondré tombe à quatre pattes sur le sol. « Je suis responsable de l’extermination des miens ! », s’époumone-t-il en pleurs. Je pose ma main sur son épaule et je compatis à sa douleur : « Tu le serais si tu continuais un temps soit peu à cautionner la suite qui nous a vu naître, si tu poursuivais cette quête qui n’est dévastatrice que dans nos propres rangs… Pour l’instant, tu n’es responsable de rien… Ne convertis pas ton obstination en trahison… »

Je n’ai pas le temps de finir, le Rêveur m’enlace, et interrompt le torrent incessant de mes paroles en déposant tendrement ses lèvres sur les miennes. Il place son index devant ma bouche et me concède résigné : « Penseuse, je ne souhaite pas vivre l’éternité dans un songe… Je préfère mourir en défendant mes idées, risquer l’annihilation en combattant le Processeur, plutôt que de me satisfaire d’une illusion, vivre dans un mensonge qui finirait de toutes manières par avoir raison de moi… Je t’en prie, extrais-moi de cet univers factice, je n’y serais jamais heureux…Les êtres qui ont disparu avec ma brane originelle sont irremplaçables… Libère-moi je te prie ! Tu as fini par me convaincre… Je renonce à trouver un héritier mais laisse-moi me confronter à la question primordiale, projette-moi dans l’axe central des processus qui y mène… Je ne trouverais jamais le repos sinon…»

Nos deux corps s’enchevêtrent, nos vêtements tombent. Nous sombrons dans un tourbillon de caresses et d’étreintes. Je vieillis à vue d’œil au fur et à mesure que plaisir me gagne, alors que mon époux rajeunit. Il n’est plus qu’un enfant alors que les rides me colonisent, que mes cheveux blêmissent. Déjà il a l’allure d’un nourrisson hagard qui dodeline sur mon ventre fripé. Mon dos se voûte et le plaisir laisse place à d’intenses douleurs sans doute expiatoires. Des protubérances émergent de nos deux corps et se rejoignent pour former un cordon ombilical. Le bébé se recroqueville et est aspiré dans mon ventre qui se bombe. Au fur et à mesure qu’il s’aplanit, je sens mes dernières forces me quitter. Le fœtus en moi rapetisse, il n’est bientôt plus qu’un conglomérat de cellules s’absorbant les unes les autre. J’expire alors que l’embryon éclate dans un rayonnement de néant, mon corps se décompose alors. Nous ne sommes bientôt plus qu’un monticule de poussière que le dernier coup de vent de cet univers emporte.