Dernier train

Le 03/10/2004
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par Kirunaa
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Ce texte traite d'un sujet complexe, déjà abordé sous tous les angles possibles, la déportation et les camps de concentration. Kirunaa ne prétend pas faire innovant sur le sujet, son texte est brutal, choquant, réaliste. On est bousculé, on comprend rien, on a peur avec la narratrice. Le style est très terre-à-terre, haché, ça finasse pas et ça fait pas dans l'artistique, mais c'est très efficace et ça remet les idées en place. A lire.
Il fait nuit, il pleut. Une pluie froide et suintante qui rappelle mes démons. Ils m’obsèdent, m’oppressent, m’étouffent, je ne peux pas lutter contre eux. Rien ne les chassera plus, je suis condamnée à les subir, à les cacher au plus profond de moi. Parfois ils ressortent, et je ne peux rien faire contre ça. Lentement, mon âme m’échappe et me force à retourner là-bas.
Je suis jeune, j’ai vingt-deux ans depuis quelques jours. J’ai peur j’ai faim, j’ai soif, et j’ai froid. Dans mes bras je serre mon bébé, qui n’a plus la force de pleurer. Autour de moi, les autres sont aussi muets. Au début les hommes criaient et les femmes hurlaient, mais ils ont arrêté après quelques heures. Peut être un semblant d’instinct de survie leur murmurant de garder leurs forces… quelle stupidité. Mieux aurait valu mourir de suite. Comme cette vieille femme allongée près de moi. Elle a rendu son dernier soupir dans l’ignorance générale. Maintenant son corps se refroidi plus vite que je ne l’aurai pensé. Sans doute est-elle en paix. Je serre mon bébé contre moi, inutilement.

Enfin le train s’arrête. Aux cris que l’on entend dehors, je sais que cette fois ce n’est pas pour refaire le plein d’eau et de charbon. Nous sommes arrivés à destination. Mon cœur se serre d’appréhension. Dans le wagon, nous nous regardons en écoutant terrifiés ce qui se passe au dehors. Puis je perçois nettement le bruit d’une porte que l’on ouvre. Des gens crient. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, mais la signification en est claire. Peur, déchirement, rage. Que peut-il bien se passer ? Dans mes bras, mon bébé bouge faiblement et tente de pleurer.
La porte s’ouvre. Tout d’abord la lumière m’éblouit et je couvre mon visage de mon bras. Je sens de l’air froid qui entre par bouffées dans notre wagon, et quelque chose qui me pique le visage. Je baisse mon bras, cligne des yeux et regarde dehors. Il neige. Les soldats attrapent brutalement ceux qui sont assis près de la porte et les jettent dehors. « RAUS DAMIT ! ALLE AUSSTEIGEN ! SCHNELL !“

Nous nous levons maladroitement les uns après les autres et descendons, fatigués, brisés. « Männer Rechts ! Frauen Links ! Kinder hierher ! „ Un officier répète inlassablement les mots incompréhensibles. Devant moi, les soldats sépare un couple. L’homme serre la femme dans ses bras et elle s’accroche à lui désespérément. Les soldats hurlent, le couple hurle, tout le monde hurle. L’un d’eux donne un coup de crosse de pistolet dans les reins de l’homme pendant qu’un autre tire la femme en arrière par les cheveux. Le couple lâche prise et ils sont aussitôt séparés et jetés loin l’un de l’autre, l’homme à droite, la femme vers la gauche. Elle hurle le nom de son homme mais s’éloigne néanmoins, suivant les autres femmes. Les larmes coulent sur son visage sale, laissant des marques blêmes. Avec elle, je marche, suivant les autres femmes. Soudain un homme s’approche de moi et m’arrache mon bébé des bras. Je fais un pas pour le rattraper, lui dire qu’il n’a pas le droit, j’ouvre la bouche pour crier et m’immobilise. Je serre les dents pendant qu’il emmène ma raison de vivre avec lui. Je ne peux rien faire. Ma gorge se serre, j’ai du mal à respirer. Je regarde une dernière fois mon bébé dans les bras de la mort et reprends ma marche. Un étrange hululement parvient à mes oreilles, me vrillant le cœur. Je m’aperçois que c’est moi qui hurle. Un voile noir passe devant mes yeux.

Je fais la queue avec les autres devant une table. Une femme est assise et tiens la main de celle qui est devant moi. Elle fait quelque chose à son bras. Puis vient mon tour. Elle me parle, me pose des questions. Je ne comprends pas ce qu’elle dit, je ne comprends plus rien. Elle porte un foulard gris dans les cheveux et est habillée d’une étrange tunique à rayures verticales, informe. Elle semble en colère mais je ne veux pas comprendre ce qu’elle me demande. Ils m’ont volé mon bébé. Elle s’empare de ma main et je sens une piqûre glacée qui me remonte jusqu’au cœur, jusqu’à l’âme. Enfin elle me repousse. Je baisse les yeux pour voir un numéro tatoué sur mon bras à l’encre noire. Le sang suinte et se mélange à l’encre qui lui donne une couleur violacée. Je serre mon bras contre moi, et marche encore, le long du couloir. En passant, une autre femme en foulard et tunique rayée se saisit de moi et m’arrache mon alliance, la jetant dans une boite de bois grasse et noire avec d’autres bijoux. Ils me volent le souvenir de mon homme.

Nouvelle pièce, les autres se déshabillent. Je fais de même, je ne réfléchis plus. J’enlève mon gilet de laine, mes chaussures de cuir fin - ruinées - et je laisse tomber ma jupe. Suivent mes bas, ma combinaison et mes sous vêtements. Je frissonne soudain alors qu’un courant d’air s’engouffre dans la baraque. Deux hommes viennent d’entrer, un officier et un homme en tunique rayée. Tous deux marchent d’un pas décidé, suivant le flux de mes compagnes et passant devant nous. Il passent la porte là-bas, vers laquelle nous marchons. A nouveau je regarde autour de moi. Il y a là de toutes jeunes filles et de vieilles femmes. Toutes sont nues, le visage ravagé de larmes. La plupart marchent en tentant de couvrir leur nudité, geste dérisoire de pudeur. Des jambes de l’une s’écoule du sang. Je passe la porte en même temps qu’une jeune femme de mon âge, probablement déjà enceinte de quelques mois.

L’officier est là, il surveille les opérations d’un air fermé. L’homme en tunique, avec quelques autres de ses semblables est armé de ciseaux et, debout derrière des femmes nues assises sur des tabourets, ils coupent leur cheveux et le jettent dans de grands sacs. Je m’assois par terre avec les autres et ferme les yeux, attendant mon tour. Plus de dignité, plus de possession, plus d’avenir, plus d’espoir, plus de vie. Quand mes mèches rousses me sont arrachées sans douceur, je repense aux paroles sifflantes de haine de l’une de mes institutrices. « Cheveux rouges, couleur du Diable. Tu es le mal incarné. Tu vivras dans l’Enfer de la honte. »

J’émerge enfin dans la lumière. J’ai toujours froid, j’ai toujours faim, soif et peur. Je suis vêtue d’une tunique à rayures verticales, informe. Ma manche droite est maculée d’un sang qui n’est pas le mien. « récupérées aux morts » ai-je entendu quelqu’un murmurer.

Je marche pieds nu dans la boue. Je ne pleure plus, l’eau est trop précieuse pour être gaspillée ainsi. L’odeur de mort me colle à la peau. Nous ne sommes que des cadavres en sursis. Autour de nous, le monde a disparu, reclus derrière des barrières de barbelés. Seul l’Enfer est réel, et la mort sera la seule délivrance.