Strychnine requiem

Le 29/08/2004
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par nihil
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Un texte sans grande prétention qui se veut sombre et distant, une espèce de conte pour enfants en version obscur et tourmenté. Ca reste une réflexion sur certains de mes thèmes habituels, la marginalité, l'intégration dans le troupeau, l'exclusion. C'est une fable cruelle genre chant de Maldoror. Mais c'est assez décousu et ça manque de finition. L'espèce de douceur dans le sinistre en fait un texte plutôt original dans ma production habituelle.
C’est la triste histoire d’un petit garçon que tout le monde refusait d’approcher. Dans la cour de récréation c’est comme s’il n’existait pas. Ceux vers qui il s’avançait s’écartaient précipitamment. Il avait fini par trouver refuge dans le coin le plus isolé, près du portique rouillé dont on avait décroché les balançoires depuis longtemps. Là il jouait des heures durant avec ses soldats de plomb. Personne ne venait plus le chercher pour aller en classe. Ca ne lui semblait pas anormal, il n’avait jamais rien connu d’autre. On l’accueillait en début d’année, on le présentait à la maîtresse et à ses petits camarades, puis peu à peu on commençait à éviter sa présence, et puis inévitablement à l’oublier. Quand un de ses jouets tombait de ses poches, personne ne le ramassait et il restait à l’endroit de sa chute jusqu’à ce qu’il soit entièrement ensablé.
Cette histoire, c’est mon histoire, et cette vie, c’est la mienne.
Mon enfance est bien loin derrière moi maintenant, mais rien n’a changé. Aujourd’hui, le monde me fuit autant que je le fuis et tout se passe bien comme ça, mais les choses n’ont pas toujours été si simples.

Lorsque le hasard faisait que des gens ne pouvaient éviter mon contact, je sentais naître le malaise en eux. Je leur faisais du mal involontairement, par simple contact. Quand j’étais petit, les enfants qu’on forçait à jouer avec moi se mettaient à pleurer et à trembler, ils pâlissaient et leurs muscles se contractaient. Certains se débattaient et tentaient de s’enfuire, d’autres sombraient dans une sorte de catalepsie morne, et se laissaient sombrer. Si on les laissait trop longtemps en ma présence, ils tombaient malades. Certains mourraient, quelques jours plus tard.
Plus tard j’ai essayé de capturer des animaux et je les ai enfermés. Ceux qui se laissaient approcher s’abattaient parfois au sol, terrassés. Mes mains les empoisonnaient, mes caresses les tuaient à petit feu. Je sentais physiquement la détresse monter en eux. Les animaux les plus forts ou les plus méfiants arrivaient à s’enfuir d’un coup de reins et vacillaient vers le fond de leur cage. Les autres succombaient au charme vénéneux de ma présence, ils se laissaient engourdir doucement et lorsqu’ils réalisaient qu’ils étaient en train de mourir, il était trop tard. J'entendais la lancinante mélodie du poison qui courrait dans leurs veines, me boucher les oreilles ne servait à rien. J'entendais la mort qui les prenait doucement dans une insupportable mélopée. Les chairs palissaient, les organes se flétrissaient, les muscles étaient pris de contractions involontaires, les fonctions organiques ralentissaient dans des spasmes d’une symphonie qui se mourrait avec mes victimes.
Moi je voulais faire partie de ce monde. Je voulais être comme les autres. Lorsque je touchais quelqu’un qui dormait, il ne se réveillait plus jamais, je le berçais dans son agonie silencieuse. En moi s’élevaient les insupportables trilles du requiem du poison. Je l’entendais courir dans les veines de ma victime, sauter de vaisseau en vaisseau et nécroser les centres nerveux.
Tous ceux que j’ai jamais aimés sont morts.
Mais je ne me souviens plus de leur visage.

J'ai essayé de m'écorcher les mains pour les rendre inoffensives et mon avance s'est rythmée du goutte-à-goutte du sang de mes doigts sur le sol, mais les gens ont continué à succomber.

Il fut un temps où je cherchais à m’intégrer de toutes mes forces, à être reconnu comme un être humain à part entière. Je me débattais, je hurlais et gesticulais, mais le monde détournait le regard. Il fut un temps ou j’ai haï mes semblables et où je me suis acharné à les combattre, sans pouvoir jamais être perçu en tant qu’ennemi ou menace. Quand j’apparaissais, personne ne me pointait du doigt, personne ne criait : « c’est lui, c’est le monstre ! ». Les gens se contentaient de s’écarter instinctivement de ma route et je ne restais pas dans leur mémoire. J’en arrivais à douter de ma propre existence. J’ai erré de ville en ville, j’ai parcouru plus de routes qu’aucun autre sans jamais trouver quelqu’un qui me ressemblait.

J’ai voulu forcer le monde à me voir et je suis allé dans un de ces endroits ou il y a beaucoup de gens. Je me suis laissé bousculer par la foule, grisé. Et le chant des morts s'est élevé, mais je l'ai ignoré. Quand tout fut terminé, je me suis redressé et j’ai contemplé les corps qui gisaient à mes pieds. Ces gens que j’avais aimé de toute mon âme empoisonnée, je les avais connus intimement durant quelques instants, dans le râle mélodieux de l’agonie. J’avais écouté cérémonieusement leur confession organique, j’avais pleuré avec eux dans leurs derniers instants et partagé leur douleur. Quelque part au fond de leur morbide inconscience, j’avais entendu leurs remerciements, couverts par des les hurlements dissonants de la strychnine qui les rongeait.
Il n’y avait plus personne. Leur chair se nécrosait à vue d'oeil sous les attaques incessantes de mon âme létale.
Ca ne changerait rien. J’ai élevé mes mains vers les cieux et j’ai demandé pourquoi. Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter cette malédiction ? Personne ne m’avait répondu. Alors j’ai pu accepter ma différence comme un don et je me suis retiré. Je n’existais pas aux yeux du monde et c’était bien comme ça.