Néo-Inquisition 01

Le 06/11/2004
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par nihil
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Rubriques / Néo-Inquisition
Début de la rubrique Néo-Inquisition, qui sera publiée d'un bloc. Les épisodes n'ont pas d'intérêt séparément, l'ensemble est un gros texte à lire d'affilée. C'est de l'anticipation noire, mystique et médicale, avec des connotations politiques à la 1984 et un coté assez obsessionnel, on se croirait dans un délire de psychotique paranoïaque. On découvre une civilisation basée sur le contrôle mental, et pour qui la conscience est une malédiction.
JOUR -41


« Il est dit que les mains du chirurgien seront les armes de Dieu dans la lutte ancestrale contre la régression somatique. Scalpels, pinces et aiguilles de suture seront les instruments sacrés qui permettront la transcendance de l’Humanité, vers une nouvelle espèce, vers la très Sainte Difformité. […]
Et les prêtres-chirurgiens seront les machines impersonnelles qui déferont l’unité organique à la chaîne et bâtiront l’avenir physiologique de l’humanité, pour la plus grande gloire du Tout Puissant. Qu’il en soit ainsi. »
Stance primaire 0017



Extrait d’enregistrement magnétique retrouvé dans un quartier en ruines :
Crrfnvenue à l’Hôpital-Prison. Cette immense structure s’enfonce dans les entrailles de la Terre depuis des millénaires. Ancestrale et tentaculaire, personne n’en connaît les origines avec certitude. Venez découvrir… agglomération anarchique de quartiers en ruines empilés ou imbriqués dans le plus grand désordre… crfff… laissez-vous guider vers… ccrcrzz
Crrz… les humains qui colonisent l’Hôpital-Prison tentent d’adapter cet habitat aux proportions titanesques à leurs besoins… crfff nombreuses parties désertées à cause de la dégradation des lieux …crfffcrcrzzzz
Prochaine station : intra-cathédrale Sainte-Tétrahéparine…
Crzzzzzzzzzz cendre par la droite, attention à la mcrfffcrffff…Bip… crfffcr…
Fin de transmission.

Procédure de réveil artificiel :
Préparation du matériel et de l’espace de travail.
Les circuits d’alimentation en hypomorphine sont coupés avant le début de l’opération pour permettre le réveil du patient. Trois séries d’injections d’endorphine sont déclenchées pour réactiver les processus psychiques du patient. Le système de surveillance de l’oxygénation est mis en place. Les incisions centrale et parentérale sont suturées durant la première heure du réveil. La bénédiction systémique est pratiquée par injection d’histiocytine. Les champs opératoires sont retirés. Les sondes de contrôle sont mises en place et reliées aux appareils de veille.
Nettoyage de l’espace de travail.


    
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A mon réveil, deux chirurgiens se tenaient devant la table d’opération. Deux formes noires bien découpées dans la pénombre. Ils ne bougeaient pas, je ne les voyais même pas respirer. On aurait pu les prendre pour deux statues penchées sur ma couche. Ils ne paraissaient pas avoir conscience du changement de mon état physiologique, mais je savais qu’au contraire tout était sous contrôle, et leur immobilité était normale. Ils ressemblaient à des robots désactivés en pleine action, leurs membres antérieurs terminés par des pinces et des lames bloquées en l’air.
Je restai de longues minutes à détailler les contours aigus des scalpels et des aiguilles, leur reflet ténu dans l’obscurité. Je ne distinguais rien d’autre des chirurgiens.

L’oxygène chassait peu à peu le gaz anesthésique de mon organisme, et des flots de sensations inconnues s’engouffraient en moi. Mes pensées s’éclaircissaient peu à peu. J’attendais patiemment qu’on s’occupe de moi. Mon heure viendrait, je n’étais pas inquiet.
    
Les perfusions et les sondes que me hameçonnaient la peau étaient reliées à un relais de la conscience collective globale. Par ce biais on m’administrait quotidiennement ma dose d’enseignements religieux, on me transmettait les Procédures Sacrées par voie intraveineuse, initiation chimique.
Je sentais une douleur sourde au bout de mes bras, un feu noir encore larvé grâce aux perfusions de lidocaïne. Je savais ce que signifiait cette douleur : on avait déjà amputé mes avant-bras, juste au-dessous des coudes, pour me greffer des prothèses chirurgicales. Et ce alors même que le processus de désindividualisation n’avait pas commencé. C’était trop tôt. Je n’avais encore qu’une connaissance rudimentaire des procédures mais en moi cela résonnait comme une erreur, sans que je comprenne vraiment pourquoi. L’erreur n’était pas permise.
Sans que rien ne l’annonce, les chirurgiens glissèrent de part et d’autre de la table d’opération. J’aperçus fugitivement les pansements gris qui recouvraient leurs yeux. Ils s’activèrent quelques instants sur les appareils de contrôle et sur les perfuseurs reliés à mes veines jugulaires. Je fermai les yeux, confiant.


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Une longue période d’attente débuta. Je n’aurais su estimer sa durée. Je n’avais aucun repère temporel et le sommeil permanent dans lequel j’avais passé toute ma vie avait brouillé mes cycles biologiques. Je vagabondai des jours entiers dans une torpeur morphinique glaciale, émergeant ou sombrant selon les instants. Par moments, le silence presque palpable me frappait, et je gémissais de mon mieux pour le rompre. Plus tard, je m’effrayais de l’insensibilité vertigineuse de mes membres, je tentais des mouvements qui se traduisaient par de vulgaires spasmes.
Le plus souvent, je me contentais de ressasser béatement les enseignements qu’on m’inculquait par voie intraveineuse. Des bribes de modes opératoires chirurgicaux me frappaient au détour d’une pensée, des images organiques extatiques s’imposaient à moi. Des planches d’anatomie sacrées m’apparaissaient, tirées de livres si saints qu’on ne pouvait les approcher sans périr.
J’étais dans une cellule médicalisée, une sorte de local vide et voûté aux parois de béton sans revêtement. En son centre trônaient les appareils de veille et la table d’opération monolithique sur laquelle je reposais, nu et sanglé. C’était la première fois de ma vie que j’ouvrais les yeux, mais je reconnaissais tout ce qui m’entourait : mon conditionnement était donc bien avancé. Il y avait deux lampes de chirurgie défaillantes au dessus de ma couche pour seul éclairage.
Les chirurgiens aveugles avaient disparu, leur travail terminé.
Tout mon corps était cotonneux, lourd comme du plomb à l’exception de l’atroce douleur dans mes mains. Je savais que mes mains n’existaient plus, mais je les sentais encore, membres fantômes à leur place supposée.

Ma vie durant, mon sommeil avait été paisible et vide, j’avais été bercé comme tous les dormeurs par les doux sermons chimiques de la Néo-Inquisition. L’éveil, la conscience m’avaient inoculé la peur et le doute et je me tordais, cloué à ma couche dans cette lumière blanche.
Pourtant mon sort était clairement tracé, sans équivoque : j’avais été choisi par la Néo-Inquisition pour devenir chirurgien. Aujourd’hui j’avais mal et j’étais effrayé, mais la rééducation injectable anéantirait les pensées incontrôlées, les pulsions bassement organiques et tout ce qui me liait à ma nature animale. Ce qui m’éloignait de Dieu serait effacé. J’étais en train de muer, de me changer en un être de pure spiritualité loin des vicissitudes des caves-dortoirs bondés. Le scalpel des chirurgiens m’avait transcendé.
Une sérénité sublime s’emparait peu à peu de moi : la douleur ne durerait qu’un instant.

Mes sens se déployaient au fur et à mesure que je sortais de la léthargie. Ma vue et mon ouïe enrayés depuis toujours fonctionnaient de nouveau. Je commençais à entendre les vrombissements souterrains qui ne cessaient jamais ici. C’était comme un tremblement de terre permanent, obsédant, qui allait et venait et qu’on entendait plus ou moins bien selon les quartiers. Parfois ce fracas de salle des machines tombait dans les infrabasses et on ne le ressentait plus que comme une sourde vibration, comme une menace prête à s’abattre. Et parfois il tonnait et on se croyait prisonnier d’une usine en pleine activité ou dans le système intestinal d’un animal planétaire.
La plupart du temps on finissait par l’oublier totalement. Mais il était toujours là.

Par moments, je me débattais, je tirais sur les sangles et je gémissais misérablement. Je n’en pouvais plus, il fallait que je dorme, que je rejoigne la bienheureuse inconscience de mes contemporains. L’honneur qu’on m’avait fait prenait des allures de calvaire insupportable. Des masses de sensations m’agressaient et se changeaient en holocaustes nerveux auquel je ne pouvais échapper. Je hurlais pour couvrir le fracas apocalyptique et mes yeux pleuraient des larmes douloureuses sous l’afflux écrasant de lumière artificielle.
Le sens du devoir, induit par mon conditionnement, était vicié par la souffrance de la conscience. Je ne comprenais pas que la rééducation intensive à laquelle on soumettait ma personnalité puisse permettre une telle vigueur dans la rébellion, mais je ne pouvais me réfréner. J’avais trop mal, et je n’en pouvais plus de veiller depuis des jours et des jours. J’avais honte de me laisser aller ainsi, je me sentais indigne de mon rang, pourtant j’en arrivais parfois à supplier les puissances invisibles qui m’entouraient de me renvoyer à ma bienheureuse existence de dormeur. Je ne voulais plus exister.
Mes muscles atrophiés par une vie de sommeil me permettaient à peine de mouvoir mes membres, mais je me tordais si fort que les sangles se tendaient et gémissaient sous la poussée que je leur infligeais.


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L’attente était uniquement coupée par les visites régulières de l’Inquisiteur. Il ne disait jamais un mot, ne me regardait pas. Il se contentait de surveiller les appareils de contrôle, de régler mes perfusions ou de me faire une injection. Mais sa bienveillante présence soulageait mes souffrances. Ses seringues bénies contenaient les substances sacrées qui faisaient progressivement de moi ce que j’étais destiné à être. Elles me vidaient peu à peu de ma nature humaine, me reconditionnaient. J’allais devenir une machine sans âme au service de Dieu. On m’injectait les automatismes du chirurgien, les techniques et procédures m’étaient enseignées. J’allais devenir un de ces automates-soldats de Dieu, qui ne vivent que pour se laisser habiter et guider par Lui.
L’Inquisiteur n’était pas aveugle comme les chirurgiens et il avait toujours ses mains. Je savais que comme tous les membres de sa caste, son psychisme n’avait pas été reformaté. Il s’était sacrifié pour le bien de tous, parce qu’il fallait une conscience adaptable pour maintenir le contrôle sur les masses catatoniques. Il avait renoncé à jamais à la bénédiction du sommeil permanent, tel était son sacerdoce.
Je contemplais ses traits anguleux, je cherchais des yeux son regard et tentais de lui exprimer ma gratitude. Mais je ne savais pas parler, mes cordes vocales étaient atrophiées par des décennies de sommeil, je me contentais de gémir de mon mieux.

Mon regard dévoré par l’incessant clignotement des scialytiques s’arrêtait fugacement sur la sciure grise qui entourait ma couche de béton brut. Je fixais des heures durant les appareils hors d’âge, dont j’étais incapable de comprendre le fonctionnement. Il n’y avait que quelques écrans auxquels on pouvait se référer, sinon c’était des blocs métalliques assez lisses, suintant de graisse noire. Quand le vrombissement de l’Hôpital-Prison était fort, des lignes de scories tombaient des parois et soulevaient une poussière étouffante et granuleuse, qui se collait insupportablement à mes plaies en voie de cicatrisation. Les aiguilles de suture et d’injection étaient rouillées, les seringues traînaient des jours durant sur des plateaux tordus à coté de moi. Des mouches volaient en cercles au plafond ou se posaient sur moi. Mes pansements étaient noirs de sang séché et on ne me les changeait pas. J’étais déjà traité comme l’automate que j’étais destiné à devenir. Cette constatation n’évoquait aucune rancœur particulière en moi.

Ici il n’y avait pas de jour ou de nuit, et je suspectais que ces notions étaient des inventions de conte de fées. Entre deux crises de spasmes et de délire fiévreux, j’utilisais mon temps à tester la dextérité de mes nouvelles prothèses. J’avais du mal, j’était attaché et ne pouvais voir le résultat de mes efforts, mais j’y mettais tout mon cœur. Au prolongement des minces membres noirs qui remplaçaient désormais mes avant-bras se trouvait une sorte de protubérance compacte d’où sortaient des scalpels, des pinces et des aiguilles de suture. Le système, greffé à l’articulation et rattaché au système nerveux, me permettait d’actionner à volonté les instruments de chirurgie. Je pouvais les mouvoir presque aussi facilement que des doigts, ils étaient articulés et répondaient bien. Je pouvais également les rétracter, ils laissaient alors place à un système d’injection, une solide double aiguille reliée à une pompe et à un réseau de tuyaux qui serpentaient le long de mes prothèses comme des veines. Je pouvais ainsi injecter de l’hypomorphine ou de la narcocilline, les substances impliquées dans le maintien du sommeil permanent. Le système d’injection était couplé à un agglomérat de sondes et de pipettes d’aspiration.
Je sentais que je faisais des progrès. J’arrivais à saisir des petits morceaux de béton avec un clamp, à faire pivoter mon poignet rotatif sans le lâcher. Je pouvais simuler une incision avec plusieurs scalpels en même temps, et c’était comme si mes doigts courraient sur ma couche sans obstacle. Intérieurement je me récitais les modes opératoires sacrés pour me concentrer.
    

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Un jour, l’Inquisiteur cessa de se présenter. J’ai attendu patiemment, des jours et des jours, avant de comprendre qu’il ne viendrait plus. On m’avait oublié, sanglé à ma table d’opération, au centre d’un dédale en perpétuelle extension. Les perfusions alimentées par le système central me maintenaient en vie et en veille permanente. J’aurais pu pourrir ici des années durant sans changement notable, toute ma vie, jusqu’à ce qu’une agonie interminable m’entraîne dans la bienfaisante noirceur du Néant. Mais le hasard voulut que lors d’une crise de convulsions incontrôlables la sangle de mon poignet gauche lâche.

Ma rééducation chimique n’était pas complète. Je passais en revue les procédures qu’on m’avait inculqué, et je notais plusieurs points de divergence vis-à-vis de ma situation. Une série d’erreurs bizarres et d’approximations s’étaient enchaînées, provoquant à leur tour des dérives dans l’ensemble du processus. Ma transformation avait échoué. Aujourd’hui j’étais un être hybride, ni-humain ni-machine. Inutile et encombrant. Je n’étais pas aveugle, mais j’avais déjà mes prothèses multiformes, mon conditionnement inachevé faisait de moi un animal désemparé, un robot déprogrammé. J’étais encore capable de former des pensées individuelles construites, mais j’étais déjà branché à la conscience collective de l’Hôpital-Prison, j’entendais déjà résonner les sentences des Déités-Machines dans mon crâne. Mais je ne comprenais qu’à grand-peine ces auto-dialogues obsessionnels. Je n’avais ni but ni fonction.

Ma prothèse gauche libérée glissa vers la droite et une de mes lames découpa la sangle. Je ne sais pas ce qui me poussait à faire ça. C’était inutile et contre-nature. Mon devoir était de rester enfermé dans cette crypte médicalisée oubliée de tous jusqu’à ce que mon corps soit détruit et retourne à la poussière.
Mais tout mon organisme appelait désespérément à la fuite et je ne pouvais contrôler ces pulsions animales qui s’allumaient en moi comme des feux de détresse. Un monstre amorphe et handicapé, voilà ce que j’étais. Un paria, qui ne serait pas reconnu de ses pairs ni de personne. Mes lames griffaient le cuir ancien des lanières sans précaution, labourant ma chair au passage, jetant mon sang maudit sur mes flancs paniqués. J’étais comme en train de me sacrifier moi-même sur un autel de béton, une tension insupportable montait dans l’air. Je sentais les lampes de chirurgie sur le point d’exploser. Je me mutilais, pris d’une folie d’expiation, je me battais contre cet instinct de survie qui me salissait. Hérétique ! J’étais un hérétique, je me rebellais contre l’ordre ancien.
Je n’étais rien. Un sentiment de mort m’envahissait, comme un frémissement dans tout mon être. L’échec de la procédure appelait à la destruction des sous-produits défectueux, mais mon organisme refusait de s’éteindre si simplement.

Tel un pantin je m’arrachai de ma couche, et je m’effondrai non loin, trahi pas mes muscles encore peu solides. Ma chute m’enlevait aux bras protecteurs de mes perfusions et sondes, mon masque à oxygène avait glissé, manquant de m’étrangler. Mais parmi mes souvenirs artificiels se trouvaient les enseignements qui me permettraient de me rebrancher lorsque j’en aurais besoin.
A l’instant où je reprenais mon souffle, mille âmes noires sortirent de la pénombre et se précipitèrent sur moi. Des voix inhumaines se mirent à glapir mon numéro de matricule en boucle. J’ai cru devenir fou, et je me suis jeté contre les murs. Des flashs d’hallucinations sanglantes hantaient mon champ de vision, alors que la violence du fracas de l’Hôpital-Prison augmentait graduellement. Des corps massifs éventrés, vidés de leur sang. Incapable de contrôler mes scalpels, je me griffai la gorge au sang, mes aiguilles alignaient des points de suture au hasard sur ma peau. Une rage animale sans nom et les cantiques sanctifiés de la haine. Je sentais mes membres agités de spasmes et je gémis en m’effondrant.


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J’étais démuni et tremblant lorsque j’ai émergé de l’inconscience et c’était comme si le monde était mort autour de moi. La pénombre était totale, les scialytiques ne fonctionnaient plus. La paroi délabrée derrière moi meurtrissait mon dos nu. Les voix inhumaines, autour de moi, me chuchotaient une litanie rageuse. Défectueux. J’étais défectueux. Rien, dans toute ma vie de dormeur ne m’avait préparé à cet enfer insupportable.
Je levai ma main de chirurgien devant mes yeux, et fit saillir le système d’injection, salué par les vivats blasphématoires d’une foule d’âmes en peine. Hypomorphine et narcocilline. J’allais retourner au néant et oublier. Oublier ce fiasco lamentable qu’aura été ma vie d’éveillé. Me réfugier dans les bras du vide. Puisque le sommeil ne voulait plus de moi, je prierais avec ferveur les entités souterraines de m’accorder l’overdose et la mort.
Je fis glisser les pointes de la double aiguille le long de la peau de ma gorge, et localisant le léger renflement de la veine jugulaire, les enfonçai. Mon cœur rata un battement lors de l’injection massive d’hypnotiques.