Haine maternelle : freedom

Le 18/09/2004
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par Taliesin
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Dossiers / Haine maternelle
Une merveille de colère larvée et de subtilité. Dans un style très proche d'Aka dans ses meilleurs jours, ce texte assome dès la première phrase, tout en nuance et en rage rentrée. On sent le personnage au bord de la rupture, mais on le comprend comme si on avait vécu soi-même ce qu'il vit, alors que Taliesin est sensé ne pas être coutumier de ce genre. La fin est trop rapide et brise un peu la progression d'un texte qui aurait été meilleur sans un dénouement, une issue aussi claire, mais c'est un bien faible reproche pour un texte aussi bon.
Je cherche à comprendre…
Non, il y longtemps que j’ai compris, en fait, longtemps que je sais pourquoi je te déteste autant, pourquoi je ne t’ai jamais désirée, ou si peu, pourquoi tu m’as toujours paru être une étrangère, une intruse. Je le savais au fond de moi, sans pouvoir l’exprimer autrement que par mon indifférence, puis mes coups et ma haine aveugle. Pas si aveugle que ça, cette haine, quand on y réfléchit bien. Ce qui arrive aujourd’hui n’est que le résultat d’une lente fermentation, la longue germination d’un sentiment né en moi il y a sept ans, qui a grandi et fleuri durant toutes ces années, avant de s’épanouir et d’exploser. La conséquence d’un pourrissement intérieur et d’une succession de renoncements. Comment ai-je pu tenir aussi longtemps ? Et le pire, le plus risible, c’est que tu n’es responsable de rien. Comment pouvait-il en être autrement ? Tu n’étais pas encore de ce monde que je te haïssais déjà. Tu ne pouvais pas comprendre, simplement subir, te taire et pleurer. Si au moins tu avais pu me haïr vraiment, toi aussi, tout aurait été plus facile. Mais t’expliquer maintenant ne servirait à rien, juste à m’avouer ce que je ressens secrètement depuis si longtemps, à mettre enfin des mots et des phrases sur ce sentiment enraciné au plus profond de mon être, sur les raisons de mon comportement.

Nous n’avons que peu de temps, ton père va bientôt rentrer de son travail. Ton père…..dire que je l’appelais « mon amour » avant ta venue. Nous sommes devenus ton père et ta mère alors que nous étions deux amants inséparables et passionnés. Il se piquait d’écrire des romans, je voulais me réaliser professionnellement et intellectuellement. Nous vivions en parfait accord, nous nous suffisions à nous-mêmes. Comme nous étions libres ! Et puis, ses projets d’écriture sont restés lettre morte, par dilettantisme et nonchalance, et puis, taraudé par ce désir absurde d’éternité, cette envie de laisser une trace de son passage sur cette terre, qu’il ne pouvait plus assouvir par la parution plus qu’hypothétique d’un livre, il a désiré faire un enfant afin de reporter sur lui ses espoirs déçus. Une part de lui-même, chair de sa chair, qui réaliserait à sa place les rêves qu’il avait abandonné, par manque de volonté. Conneries ! Quel idéal facile et étriqué que de se perpétuer à travers sa descendance au lieu de prendre en main sa propre vie. Idéal de moutons conditionnés, suicide intellectuel ! J’ai d’abord refusé, lui opposant déjà ce type d’arguments, lui rappelant cette soif commune de liberté qui nous avait rapprochés au début de notre histoire. Il a insisté, m’a demandé cet enfant comme une preuve d’amour, et j’ai cédé face à son chantage affectif, face aussi à la pression de nos familles respectives, de ma mère qui me serinait sans cesse aux oreilles le mouvement lancinant et inexorable de mon horloge biologique. Je pensais aussi qu’après tout, je pourrais peut-être concilier mon futur rôle de mère et ma volonté d’indépendance, au prix de quelques concessions que j’espérais minimes. Foutaises ! La grossesse a été pour moi un véritable calvaire. Je t’ai sentie grandir en moi, comme une tumeur, prenant de plus en plus de place, dévorant mon énergie, ralentissant mes déplacements, si bien qu’à la fin je ne pouvais plus me mouvoir, telle une grotesque et immonde tortue posée sur sa carapace. L’accouchement n’a pas vraiment été une délivrance, je me suis réveillée avec, entre les bras, un petit être chauve, fripé et laid, tandis qu’on me parlait de fibre maternelle, d’instinct, de don de la vie. J’osais à peine te toucher tant tu me répugnais, et j’aurais du t’étouffer tout de suite avec mon oreiller, si j’avais su. Je crevais d’angoisse et de rage à l’idée que j’allais devoir t’élever et te supporter pendant les vingt prochaines années, les vingt meilleures années de mon existence que je te sacrifiais à l’autel d’un amour qui allait voler en éclats. Car nous étions trois désormais. Une de trop. Pour moi, tu étais un obstacle à l’épanouissement de notre vie amoureuse, pour lui, tu étais son avenir, ses espoirs et ses rêves régénérés, réincarnés. Tu étais son nouvel amour, mais c’est lui qu’il aimait à travers toi, tu lui ressembles tant ! Le véritable amour est exceptionnel, le reste du temps, il y a la vanité ou l’ennui. Vanité de l’éternité, ennui d’un quotidien absurde et accepté.

Il a changé d’emploi, renoncé à un métier qui lui plaisait pour devenir un morne bureaucrate, assidu et soumis. Labeur monotone et sans intérêt, mais bien payé. « De quoi élever notre fille dans les meilleures conditions » disait-il. Pendant sa journée de travail, il téléphonait plusieurs fois par jour pour prendre de tes nouvelles, je n’étais plus qu’une messagère entre vous deux, une intermédiaire qui devenait inutile le soir, quand vous vous retrouviez ensemble. Moi, l’amante unique et admirée, je me trouvais reléguée au rôle ingrat de femme au foyer, vaquant à des tâches ménagères que j’exécrais. Je me suis enfermée dans le silence et la haine, te faisant subir ma rancœur et ma déception. Je t’ai jalousée, furieuse de voir que tu avais pris ma place dans le cœur de l’homme à qui j’avais donné mon amour et ma confiance, mais surtout, je t’ai détestée parce que tu m’avais volé mon bien le plus précieux : ma liberté. Les sévices et les punitions que je t’infligeais étaient un exutoire à mon mal de vivre, une compensation sadique et morbide aux renoncements que m’imposait ta présence. Tu ne t’es jamais révoltée. Entre nous s’est instaurée rapidement la complicité tragique et malsaine qui unit la victime à son bourreau. Tu n’as jamais rien dit à ton père, tu lui as même menti, n’osant pas me dénoncer de peur de voir s’aggraver tes supplices. Tu implorais ma mansuétude et mon pardon pour des fautes que tu croyais avoir commises, servile face au jugement infaillible de l’autorité maternelle. Je jouais avec tes craintes, instaurant autour de toi un climat de terreur et de tension permanente.

Mais tout est terminé maintenant, je suis lasse et tu as fini de souffrir. Une odeur de poudre flotte encore dans la pièce. Debout devant ton cadavre ensanglanté, je revois ton regard effrayé, puis ta résignation dans l’attente du coup de grâce, la balle dans la nuque du condamné à mort, ton corps gracile et meurtri qui s’effondre en avant sur le plancher. J’attends l’arrivée de ton père. Il ne comprendra pas, il y a bien longtemps qu’il ne me comprends plus, qu’il ne cherche plus à me comprendre. Je vais devoir l’abattre lui aussi. Puis, j’en finirais avec cette vie gâchée. Le véritable amour ne peut se concevoir que dans la mort, n’est-ce pas ?