Haine maternelle : Betty

Le 26/09/2004
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par Nounourz
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Dossiers / Haine maternelle
Pour son premier texte sur la Zone, Nounourz frappe un grand coup. Son texte est poignant, sombre, désespéré et très réussi. L'approche psychologique est impeccable. La narratrice est crédible dans ses réflexions et réactions, on a l'impression qu'on pourrait avoir les mêmes à sa place. Progression bien dosée, ça monte doucement en puissance et la situation vire naturellement au cauchemardesque, sans artifice boiteux. Super bon.
Betty sanglotait en silence dans sa chambre depuis bientôt une demi-heure. Agenouillée au pied de son lit, elle essayait tant bien que mal de camoufler le bruit de ses pleurs. Quelques hoquets parvenaient jusqu’à moi, je l’entendais renifler et respirer par saccades. Malgré ses efforts pour se faire discrète, je l’entendais toujours, et l’envie de la frapper monta de nouveau.
A son âge, je n’importunais pas ma mère de la sorte. Aussi loin que remontent mes souvenirs, il me semble que je n’ai que très peu pleuré, étant petite. Et les rares fois ou cela s’est produit, les larmes avaient couru sur mes joues et c’était tout. Pleurer, c’est une paire d’yeux et des larmes, nul besoin de sa voix pour le faire. Quand la voix est de la partie, j’appelle cela pleurnicher. Et, je crois, rien ne m’insupporte autant qu’un enfant pleurnichard.

Je l’entendais toujours, montai machinalement le volume de la musique pour y remédier. Il était tard, j’étais épuisée, en colère. C’était la troisième fois depuis le début de la semaine qu’elle me poussait à bout, et cette fois encore, j’étais allé un peu plus loin que les précédentes. Le lundi matin, elle avait refusé d’aller a l’école. Jusqu’à ce que je lui administre une paire de gifles bien méritée, elle m’avait tenu tête avec son sourire narquois. Six ans à peine, et déjà en train de se foutre de moi… Il était hors de question que je laisse passer un comportement d’une telle insolence. La veille au soir, elle m’avait fait un scandale à l’hypermarché. Un caprice comme rarement je n’en avais vu, même chez d’autres enfants. Il n’était question que d’une boîte de bonbons au chocolat, mais j’avais refusé catégoriquement de lui faire ce cadeau, alors que ses dernières appréciations et son comportement en classe m’avaient été décrits comme «éxécrables ». Quand je suis entré au CP, je savais lire sans aucun problème. Mais au contraire de ma fille, j’avais fait preuve d’un maximum de bonne volonté dans mon apprentissage de la lecture, ce qui expliquait mes résultats. Betty, c’était l’inverse, une véritable incarnation du principe de l’inertie. Il y a des bactéries résistantes aux antibiotiques, elle, c’est à l’apprentissage, sous toutes ses formes. Il était donc hors de question que je lui achète le moindre cadeau. Alors, quand elle avait commencé à pleurnicher dans le magasin, ma main était partie avant même que j’y réfléchisse. Et quand, de rage, elle avait commencé à se rouler par terre, j’avais eu mille misères à réfréner mon envie de la détruire à mains nues. Je me souviens le regard des gens qui passaient à proximité à ce moment-là, jamais je n’avais ressenti une telle honte, une telle humiliation. A part, peut-être, aux réunions du conseil des parents d’élèves. Tandis qu’elle se tortillait sur le carrelage, je l’avais attrapée, relevée, prévenue. Et comme elle ne s’était pas calmée, mon énervement avait fini par me submerger, et une fois de plus, une paire de claques avait fusé sur son visage. J’avais frappé suffisament fort pour la calmer sur le champ - et me faire mal aux mains, par la même occasion.

Enfin, ce soir-là, ça avait été pire que tout. Je l’avais laissée une heure dans la maison, le temps d’aller chercher les deux grammes d’héro que Steph m’avait promis quelques jours auparavant. C’est tout de même étonnant, les gosses. J’ai fait un nombre incalculable de grasses matinées, siestes et comatages prolongés dans ma chambre, et jamais elle n’a fait la moindre bêtise durant ces moments ou elle était seule éveillée dans mon appartement. Et paradoxalement, une heure d’absence avait suffi pour qu’elle me fasse LA connerie. A savoir, déplacer une petite table, monter dessus pour atteindre une boîte de gateaux que j’avais oubliée sur une des étagères du salon. Et, en s’appuyant dessus, faire tomber ladite étagère et le bocal du poisson qui y était entreposé, sur le micro-ordinateur situé un mètre et demi en dessous. J’eus du penser qu’elle avait eu de la chance de ne pas s’électrocuter. Mais à mon retour, l’ampleur du désastre me fit au contraire regretter qu’elle soit encore en vie. Et elle allait le regretter aussi.

Même si j’avais voulu me calmer, je n’y serais pas parvenue. En voulant attraper ces biscuits qui ne lui étaient en rien destinés, elle avait ruiné mon pc, et avec lui, tout mon travail des six derniers mois. Dont ceux pour lesquels je devais être payée ce mois-ci et le mois suivant. Alors, quand j’avais voulu lui coller une paire de baffes, ma main s’était repliée sous la colère et la tension. Comme elle était plutot légère, le coup de poing l’avait légèrement soulevée du sol, et projetée à deux mètres de moi. Ce fut une sensation étrange, mais pas vraiment désagréable. Et ça me donna envie de continuer. Je lui ai mis deux mandalles supplémentaires, et en ai tiré une certaine satisfaction. Puis je l’ai attrapée par les cheveux, tirée jusque dans sa chambre, je lui ai mis une claque sur le derrière du crâne et lui ai dit :
« sois certaine que si jamais je t’entends pleurnicher comme tu le fais d’habitude, je ne retiendrai pas mes coups, cette fois-ci. »
Elle avait opiné d’un mouvement de tête.

Ecouter du rock n’était pas à proprement parler la meilleure idée pour me détendre, mais au moins je ne l’entendais plus. Je jetai un coup d’œil furtif histoire de vérifier qu’elle n’avait pas changé de position, puis me dirigeai vers ma chambre. Je sortis la came de sous la semelle de ma chaussure, en déposai minutieusement sur le miroir prévu à cet effet, et me fit une ligne, que je sniffai en silence. J’attendis cinq minutes qui me semblèrent une éternité, puis renouvelai l’opération. Il me faudrait bien ça pour me calmer. Betty avait été tellement désagréable depuis quelques mois, que c’était vite devenu le seul moyen véritablement efficace de me soustraire au stress et à l’énervement permanent qu’elle me faisait endurer.

C’était, malgré tout, une bien piètre consolation. En passant dans le couloir, la vue de mon visage éteint et cerné fit remonter la colère de plus belle. Tout allait de mal en pis avec cette fille, et j’étais impuissante. Dépassée. Je ne parvenais plus à me faire obéir qu’en ayant recours à la fessée depuis le début de l’année ; noël approchait, et j’en étais venue aux coups de poings. Sur ma fille de six ans. Je repensai à ce que j’avais éprouvé sur le moment, en la frappant , et fut submergée par la honte et la culpabilité. Je n’avais pas été capable de me contenir, et Dieu sait jusqu’ou j’aurais pu aller. Je détestais ma fille, je la haissais, je la vomissais. Elle était la preuve vivante que j’étais incapable de faire une mère acceptable. Chacun de ses caprices me signifiait mon échec dans son éducation, chacune de ses larmes réveillait en moi d’anciennes blessures que je pensais enterrées. Et son regard me rappelait celui de son père.
« A travers elle, c’est moi que je déteste », pensai-je. Je sentis mes yeux se mouiller, ma vue se troubla, et les larmes commencèrent à couler sur mes joues. Je ne supportais plus cet enfant-miroir, qui me renvoyait sans cesse à ma propre médiocrité. Je ne supportais plus ces yeux, ce regard si semblable à celui de Chris, qui était parti peu après ma seconde tentative de suicide, alors que betty avait trois ans à peine. Il avait eu une liaison avec une poufiasse de son bureau et avait fini par me plaquer pour elle, lassé de mes dépressions nerveuses à répétition. Récemment, il avait émis le souhait de garder sa fille plus souvent, et semblait motivé pour aller s’expliquer devant un tribunal. Il voulait qu’on fasse une garde alternée. Je pensai que si j’y avais réfléchi un peu plus tôt, les choses n’auraient peut-être pas aussi mal tourné. Peu importe, puisqu’il voulait voir Betty plus souvent, son souhait serait exaucé. Peut-être elle et lui et sa poufiasse arriveraient-ils à vivre heureux, ou à vivre tout court.

Betty s’était allongée sur son lit et semblait endormie. Je filai dans ma chambre, ressortis le miroir et l’héro. Puis je fis le tour des meubles à tiroir, et raflai toutes les boîtes de médicaments que je trouvai. Valium, Imovane, Rohypnol, Xanax. Je pris quatre cachets de chaque boîte et les posai près du miroir. Je fouillai mes poches et en sortis une petite carte, avec laquelle je fis quatre rails d’héro. Des rails de TGV, longs et épais. Préparation pour un aller sans retour. C’était ce que j’avais de mieux à faire, de toute façon. Je m’envoyai une ligne et avalai un comprimé de chaque sorte. Je n’écrirais pas de mot, ni Adieu ni excuses. J’aurais voulu pouvoir aller voir chacune des personnes qui m’ont blessée, trompée, trahie, à cet instant. Et mettre à chacune les mêmes beignes que celles qu’avait reçues ma fille. Ou peut-être, les frapper avec une batte de base-ball ou quelque chose dans le genre. Un flot de rancœur submergea mes pensées, mes mains tremblaient. Une ligne, quatre comprimés. Malgré mon absence de convictions religieuses, je me surpris à prier pour que cette fois-ci, il n’y ait personne pour me « sauver ». C’était ma troisième tentative et il était impératif qu’elle marche. Je ne supporterais pas une fois de plus de me réveiller à l’hôpital. Cette sensation d’échec innommable, ce fameux « tout est à recommencer »… Je me levai en titubant et me dirigeai vers la cuisine. Je sortis des placards tous les paquets de gateaux, et allai les déposer en silence dans la chambre de Betty. J’eus mille misères à regagner ma chambre, la tête commençait à me tourner plus que sérieusement. Une ligne, quatre comprimés. Réfléchir était de plus en plus difficile. Ainsi que garder les yeux ouverts. Je tentai de sniffer le dernier rail de came, mais ne parvins pas a inspirer assez fort. J’engloutis les derniers cachets, puis sous l’effet d’une nausée montante, je me tournai vers l’entrée de ma chambre. Avant que ma vue ne se brouille, j’aperçus, à la porte, Betty qui me fixait, et je sentis son regard pénétrer les tréfonds de mon âme. Je n’avais plus la force de prononcer ne serait-ce qu’une voyelle. J’esperais juste que pour une fois, elle continuerait d’être stupide, et qu’elle n’appellerait pas quelqu’un trop tôt. Ma vision était désormais floue, et je vis la petite tache blonde qui formait ma fille s’éloigner. Enfin, la vue s’éteignit. Je restai dans l’obscurité quelques secondes, puis sombrai dans l’inconscience.