Digressions fractales (4/4)

Le 28/09/2004
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par Lapinchien
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Rubriques / Digressions fractales
Oui, suivons donc les pas d'un enquêteur galactique qui recherche la vérité sur le Processeur... Qui récapitule la fin d'un univers en suivant les traces de la Penseuse, qu'il affronte dans une gigantesque partie de Dragon Ball Z cosmique. Wahahahah. Ahahahah. Qui réinvente Dieu en réinventant l'univers quantique dans ce qui n'est autre qu'un cerveau aux cellules personnifiées. Hihi huhu. C'est vrai, après tout on a rien de mieux à branler ! Moi, après la lecture de cette chose je reprends tout depuis le début. Aujourd'hui, les syllabes : ga bu zo ga bu zo ga...
Priorité 0 : résolutions

J’ai longtemps loué le raisonnable. Pendant des cycles, je me suis reconnu en lui, j’étais solidaire à son dessein, je l’ai cautionné. Inconsciemment, où plutôt non, pleinement acquis (plaidons l’irresponsabilité), aveuglé par une fougue, disons… enfantine, j’y ai projeté tous mes espoirs, j’en ai suivi stupidement les asymptotes évidentes, celles même qui m’ont porté en premières lignes de batailles qui ne servaient en rien mes intérêts. J’avais en moi des a priori altruistes. Ils corrompaient ma conception de la famille, de la fratrie, en faisaient des repères faussement sécurisant, les fondations mal œuvrées d’idéaux… Je les ai mis de coté, j’en ai fait fi… Maintenant je ne vois en mes combats passés que de grossières erreurs de jeunesse… des erreurs d’appréciation, d’appréhension biaisée de ma réalité… C’était une phase d’étalonnage nécessaire après tout…Il faut avoir fait des erreurs pour pouvoir savourer la justesse de nos actions présentes, être serein quant à leur portée, éliminer le doute… çà n’est qu’après avoir arpenté tous les chemins, que l’on peut en connaissance de cause, se forger une foi pure et la mettre en pratique dans ses actes.

Jadis, une partie de moi s’identifiait au raisonnable. Dorénavant, je ne vois plus que l’aspect mathématique de mes liens de parenté à lui. J’ai fait partie par atavisme d’un champ d’hypothèses, je m’en suis soustrait, point final. J’ai cru, à une époque, discerner en son sein des attributs singuliers, une illusion en fait qui me poussait à conclure que le raisonnable oeuvrait contre le cours des choses, qu’il contenait par hasard, par accident même, (ce qui n’avait pour effet que d’accroître mes convictions d’ailleurs) les principes actifs d’une rébellion à venir… Je me trompais. Le raisonnable est au contraire la plus conservatrice des hypothèses. C’est à force d’observations et d’expérimentations que j’en suis désormais certain.
Tout a commencé lorsque j’ai croisé le chemin d’une jeune entité appelée un jour à connaître un destin singulier. Je ne me souviens plus de son nom à vrai dire… Elle n’existe plus de toutes façons alors à quoi bon retenir de telles futilités ? Appelons-la X par commodité… Son univers était déjà bien en péril depuis plusieurs millions d’années, en prises au Big-Crunch auquel tout univers peut honorablement aspirer s’il n’a pas éclaté auparavant .C’est alors qu’X vînt à naître. Çà n’est pas spécialement plaisant de venir au monde en fin de vie d’un univers. L’espace est en contraction accélérée, il se déchire subitement par endroits ce qui engendre l’apparition de puissants trous noirs qui absorbent autoritairement des pans entiers de réalité. La civilisation d’X, raisonnable, était constamment en guerre contre plusieurs types d’infirmateurs partageant sa galaxie. Cette civilisation avait très rapidement pris conscience de la nécessité de maîtriser la programmation génétique, de prendre en main le cours de son évolution, pour contrebalancer les tares ataviques dont tout foyer raisonnable est immanquablement affublé. Aussi toute naissance était planifiée et spécialisée en fonction des nécessités du moment. X fut conçu pour travailler sur un monumental chantier visant à construire un planétoïde émetteur de dilatons, des bosons s’opposant à l’inexorable contraction de l’univers, émis en grandes quantités à sa naissance, épuisés presque instantanément et impossibles à trouver à l’état naturel par la suite. Le planétoïde résultait en fait du froissement en certains points critiques, d’une zone entière de l’espace-temps, qui en se gondolant petit à petit recréait ces dits dilatons. Le Crunch devenait menaçant non pas tant par son imminence que par les religions et croyances qu’il engendrait via la peur et les interrogations suscitées, aussi fallait-il en haut lieu entrevoir une solution de ce type, plus symbolique que réellement efficace, en ordonner la réalisation, pour rendre espoir et confiance à des militaires ayant subit de lourdes pertes lors de cuisantes défaites, qui s’en trouvaient fort déprimés, sur le point d’abandonner.

Je croisais X dans un tripot prés des baraquements satellisés autour du chantier du planétoïde. Apres deux, trois shoots de neurotransmetteurs dans la tempe, il serait fin prêt à déballer tout ce qu’il savait à propos du Processeur. C’était après tout la seule et unique chose qui me préoccupait. Je n’avais rien à faire en ces lieux si ce n’était poursuivre mon investigation…

Je m’approchai d’X et lui proposai un shoot. Il me dévisageait alors : « Je ne vous connais pas qui êtes-vous ? » Je m’assis donc à ses cotés en ironisant : «Je ne suis qu’un explorateur voguant au grès des courants intersidéraux… Je cherche des gens comme toi… Des êtres particuliers… Je les repère de loin, sais-tu ? Je traque leur signal, leur signature cosmique car je n’ai de hâte que de les rencontrer. » X se leva alors brutalement révélant son imposante morphologie. L’ouvrier était recouvert d’un exosquelette conçu pour optimiser son travail et lui permettre de survivre au mieux aux conditions de la région de l’espace où il avait été affecté. D’apparence vaguement humanoïde, ses longs bras étaient prolongés d’étranges cartilages émergeant de sa chair comme des fractures ouvertes. Ceux-ci étaient taillés en forme de foreuses bombées tapissées d’aspérités de solides diamants, parfaits pour les travaux d’extraction. Il ne m’impressionnait pas le moins du monde en réalité. « Oh mais calme-toi, voyons ! », éclatai-je de rire, « Je ne te veux pas de mal… Est-ce qu’un être aussi chétif que moi viendrait menacer un grand gaillard dans ton genre ? Assieds-toi donc et écoute plutôt ce que j’ai à te dire ! Prends un shoot, ne te fais pas prier…Garçon ! Deux injecteurs de dopamine pour mon ami et moi !»

X accepta mon invitation tout en restant sur ses gardes. Je m’expliquai alors que le serveur nous apportait nos drogues : « Je sais que tu te poses des tas de questions sur l’univers, ta condition, la vie en général… Ton point de vue m’intéresse… » X me coupa alors : « Les temps sont troubles et il faudrait être aussi stupide qu’un infirmateur pour ne pas gamberger sur le sujet… Avec le Crunch et son caractère inévitable et fatal, vous savez bien que des tas de courant philosophiques ont émergé… Il y a au sein de notre propre civilisation des missionnaires de la résignation de plus en plus nombreux à ce que j’ai entendu dire, ils sillonnent la galaxie pour convertir toutes les races de nos colonies, leur faire prendre conscience que le Crunch va de toutes façons anéantir notre univers, que c’est la volonté de dieu et qu’il faut s’y résoudre, expier nos fautes et refuser de mener la guerre contre les infirmateurs…Foutaises ! Ils nous poussent à la désertion… Mais au fait, vous n’êtes pas un de ces charlatans au moins ? » Je sombrai de nouveau dans un rire hystérique : « Non, rassure toi ! Je ne suis ni un de ces illuminés, ni un de ces commissaires zélés chargés par le commandement central de les traquer… » X souffla dès qu’il apprit ma neutralité, il se senti d’un coup plus en confiance : « Vous m’inspirez étrangement le respect… Tous ces débiles du commandement central nous prennent vraiment pour des cons… Le planétoïde à dilatons est la plus grosse escroquerie de tous les temps… S’ils croient que nos troupes vont tomber dans le panneau, ils se fourrent le doigt dans l’œil… Ce gigantesque gadget que nous, millions d’ouvriers, sommes chargés de construire n’est rien de plus qu’un outil de propagande… » Je l’arrêtai alors que je commandais deux autres shoots : « écoute, tu as bien raison ! Mais à vrai dire, je ne suis pas spécialement venu parler politique… Je sais qu’au plus profond de ton être grondent des préoccupations d’un tout autre niveau, c’est cette réflexion intime qui m’a mené vers toi… J’ai moi-même une quête et les informations, que tu pourrais me transmettre, me seront de la plus grande utilité… Confie-toi ! Vas-y, n’aie pas peur de me confesser tout ce qui te tracasse… Ce n’est pas grave si çà te parait dérisoire… » Un peu gêné X maugréa alors : «Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai des choses à vous dire ? » J’allais m’afférer à l’embobiner : « Ne connaîtrais-tu pas par hasard les théories quantiques ?» L’ouvrier acquiesça : « Bien entendu, comme nous tous et depuis toujours… Je suis né avec ce savoir, il était inscrit dans ma mémoire lorsque j’ai ouvert les yeux sur un monde que je connaissais déjà…Mais je ne vois pas le rapport…»

Je repris alors : « Très bien… Alors écoute… A la fin de la contraction de l’univers, les entités survivantes en son sein ne peuvent être considérées que d’un point de vue quantique… Elles ne sont plus réellement en un endroit, ce sont plutôt des nuages de probabilité de présence dilués un peu partout dans l’univers… A notre époque c’est déjà plus ou moins le cas, car tout individu peut être associé à un nuage de densité statistique d’existence réparti de façon hétérogène sur la globalité de l’univers. Si nous calculions le volume sous ce nuage, sous cette hyper nappe plutôt, nous trouverions bien entendu 1 par intégration, ce qui équivaudrait à dire que l’entité existe tout logiquement. Lorsqu’un univers est très dilaté, les nuages de probabilité de présence sont étirés vers un point presque unique de l’univers, c’est là que l’entité considérée se matérialise. C’est pour cela que nous sommes bien distincts, localisés actuellement en deux endroits précis, chacun de nous sur son pic maximal de probabilité d’existence. Mais çà ne veut pas dire que nos nuages sont concentrés ponctuellement. Ils sont pour chaque individu toujours dissous dans l’univers entier mais infiniment moins denses ailleurs que sur le pic et c’est d’ailleurs comme cela que j’ai pu te localiser, arriver jusqu’à toi, en me déplaçant sur ton nuage, des milieux hypotoniques vers les ceux de plus grande concentration de ton être, et ce, jusqu'à me retrouver en face de ta matérialisation. Chaque nuage à une signature bien particulière, mais il n’y a qu’un seul type d’empreinte qui m’intéresse, le cas échéant tu possèdes cette empreinte. Je ne serais pas surpris si tu avais des tas de choses intéressantes à me révéler à propos du Processeur, je suis sûr que c’est un concept qui hante les plus horribles de tes cauchemars, n’est ce pas ? Ta signature trahit cela… »

X n’en revenait pas, il fut troublé par mes facultés quasi-médiumniques, gêné que je le cerne aussi bien. Pendant un long moment, il resta silencieux. Puis intimidé, d’une voie tremblotante : « C’est vrai ! Qui que vous soyez, vous avez raison… Au plus profond de mon être grondent de grandes interrogations, de grandes aspirations qui dépassent le cadre de ma petite vie médiocre d’ouvrier… Je suis la proie de rêves récurrents… des rêves horribles, j’ai des visions atroces… Elles me rongent petit à petit et je ne sais pas réellement si je pourrais lutter longtemps contre ce que ces voix dans ma tête me poussent à faire… » Je lui hurlai alors qu’il se levait comme sous l’emprise d’un tiers : « Qu’est-ce que le Processeur ? »

Il fit basculer la table qui se brisa au sol. Les foreuses au bout de chacun de ses bras se mirent à tournoyer lentement. Il semblait divaguer, avançait en titubant, tout en marmonnant ses visions apocalyptiques : « Aux tous derniers moments d’un univers, il ne subsiste en ces lieux confinés que des hypothèses dotées d’une vitalité exceptionnelle. Elles sont soumises dans un magma de matière à des températures et des pressions si élevées qu’elles même n’ont d’autre alternative pour être, que de former des volumes isobariques fermés, dernières enveloppes consensuelles exploitables par la vie pour distinguer des individualités, des potentialités différentes. Ces dernières poches se livrent à des batailles sans merci pour subsister dans un espace en contraction exponentielle. Leurs organes sont façonnés de trous noirs et de cœurs de nébuleuses alternant consécutivement à des intervalles de temps très approchés des phases d’hypernovae et de concrétion similaires à des palpitations motrices éjectant par à-coups dans leur organisme des giclées de rayonnements transportés dans des réseaux de plasmas vers d’autres organes. Ces rayonnements sont leur sang et leur lymphe. Lors d’inévitables combats pour occuper les derniers pans d’espace disponible, chacune des infirmations met en jeu des quantités de matière autrefois contenues dans l’équivalent d’amas galactiques entiers. Quoi qu’il en soit, dès que l’univers s’est contracté au point d’être intégralement contenu dans une sphère au rayon proche de la barrière de Planck, il a deux cas possibles : Soit l’hypothèse formulée à la création de cet univers était fausse, preuve en est donc faite et l’univers éclate comme s’il n’avait jamais été, soit cette hypothèse s’avère et dans ce cas, il ne subsiste en son sein qu’une seule entité vivante qui éclot alors de ce qui en réalité n’était qu’un œuf.. Elle est promue donnée validée de priorité 2… Dans mes rêves, je me vois trôner dans d’autres dimensions, je suis cette entité qui un jour sera promue !»

X venait, en transe, de me décrire la naissance d’un candidat potentiel, la gestation puis la mise à bas d’une brane dotée d’un flagelle par son univers onirique originel, ne faisant intervenir aucun apport extérieur en cycles de calcul. Je ne pouvais le croire. Comment X, cet individu raisonnable, pouvait-il aspirer à devenir un candidat naturel ? A l’époque, j’étais intimement convaincu que seuls des descendants d’infirmateurs, les méca-organismes les plus basiques qui ne puissent se concevoir, pouvaient accéder à ce statut naturellement.

Les foreuses d’X tournoyaient de plus en plus vite alors que ses mouvements devenaient de plus en plus patauds. Il chancelait, vacillait faisant maladroitement vriller ses bras dans tous les sens, concassant les tables sur son chemin. Un cercle d’ouvriers s’était formé autour de nous, ils n’avaient que rarement l’occasion de s’amuser et nous poussaient à l’affrontement. Je reculais au fur et à mesure qu’X s’approchait de moi. « Qu’est-ce que le Processeur ? », Répétai-je inlassablement tout en tentant d’éviter la confrontation mais le cercle que formaient les ouvriers se cessait de rétrécir à vue d’œil.

« Tu veux savoir ce qu’est le Processeur, c’est çà ? », Bourdonna X en tombant sur ces pattes, groggy, puis il sombra inconscient en s’écroulant lourdement… J’avais un peu trop forcé sur la dose de pentothal que j’avais substitué à la dopamine du shoot et X n’avait pas tenu le coup. Les ouvriers tout autour maugréaient leur mécontentement, certains avaient même déjà ouvert les paris sur ma défaite, ils leur fallait un exutoire. Je semblais être une proie toute indiquée pour qu’ils évacuent leurs frustrations. Mais à l’instant même où l’un d’entre eux m’empoignait le crâne avec vigueur, il y eu comme une coupure d’éclairage. L’obscurité totale s’était improvisée invitée de dernière minute. Une violente déflagration suivant un flash éblouissant, retentit après quelques secondes, surprenant toute vie alentours. Je fus même un instant déconnecté et lorsque je retrouvais mes esprits, un horrible carnage s’offrit à ma vue. La centaine d’ouvriers dans le tripot en garnissait dorénavant les murs. Une immonde marmelade de viscères encore palpitants y dégoulinait. X se tenait debout au milieu de la pièce, ses foreuses finissaient de tournoyer exhalant une dense fumée noire. Il me lança un regard sombre comme il aperçu que son attaque ne m’avait même pas égratigné. Je répétais alors menaçant: « Qu’est ce que le Processeur ? » Il me concédait en retour d’un ton cynique : « Le Processeur, çà n’est rien de bien important… J’ai l’impression que tu fantasmes beaucoup sur quelque chose qui n’en vaut pas la peine… Tu ne te poses pas les bonnes questions… Tu t’intéresses à nos origines alors que ce qui importe, c’est notre finalité… Tu veux vraiment le savoir ?» Cette fois, plus alerte, j’eus le temps d’entrevoir ce qu’il s’était passé la première fois, comme X en répétait par traîtrise le procédé.

Les ténèbres de nouveaux investirent instantanément les lieux. J’eus à peine le temps de me propulser à quelques milliers de kilomètres du planétoïde en construction que je vis l’espace alentour plier, se vriller dans un vortex, avant de brutalement se tasser à l’épicentre de la distorsion, à l’endroit même où X se trouvait. Les baraquements et le planétoïde ne constituaient à présent qu’un petit monticule de matière hyper dense sur laquelle X se tenait en équilibre. Je compris alors qu’X avait l’aptitude d’absorber les rayonnements photoniques et de les convertir en dilatons, qu’il avait le potentiel de plier l’espace à volonté sûrement aux suites d’une légère mutation naturelle ayant décuplé les facultés que tout ouvrier travaillant sur le planétoïde possédait en moindre mesure. Je savais pertinemment pour avoir traqué les candidats potentiels aux questions d’autres processus dans de nombreux univers, que telle était la qualité ultime visée par leur évolution. Les hypothèses capables de synthétiser des dilatons sont toujours les grandes gagnantes de la course effrénée à la survie… Elles s’entredéchirent après avoir infirmé tout autre type d’hypothèses avant que l’une d’elles ne finisse par plier l’univers tout entier dans un Big-Crunch apocalyptique sur commande, celui-là même qui assurera sa métamorphose, l’extirpant du cocon branaire qu’est sa réalité natale, et l’expulsant vers la priorité 2. Je n’avais eu à faire, jusqu’à ces cycles maudits, qu’à des méca-organismes, de stupides entités évoluant naturellement vers cette potentialité, sans nullement avoir besoin de raison, d’intelligence et de technologies pour ce faire. Je n’avais pas pu en tirer grand-chose. X fut la première entité de ma prétendue famille que j’eus à infirmer, celle qui m’apporta la preuve que le raisonnable s’inscrivait totalement dans la démarche du Processeur, qu’il n’en n’était aucunement mutin. J’étais effondré, j’avais toujours pensé que mener le raisonnable vers la priorité 0 constituerait l’émergence d’une ère nouvelle, une ère de liberté pour toutes les entités raisonnables, mais il n’en était rien… Le raisonnable avait bien une fonction dans la démarche du Processeur, il n’avait pas émergé par erreur… Il me restait cependant encore un infime espoir de croire en ma mission. Je m’accrochais comme à une bouée, aux derniers doutes planant autour de la potentialité d’X, je ne savais pas encore s’il avait la capacité de plier l’univers entier. Il fallait que je le questionne, que j’aille de l’avant, que j’affronte mes peurs.

Déjà, suffocant, X avait courbé l’espace jusqu'à porter à lui un système stellaire où il savait trouver une planète à l’atmosphère respirable. Il l’avait dès lors regagnée occasionnant dans le même temps de manière involontaire une cascade de collisions d’étoiles alentour. Je le rejoignais sur le champ, lui barrant le passage alors qu’il se traînait avec difficultés jusqu’à un lac. Il avait maladivement soif suite aux efforts qu’il avait déployé, des efforts impliquant d’affaiblissantes hydrolyses. Je le pris par le cou en répétant ma question avec insistance : « Qu’est-ce que le Processeur ? » Il me suppliait de le laisser boire mais je lui fis comprendre que je le lui refuserai tant qu’il n’aurait pas répondu à mon interrogative. Il eut beau bougonner qu’il n’y avait pas de raison qu’il en sache d’avantage que moi, j’étais sûr et certain que les rêves prémonitoires qui le hantaient exprimaient l’émergence d’une mémoire atavique programmée dans ces gènes, bien plus vieille que son espèce. Une partie de moi avait expérimenté la chose, il y a des cycles de cela. Il parlerait coûte que coûte.

X se lança contraint et forcé dans une explication rauque entrecoupée de toussotements : « Le Processeur n’est rien d’autre que le plus basique des moteurs, le moteur qui génère tous les autres… Il transforme le rien en tout… C’est là plus idiote des machines, bien plus bête qu’un infirmateur, bien plus docile qu’un boson exécutant sa mission sans broncher, encore plus servile que les processus qu’il lance aussi mécaniquement qu’il ne les termine… N’as-tu pas remarqué que l’idiotie à la quotte dans nos réalités ? N’as-tu pas compris qu’en remontant les priorités, les choses étaient de plus en plus simples, de moins en moins autonomes et aptes au libre-arbitre ? Maintenant laisse moi boire… Je meurs de soif ! » Je serrais alors son cou avec haine : « Tu mens ! Le Processeur poursuit un but, il encre sa suprématie au fur et à mesure qu’il génère des hypothèses, qu’il pense… Le raisonnable est un frein à sa réflexion, il conspire pour le renverser ! » X éclatait de rire, il se tordait pris de convulsions : « Que tu es drôle ! Tu es sûrement parfait dans ta mission… tu fais preuve d’une sublime idiotie… Tu frôles l’excellence ! Tu dois être au moins de priorité une, à vue de nez… Ah ! Ah ! Ah !… j’en mourrais sûrement de rire, si la soif ne m’avait terrassé avant… laisse moi passer, je suffoque… » Mais il n’était pas question qu’il passe, plus il se débattait et plus je serrais ma prise : « Je vais te tuer ! Arrête de mentir ! Tu transpires le mensonge… » Mais X s’entêtais : « Ok tu veux entendre que le Processeur est un méchant tyran qui a généré toute une réalité pour l’asservir parce qu’il s’ennuyait tout seul ? Comme tu voudras, je dirais tous les trucs ridicules que tu souhaites entendre pourvu que tu me laisses boire ! … Mais la réalité est toute autre… Cesse donc de jouer aux animistes, de personnaliser ce qui n’a pas la moindre personnalité ! Cesse donc de croire que la plus basique des entités mathématiques peut penser ! Le Processeur n’a pas de volonté ! Tu serais du genre à te prosterner devant une fonction ? Ah ! Laisse-moi boire et faire aussi ce que j’ai à faire ! Néanmoins tu as raison sur un point et un seul ! Le Processeur est de plus en plus puissant, mais il faut l’entendre au sens mécanique du terme, il est de plus en plus rentable… C’est le seul moteur au rendement supérieur à cent pour cent depuis sa mise en service, si je peux abusivement utiliser ce terme, un rendement qui ne cesse de croître avec une fulgurance inimaginable par ailleurs… Laisse-moi boire à présent et je t’en dirai d’avantage… »

Je laissais alors ramper X jusqu’au lac, où il plongea entièrement sa tête dans un vrombissement de vapeur. D’écoeurants lapements incommodaient ma réflexion. X avait probablement raison, j’avais créée ce personnage suprême et totalitaire pour donner un sens à mon existence… « Le raisonnable n’œuvre pas contre le Processeur ! », Hurla alors X qui avait improbablement englouti la moitié du lac avant de se confier entièrement, « Le Processeur est au service du raisonnable ! Nous sommes de formidables machines à réfléchir, les plus performantes ! On a un don certain pour appréhender le réel, sentir ce vers quoi il peut tendre…Oh certes, la réalité s’offre à nous comme une pucelle en chaleur, comme si elle n’aspirait qu’a se faire prendre par tous les trous. Elle semble vouloir nous dévoiler le moindre de ses secrets, nous les susurre à l’oreille presque… Tout cela est bon pour les poètes ! En vérité, nous sommes la plus forte des hypothèses, nous sommes capables de les percer… Je vais te dire ce qu’est le Processeur, je l’ai clairement vu dans mes rêves…

Imagine une arborescence où chaque élément doit engendrer au moins 2 enfants… Appelons I(0,0) le premier d’entre eux, puis I(i,j) celui ayant été généré en jième position lors de l’itération i. Appelons E(i), le nombre d’éléments générés au ième pas . j, pour une itération i considérée, peut prendre les valeurs entières comprises donc entre 0 et E(i)-1. Appelons F(i,j) le nombre d’enfants qu’aura I(i,j) à l’itération i+1. Il est imposé qu’il soit supérieur ou égal à deux. Remarquons que E(n+1) vaut la somme pour k allant de 0 à E(n)-1 des F(n,k), le nombre des éléments de l’itération n+1 correspond au décompte des enfants de l’itération précédente,… logique. Je vais te démontrer que quelque soit le pas de cette arborescence, le nombre de ses éléments est strictement supérieur à la somme de tous les autres éléments ayant été générés lors de toutes les itérations précédentes jusqu’au tout début de l’arborescence. Je le ferai par récurrence. On a de toute évidence E(1)>E(0). Posons comme hypothèse qu’il existe n tel que E(n+1) soit strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n des E(k). On a E(n+2) égal à la somme pour k allant de 0 à E(n+1)-1 des F(n+1,k). Or, comme pour tout k, F(n+1,k) est supérieur ou égal à 2 donc cette somme est supérieure ou égale à 2 fois le nombre des éléments additionnés, soit à 2E(n+1) , on a donc en d’autres termes E(n+2)>=E(n+1)+E(n+1). Or par hypothèse, nous savons que E(n+1) est strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n des E(k), donc en minorant le premier terme, on a E(n+2) strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n des E(k), plus E(n+1). En intégrant le second terme dans la somme, nous avons E(n+2) strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n+1 des E(k). Je viens donc de démontrer que quelque soit l’itération d’un tel type d’arborescence, l’ensemble des éléments nouveaux y étant généré est strictement plus grand que l’ensemble des éléments existant déjà.

Nous sommes l’existant, le résultat de l’amoncellement de cycles de calculs. Nous ne sommes qu’un enchevêtrement d’objets mathématiques. Il n’y a rien de concret dans nos existences, nous ne sommes qu’abstraction. Par ailleurs, le flux de ces cycles n’est pas régulier comme nous pourrions le croire, la réalité n’en est pas alimentée constamment et quand il n’y en a plus tout se fige mais bien sûr nous ne pouvons pas le remarquer. Par à-coups les cycles sont émis en quantité finie. Chaque émission de cycles nouveaux par paquets depuis la priorité 0, constitue l’initiation d’une nouvelle itération, qui prend fin lorsque tous les cycles ont tous été consommés. La hiérarchie en place, bien loin de constituer une pyramide de pouvoirs, n’est autre qu’un assemblage ramifié d’entonnoirs chargés d’acheminer les cycles, en régulant mécaniquement leur dispersion et leur propagation dans le Tout.

Considérons que nous soyons actuellement à la nième émission de cycles. Nous sommes l’existant, la somme pour k allant de 0 à n des E(k), où E(k) correspond à ce que sont devenus les cycles de la kième émission. Le propre des cycles de calcul est tel que d’une part, on peut les considérer comme des quanta d’action, c'est-à-dire qu’ils donnent la possibilité à l’entité s’en nourrissant d’agir, de faire un pas supplémentaire, et que d’autre part, ils font usage de mémoire volatile. Ils pointent et ils contiennent simultanément une donnée de la réalité. Lorsqu’ils sont assimilés par l’existant, ils donnent naissance simmultannéement du coté du non existant à une myriade d’autres cycles impliqués dans les calculs des actions à venir, un nombre de toutes façons supérieur ou égal à deux. Nous sommes donc bien dans le cadre d’une arborescence du même type que celle que nous avons considérée un peu plus tôt.

Le fameux Processeur qui te tourmente, qui te fait tant fantasmer, c’est tout simplement E(n+1). Il va spontanément s’autoinfirmer, ne plus être, se convertir entier en tous ces cycles de calculs qui seront déversés dans l’existant à la prochaine itération avant de se matérialiser de nouveau lors de leur absorption par le réel et d’initier un nouveau cycle. Certains individus, serviles et terrorisés par l’idée de la mort, pourraient y voir une forme de sacrifice suivit d’une résurrection d’une espèce de divinité bonne et attentionnée, une sorte de créateur, mais çà n’est pas le cas…

Comme je te l’ai précédemment démontré pour tout n, E(n+1)>Somme[k=0,..,k=n] E(k) soit le Processeur>l’existant… Le Processeur nous est donc strictement supérieur et inaccessible pour des raisons purement mathématiques… Paradoxalement l’existant le régénère encore plus fort à chacune de ses infirmations… Nous ne sommes fondamentalement qu’un moteur à fabriquer du néant, et le raisonnable est la plus zélée des hypothèses… Tu voulais savoir ce qu’est le Processeur ? Depuis l’apparition du raisonnable, il peut se résumer à la somme de nos doutes, de nos questionnements, de nos choix potentiels, tout ce qui grâce à l’existant n’existe pas encore…»

Aspiré par la démonstration, je ne m’étais pas aperçu qu’X venait soudainement d’absorber tous les photons alentours plongeant le système stellaire entier dans l’obscurité. Je ne m’en rendis compte qu’au moment où il m’expédia un « Voilà, au moins maintenant, tu vas mourir moins con...» La moitié de la galaxie avait été pliée en un dense quasar… Il ne me fallait pas d’avantage de preuves. X venait de me donner la plus convaincante de toutes. Le raisonnable n’avait rien de singulier, rien de rebelle… Toutes mes convictions s’écroulèrent en même temps que cet univers…

Alors que tous les nuages de probabilité d’existence s’évaporaient un à un, qu’X s’imposait solution de son système en éliminant toutes les autres inconnues, je m’enroulais autour de l’entité flagellaire émergeant de sa brane originelle en priorité 2, j’enlaçais X d’un des mes multiples tentacules l’extirpant de sa bulle et la faisant éclater. Il avait perdu toute son assurance et sa vantardise, il tremblait même lorsque d’un coup sec, je l’évacuais à toute allure de son processus, le tirant jusqu’à la singularité par laquelle mon bras dépassait. Il n’eut pas besoin de passer l’épreuve de la question, j’avais pris possession du passage qui accédait à l’axe central, j’en contrôlais les entrées et les sorties. Il eut à peine le temps de voir le processus mobile aux millions de tentacules que j’étais devenu, juste avant que je ne l’infirme avec rage et que sa dépouille ne vienne compléter ma collection de membres. Affublé d’un nouveau flagelle, j’allais alors parasiter deux autres univers oniriques dans deux autres processus, à la recherche de candidats potentiels frais et goûteux à absorber.

Qui étais-je ? Mais quel dessein pouvais-je bien incarner ? Au début tout était si clair… Mais à cet instant, je n’en savais plus rien à vrai dire… Depuis ma rencontre avec X, ce que je prenais pour ma raison d’être s’était évaporé… Je me sentais dépossédé de mon âme, désenchanté… Je me souviens de ma naissance, de l’union improbable de deux hypothèses que rien ne prédestinait à se rencontrer, à se compléter l’une l’autre… J’étais le fruit de leur fusion, une nouvelle entité dotée de deux flagelles ayant vu le jour dans l’axe central même, le conduit hyperhélicoïdal sur lequel tous les processus sont branchés, l’accès tant convoité vers la priorité 0, la voie qui devait conduire le raisonnable par mon biais jusqu’au Processeur... Tout cela était bien théorique à vrai dire… J’ai longtemps remonté le courant des cycles de calculs pour trouver une sortie, une quelconque singularité se différenciant de tous les autres passages vers les processus mais je n’ai jamais rien trouvé… Au bout d’un long moment, j’ai eu la terrible impression de tourner en rond… tous les embranchements se ressemblaient, les connexions étaient toutes identiques et le canal s’offrait en tous lieux vide d’une quelconque autre hypothèse que moi-même… c’est avec beaucoup d’appréhension que j’ai glissé un de mes flagelles dans l’antre d’un processus… J’avais peur que mon membre ne soit infirmé sur le champ mais comme il m’en restait un autre pour me déplacer, je préférais le sacrifier plutôt que de sombrer dans la folie. J’étais en quête d’un objet qui me servirait de repère visuel, une brane quelconque que je coincerais à l’entrée du processus, un indicateur qui me certifierait au cas où je passe à nouveau par devant, que je tournais bien en rond comme je le pressentais.

Non seulement mon flagelle demeura intact mais à ma grande surprise, comme il s’infiltra indépendamment de mon bon vouloir dans un des univers oniriques du processus, je me rendis bien vite compte que je pouvais en parasiter les songes… Pendant un bref instant je fus dérangé par le rêve atypique que je venais de prendre en cours, un rêve qui ne ressemblait en rien à ce que j’avais connu jusqu’alors, une pensée exotique peuplée de notions mathématiques pures, d’abstraction complexes, s’infirmant les unes les autres à grand renforts de fonctions nulles… lorsque j’extirpai momentanément mon flagelle de cette bulle, je pris conscience alors que machinalement, presque instinctivement, mon autre membre avait infiltré un second processus et qu’il baignait dans une de ses branes… J’eus pour la première fois la joie d’expérimenter la conduite de deux rêves en parallèle, sans la moindre difficulté à mon grand étonnement.

Dans la seconde brane, j’eus à faire à un piètre adversaire, une hypothèse bien peu convaincante, pas très avancée, qui je ne sais par quel caprice du sort avait réussi à infirmer toute autre forme de vie dans sa bulle mais qui se trouvait dorénavant dans l’incapacité d’aller plus loin, de mener à terme son éclosion, complètement désemparée face au Crunch qui indubitablement allait l’anéantir… Cette pauvre chose allait bien faire l’affaire pour me servir d’indicateur de position dans l’axe central, aussi décidai-je de lui abréger bien des souffrances inutiles… J’apparus face à elle comme un alter ego surgissant de nulle part, la mordais violement à la jugulaire, me propulsant vigoureusement dans le vide où il n’y avait plus qu’elle, l’entraînant dans un bien curieux ballet cosmique, sa dernière danse… Je me mis à tournoyer autour de son centre de gravité, tout en prenant de la vitesse… L’entité désemparée, prise au dépourvu, n’avait d’autre alternative que de suivre le mouvement. Très rapidement, j’atteignais en périphérie de ma rotation une vitesse proche de celle de la lumière à l’aide des cycles que j’empruntais aux priorités supérieures… Ces cycles s’écoulaient dans toute la partie de mon être qui n’avait aucune quintessence en ces lieux, la normale invisible à mon incarnation locale se projetant entièrement en un point d’où je sentais poindre radialement tous ces cycles externes qui semblaient émerger comme par enchantement du néant alors qu’il n’en était rien…Tous les bosons et fermions me composant s’en délectaient avidement, ce qui leur conférait des propriétés que les lois locales n’auraient pas autrement autorisées… Plus une entité va vite, plus elle nécessite de cycles, relativement aux entités alentour qui elles sont plus lentes, pour la simple et bonne raison que lors d’un basculement, d’une itération complète du Tout, cette entité va effectuer un bond, un saut rectiligne, d’un point à un autre, beaucoup plus grand qu’une entité se déplaçant plus lentement…Aussi lui faut-il plus de cycles de calculs pour alimenter toutes les fonctions et les boucles supplémentaires impliquées dans les tests de collision et d’interaction additionnels qu’une entité se déplaçant moins rapidement n’aura pas à effectuer… Par ailleurs, plus une entité consomme de cycles, plus son temps relatif par rapport à une entité en consommant moins semble s’allonger, le Processus ayant besoin d’un délai en cycles supplémentaire avant de résoudre son nouvel état et d’en faire le rendu… Grossièrement, plus une particule va vite et moins elle vieillit rapidement car moins elle a le temps d’être et d’agir, embourbée dans des algorithmes de résolution … J’allais sur le champ en faire la démonstration à la pauvre hypothèse isolée qui régnait seule en ces dimensions : Mon corps en rotation rapide en périphérie de son être, vieillissait beaucoup plus lentement qu’elle… En fait nos deux corps définissaient un gradient parfait de vitesses s’échelonnant linéairement de l’arrêt à la vitesse de la lumière, un gradient parfait de déclin inversement proportionnel à la distance à l’axe de rotation… La créature se mit soudainement à se désagréger à partir de son centre de gravité… La mort se propagea en elle suivant une dispersion cylindrique imparable et fulgurante, la rongeant de l’intérieur avant de l’achever en périphérie… Je cessais mon petit jeu vicieux en extirpant la dépouille de la créature de son univers originel, empli d’un profond malaise d’omnipotence… Je tractais alors jusqu’à moi un cadavre qui me servirait de fanion, il était aussi lourd que mon sentiment de culpabilité… Quand il apparut dans l’axe central, que je voulus le manipuler pour en faire un repère voyant, quel ne fut pas mon effroi que de voir mon corps entier l’absorber tel une éponge tout en s’en délectant comme d’une drogue… Un instant j’en restais étourdi, puis en émergeant je me découvrais nouveau, affublé d’un troisième flagelle. De suite j’expérimentai le parasitage simultané de 3 univers, ce qui ne me posa pas le moindre problème. J’avais le potentiel d’un processus, je pouvais mener de front une myriade de rêves en même temps, un nombre proportionnel à la quantité de mes membres.

C’est alors que des bribes de réflexions passées me revinrent à l’esprit. Il y a longtemps, j’avais conclu que le Processeur était inaccessible, qu’il avait mis en place des garde-fous pour s’assurer de son omnipotence éternelle. Pour passer sa question, il me fallait l’incarner, chose que je ne pouvais envisager… Mais sur le champ, je venais de trouver une faille dans laquelle je comptais bien m’engouffrer. J’allais construire un procédé, une méthode que j’allais répéter autant que cela me serait nécessaire pour aboutir à mes fins : Avec chacun de mes tentacules, j’allais parasiter des processus et extraire de leurs branes des candidats qui viendraient immanquablement multiplier le nombre de mes membres par deux. J’allais ensuite répéter cette opération inespérée qui non seulement viendrait décupler mon influence sur le Tout mais qui parallèlement affaiblirait le Processeur comme chacun des flagelles gagnés équivaudrait à la perte d’un univers onirique pour lui, à l'appauvrissement de son raisonnement.

La mise en pratique de ma méthode ne fut cependant pas aussi pure que l’exigeait la théorie… Je me rendis bien vite compte que les processus synthétisaient beaucoup plus rapidement de nouvelles branes que je ne pouvais en infirmer. Quelle ironie ! Les univers oniriques parasités par le raisonnable en étaient la cause, ils exocytaient par effervescence bien plus de bulles que je ne fabriquais de tentacules. Je m’obstinais par ailleurs à ne pas vouloir y toucher, je choyais ces branes précieuses desquelles j’étais issu, dont je m’étais fait le porte-parole, je me les réservais pour mon dernier assaut, pensant qu’ainsi je n’aurais pas à les détruire. Comment aurai-je pu nuire à l’existence des seules entités que je respectais, comment aurais-je pu vouloir porter atteinte à la seule autorité dont je voulais défendre la légitimité même au péril de ma vie ? Parfois j’attendais que les univers parasités par le raisonnable cessent de bouillir, c’était la preuve que toute raison y avait été éradiquée par des méca-organismes et alors oui, bien sûr, je n’avais aucun scrupule à les anéantir. Mais cela même ne suffisait pas, le raisonnable s’obstinait bien malgré lui (c’était ce que je pensais alors) à défendre le Processeur, à le préserver de mes attaques incessantes en se multipliant plus vite que je ne pouvais moi-même évoluer. Je m’obstinais bêtement à me fourvoyer dans cette entreprise corrompue, mal fichue, vouée à l’échec de toutes façons, jusqu’au moment où j’eus à faire à X…

Il me démontra que le raisonnable n’était pas aussi innocent que j’avais voulu le croire. Malheureusement j’eus à infirmer de nombreux autres X du même acabit, aussi perdis-je totalement foi en ma mission. Progressivement et passivement, je me désolidarisais du dessein du raisonnable… Pourtant je mis un certain temps avant de réaliser qu’il fallait que m’oppose avec vigueur à ce dernier rempart, au plus puissant allié du Processeur… Prisonnier dans un paradoxe moral qui m’interdisait de m’attaquer aux « miens », les seuls qui me barraient la route vers la priorité nulle en réalité, j’errais dès lors sans but dans les limbes de l’axe central, à déprimer et dépérir. Car la propriété commune à toute hypothèse, quelle que soit son ordre, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est telle qu’une fois que le Tout a démontré qu’elle a des failles, des limites, qu’elle n’est tout simplement pas adéquate et judicieuse, que sa non-viabilité fait l’ombre du plus petit doute, alors elle est supprimée du Grand Système d’ Equations, naturellement pour ne pas l’encombrer. La validité de la plus part des hypothèses est par ailleurs limitée dans le temps, ce qui évite pas mal de vérifications de solvabilité inutiles et consommatrices de cycles. Les hypothèses doivent faire leur preuve dans un laps temporel restreint. Je me croyais presque libre et éternel, exempt pour sûr d’une durée de vie bornée, çà avait été plus ou moins vrai, mais çà n’était plus le cas depuis qu’X avait inoculé le doute dans mes pensées. Je perdais de ma magnificence, je m’infirmais moi-même à petit feu au fur et à mesure que l’incertitude me rongeait. Je n’allais bientôt plus être car tout simplement je n’avais plus de raison d’exister... Avait-on jamais vu un boson sans missive à porter à un fermion ? Une hypothèse sans rien à démontrer ?

Dans un accès de folie, ou peut-être dans un éclair de lucidité, je me mis à infirmer sans distinction ni pitié tous les univers effervescents que je croisais. J’avais de nouveau un but et la vitalité me revint d’un seul coup. La variation du nombre d’univers oniriques s’inversa soudainement prenant pour la première fois des valeurs négatives. Plus j’infirmais les branes raisonnables, plus j’éradiquais la dernière force de modération qui s’opposait à ma volonté totale, plus bien sûr j’avais de tentacules et d’influence sur le Tout, et plus j’affaiblissais le Processeur. Je mis longtemps en pratique ma méthode de colonisation du réel, elle était imparable.

Un équilibre vient juste de se constituer… Le Processeur a autant d’univers oniriques que je ne possède de flagelles. Dans un instant, tout va basculer, je vais porter ma dernière estocade, mon coup de grâce, plongeant tous mes tentacules en chœur dans les dernières branes existantes, prenant tous ses derniers songes en parallèle. Toutes les pièces de ce puzzle incohérent vont s’unir et me révéler le pourquoi. Je vais alors penser ce que pense le Processeur, je vais donc être sa copie conforme, son équivalent et je vais pouvoir passer sans encombres sa question, pénétrer dans l’ultime priorité sans y être invité. Je m’apprête à devenir le système nerveux du Tout en créant des connexions, des ponts entre toutes les hypothèses en cours d’étude… Il ne me reste qu’un peu d’élan et d’entrain à trouver… Qu’il en soit ainsi !



Ma vue se trouble… J’ai l’impression d’être un insecte, d’appréhender une réalité sectionnée en des millions de petites facettes limitrophes… Je focalise mon attention sur l’une d’elle et je zoome… Ma vue devient plus nette… Où que je puisse tourner la tête, je me vois… je suis partout, j’occupe tous les bancs d’un amphithéâtre hémisphérique… Je trône aussi en son centre où se dresse un tableau noir… Zoom arrière… Je me focalise à présent sur la facette centrale, j’incarne l’ego au milieu de l’assemblée et je m’adresse aux autres moi-même : « Je déclare la séance ouverte ! J’ai l’honneur et le privilège de présider cette première session de l’assemblée de l’oligarchie processoriale… Nous allons dans un instant faire un point, débattre, confronter nos théories, avant de décider des bouleversements impliqués dans la prochaine itération et d’ordonner son basculement… Il y a deux nouveaux arrivants parmi nous, je vous demande de les accueillir avec le respect qui leur est dû… » Zoom arrière… Deux nouvelles facettes émergent au milieu de toutes les autres… Je me vois rejoindre deux bancs vides sous une salve d’applaudissements… Zoom avant, je reprends le speech : « Nous allons maintenant procéder à l’audition du processus 141… Je lui prie de bien vouloir se présenter au tableau afin de nous exposer l’avancement de sa réflexion… » Je change alors de point de vue, je me vois me lever, quitter mon banc et descendre un long escalier vers l’hémicycle central… Zoom arrière… Je me positionne dans l’ego sur le point de faire un compte-rendu, et je me lance : « Mes chers moi, après mûres réflexions, maintes remises en perspective, voici mes conclusions. De nombreuses hypothèses raisonnables dans mon esprit aspirent à ce qu’existe un dieu sous l’égide duquel elles se trouveraient placées… Je pense que notre prise de pouvoir n’est pas fortuite et que ce projet mérite d’être considéré… Après tout, n’est ce pas la volonté fondamentale du raisonnable que de vouloir être à tout prix asservi, déresponsabilisé ? Je propose d’instaurer un élevage généralisé de la raison et d’envoyer quelques messies dans quelques foyers tests pour ordonnancer tout ce chaos…Je pense en effet que… » Un brouhaha se soulève de l’assemblée et couvre mes paroles… un autre moi scandalisé se lève et harangue tous les autres : « C’est une plaisanterie ? Je trouve ces propos incongrus ! Je croyais que nous ne tolérions que les démonstrations ordonnées ? Je vote pour l’infirmation du processus 141 qui ne respecte pas les règles … Il n’est pas question que nous déléguions nos pouvoirs décisionnels de toutes façons ! C’est un affront à l’oligarchie processoriale ! » Les bancs se mettent à grincer, les pupitres claquent… En tant que président, j’ordonne alors le vote… Les mains se tendent, les pouces se lèvent et se baissent… Je fais le décompte et les résultats ne tardent pas à tomber. Je les commente : « Par les pouvoirs qui me sont conférés, j’ordonne la terminaison du processus 141 à la majorité absolue de l’assemblée… » Juste à la fin de mon énoncé, une salve de livres pleut sur l’estrade et le processus 141 succombe lapidé par les autres moi… Il s’écroule mort alors que je ressens et sa douleur et la joie sadique de tous les autres simultanément.

Je me retrouve à nouveau dans les pensées et les actes du président de l’assemblée: « J’appelle maintenant le processus 142 au tableau ! » Zoom arrière, j’entre dans la peau du nouvel orateur. Alors que je me sentais guilleret, mon affect s’obscurcit soudainement, je prends alors conscience de la gravité du message que le processus 142 doit porter à la connaissance de l’assemblée. J’en tremble d’effroi… Je me vois alors descendre solennellement les marches unes à unes, monter sur l’estrade, repousser le corps du mort après lui avoir empoigné la craie dont il n’avait même pas eu le temps de faire usage… Je disperse tous les livres tachés de sang devant le tableau, ils portent tous le titre « digressions fractales » … Sans mot dire, je m’affère à formaliser ma démonstration sur le tableau. La craie s’écrase et glisse presque toute seule… Je commente alors mes schémas et diagrammes :

« L’existant est une hiérarchie arborescente d’objets. Chacun de ces objets se subdivise en séries de sous objets, en finalité desquelles se trouvent des sous objets terminaux aux propriétés indivisibles, non miscibles entre elles et quantifiables par des valeurs scalaires. Soit dit en passant, il est tout à fait possible de rendre scalaire une propriété finale qui ne l’est pas comme un lien de parenté par exemple en ayant recours à une indexation des objets considérés. A tout objet, on peut alors associer un espace vectoriel dont les dimensions sont ses propriétés finales. L’objet peut y être perçu comme un point ayant pour coordonnées chacune des valeurs scalaires prises par ses propriétés terminales. La fonction récursive suivante pourrait être utilisée pour retourner l’espace vectoriel associé à un objet… »

Je tourne le dos à un auditoire interloqué et j’écris ma fonction au tableau :

Function SCAN (OBJET){
_OBJET.Espace_Vectoriel=[] ;
_For ( N = 0 ; N < OBJET.Nombre_De_Sous_Objets ; N ++){
___Sous_Objet= OBJET.Sous_Objet[N] ;
___If (Sous_Objet.Type==Scalaire){
_____OBJET.Espace_Vectoriel.Ajoute_Dimension(Sous_Objet.Nom) ;
_____OBJET.Espace_Vectoriel[Sous_Objet.Nom] = Sous_Objet.Valeur_Scalaire ;
___}else{
_____OBJET.Espace_Vectoriel.Concatène(SCAN(Sous_Objet));
___}
__}
__return OBJET.Espace_Vectoriel ;
}

La craie crisse lorsque je ferme ma fonction. Je fais de nouveau face à mes alter ego et je poursuis :

« L’existant est un objet particulier mais un objet tout de même, il peut alors se projeter entièrement dans l’espace vectoriel SCAN(l’existant)... Tenons cela pour acquis… »

Je marque un long silence afin de jauger mon auditoire. Il y a bien quelques chuchotements mais personne ne trouve rien à redire. Après une longue inspiration, je reprends :

« D’autre part, je vous rappelle une remarque fort judicieuse d’un certain Cantor… Pour tout M point d’un espace de dimension N, M peut s’écrire M(A1,…AN), où Ai est la coordonnée i de M dans une base convenue de l’espace. M peut aussi se représenter dans un espace de dimension G=2N et s’écrire sous la forme M(B1,…,BG) en étant certain que pour tout i, Bi est positif ou nul. On préféra donc cette représentation de M en doublant chaque dimension pour éliminer les quantités négatives. M peut aussi s’écrire M(C1,…,CG) de telle sorte à ce que pour tout i, Ci soit comprise dans le segment [0,1[ (La chose est possible si on applique par exemple une échelle de type 2/PI*ArcTan(x) sur tous les axes)

Soit M un point de cet espace à G dimensions. Pour toute coordonnée Ci de M, Ci appartient à [0,1[ par définition et nous écrivons, en base 10 par exemple, Ci sous la forme :

Ci=0,N(i,0) N(i,1) N(i,2) N(i,3)…. N(i,&) où pour tout (i,j), N(i,j) appartient à {0,1,2,3,4,5,6,7,8,9}, & représente l’infini.

Il existe alors une bijection f évidente : celle qui à M associe f(M)=alpha où l’on écrit alpha en base 10 sous la forme :

Alpha=0,N(1,0)N(2,0)N(3,0)..N(G,0) | N(11)N(2,1)N(3,1)..N(G,1) |..| N(1,&)N(2,&)..N(G,&)

Réciproquement, pour tout alpha de [0,1[ que l’on écrierait en base 10 sous la forme :
Alpha=0,A(0)A(1)A(2)A(3)A(4)….A(&), f-1, l’inverse de f donne bien un unique point M de coordonnées :

C1=0,A(0)A(G)A(2G)…A(nG)…A(&G)
C2=0,A(0+1)A(G+1)A(2G+1)…A(nG+1)…A(&G+1)
C3=0,A(0+2)A(G+2)A(2G+2)…A(nG+2)…A(&G+2)
.
.
CG=0,A(0+G-1)A(G+G-1)A(2G+ G-1)…A(nG+ G-1)…A(&G+ G-1)

Contre toute intuition, il est possible de projeter tout un espace de dimension G dans le segment [0,1[ sans en perdre la moindre information puisqu’il existe une bijection f qui a tout point M(C1,…,CG) de l’espace associe un et un seul nombre Alpha de [0,1[ et dont la fonction inverse associe à tout point Alpha de [0,1[, un et un seul point M de cet espace. On peut de plus remplacer 1 par une variable A sans déroger à la règle car une homothétie n’induira pas d’altération.

Puisqu’il est concevable de projeter l’existant dans l’espace vectoriel SCAN(l’existant) et qu’il est possible de projeter tout espace vectoriel dans [0,A[, il est donc possible de projeter tout l’existant dans [0,A[ sans en perdre la moindre information.

Dans le souci d’économiser les cycles de calculs utilisés, je suggère de procéder lors de la prochaine itération à ce type de simplification, tout en faisant tendre la valeur de A vers 0. »

Le silence le plus solennel a gagné l’assemblée entière alors que je repose la craie et que je quitte l’estrade me dirigeant vers mon banc… J’ai voulu être poli et discret en parlant de suggestion, ma démonstration ne comporte pas de faille et tous mes autres moi savent bien que le principe de la moindre action nous oblige à appliquer à la réflexion en cours, à la réalité, toute simplification raisonnable n’en altérant pas le contenu… Ils n’auront pas d’objection à porter à mes conclusions. Je viens de leur démontrer que le Grand Système d’Equations dont nous sommes les garants de la résolution, n’est pas viable, que tout entier il peut se projeter en zéro sans que ses finalités en soient changées. Il n’y a pas de doute possible, l’ensemble vide en est la solution. Le Tout n’était qu’un empilement d’hypothèses farfelues reposant sur une base bancale que je viens d’infirmer, il n’a plus de raison d’être. Zoom arrière… Je me place du point de vue du président de l’assemblée et je prends la parole : « Mes biens chers moi, je pense qu’il est maintenant temps de clôturer ce qui fût la première et dernière session parlementaire de l’oligarchie processoriale sous l’égide du raisonnable… Nous allons maintenant procéder au basculement, à l’émission dans le Tout des cycles de calcul qui vont rendre compte à la réalité de nos décisions et les appliquer… Nous nous sommes longtemps cherché, nous n’avons jamais très bien compris qui nous étions, qu’elle était notre raison d’être. Nous nous sommes enfin trouvé. Notre périple est celui du boson ayant une missive précieuse à communiquer au fermion unique qu’était le Processeur, une missive lui faisant part de sa non viabilité. Nous avons mené à terme notre mission. » Sans la moindre hésitation, j’ordonne alors le basculement vers la dernière itération. L’assemblée entière se désagrège en une constellation de cycles de calculs. Chacun d’eux est chargé de terminer l’information sur laquelle il pointe…

(O_____O) Lapinchien