Néo-Inquisition 07

Le 12/11/2004
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par nihil
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Rubriques / Néo-Inquisition
L'épilogue de Néo-Inquisition se dépouille de la confusion et du chaos qui avait pris de l'ampleur dans la série jusqu'ici. Le narrateur est désormais libéré de toutes ses entraves et fait face à son objectif. Episode plus calme, plus clair et plus sombre que le reste de la série, mais pas moins organique ni mystique. Une conclusion froide et laconique, plus proche de l'extinction douloureuse que d'un paroxysme de grandiloquence.
JOUR 00


« De la beauté d’organes sans rapport victimes d’un accouplement difforme, de l’autotransplantation frénétique entregreffe et autopénétration hystérique méandres d’une désorganisation souterraine, sous-jacente, latente, de la beauté malade de la déchirure-suture réflexe, de la beauté agonisante de membres prolongés et multipliés à coups d’articulations surnuméraires, enchevêtrement sauvage artisanal du paysage organique. Entends-moi et désespère. Inutilité ou sens caché imperceptible ? Et la mort même paraît terne et sans charme en face de la foire à la mutation aléatoire. Rien ne vaut de passer sa vie sous la lumière aveuglante des scialytiques. »
Psychopathologie systémique de la conscience collective - année 1260



Le sas énorme s’enfonça dans l’ombre sans que j’aie besoin de le pousser. L’atmosphère de la chapelle blindée était confinée, il y flottait une odeur de bloc opératoire en fin de journée : sang séché, iode et gaz anesthésique. L’obscurité était quasi-totale et on m’avait amputé de cet instinct qui m’avait guidé tout au long de mon exode. Je devais donc tâtonner au long d’une travée plombée aux piliers épais et lisses. Le métal crissait sous mes lames. L’architecture, de ce que j’en voyais était rudimentaire, monacale. Les voûtes étaient basses et rondes, les murs épais et rapprochés. La chapelle était probablement un des édifices les plus anciens de l’Hôpital-Prison. On se serait cru dans un bunker plutôt que dans un édifice à vocation religieuse.
Assez rapidement une lueur artificielle qui émanait du centre de l’édifice guida mes pas, la chapelle n’était pas immense. Je débouchai dans la rotonde encerclée de colonnes qui formait le chœur de l’église de plomb. Au moins deux étages me surplombaient, j’apercevais des balcons noirs aux limites de mon champ de vision. Je passais devant des statues de plomb sans forme, des candélabres noirs sans bougies.
La luminosité grise provenait des écrans de contrôle des appareils de veille et d’anesthésie qui entouraient le cœur de la chapelle blindée. Ils jetaient un voile de lumière mortuaire sur l’autel de plomb massif sur lequel reposait le Technochrist. Je m’avançais lentement, détaillant la scène. Il était grand et très mince, un tatouage récent apposé à l’arrière de son crâne rasé. Ses avant-bras étaient amputés juste au dessous du coude, mais n’avaient pas été remplacés par des prothèses. Deux hauts pieds à perfusions en plomb surplombaient l’autel opératoire, des poches y étaient pendues et branchées aux cathéters des veines du pli du coude et de la cuisse. Des électrodes noires étaient posées aux chevilles et à la poitrine, le câblage les reliait aux appareils de veille. L’appareil respiratoire pompait silencieusement de l’oxygène et l’injectait au Christ via le masque à gaz. Une haute croix de métal se dressait derrière la couche du Messie, au fond du cœur.
Lorsque j’arrivai à hauteur de l’autel, je m’aperçus que le Technochrist était mort, probablement depuis plusieurs heures.

Les vaisseaux sanguins superficiels bien visibles étaient gonflés et sombres au travers de la peau couleur craie. Les muscles longs et minces étaient contractés, même les moignons au niveau du coude ne reposaient pas complètement sur la couche, le spasme final les avait maintenu légèrement élevés. La tête était rejetée vers l’arrière, les yeux grands ouverts, totalement blancs.

Je levai les yeux vers les hauteurs, plongeai mon regard dans l’obscurité encerclée de balustrades austères. Je me laissais peu à peu submerger par l’atmosphère ascétique et le silence des lieux. Le vrombissement tellurique de l’Hôpital-Prison était ici atténué, j’avais l’impression d’être hors du monde.
J’arrachai les câbles et les tuyaux des perfusions sans me poser de questions. Je pointai une lame vers la poitrine maigre du Technochrist. J’enfonçai le scalpel dans un espace intercostal, juste à coté du sternum, dans le muscle durci par la rigidité cadavérique. Puis je me mis à cisailler laborieusement vers le bas, traçant sur la côte un sillon qui me permettrait de la casser. Je poursuivis l’incision parallèle au sternum sur toute la longueur de la cage thoracique, endommageant ma lame sur l’os. Puis je montai sur l’autel de plomb et posai un genou sur la poitrine. Il n’était plus temps de faire dans la délicatesse, il fallait parer au plus pressé, et tant pis pour les lésions irréversibles que j’allais provoquer. Je pesai de tout mon poids sur l’ossature robuste du thorax, et les côtes se cassèrent avec des craquements sourds.
Puis je sautai en hâte au sol et j’entrai de force mes deux prothèses dans l’ouverture sommaire, jusqu’aux poignets. J’écartai brutalement, et en grand, les bords hérissés d’esquilles d’os. Il me fallait de l’espace pour travailler, l’enveloppe n’avait plus d’utilité, elle pouvait être détruite. Je poussai les poumons dans les renfoncements de la cage thoracique et dilacérai les tissus qui entouraient la crosse aortique. Je dégageai les artères sur plusieurs centimètres, clampai sans ménagement le tronc brachial. J’éventrai d’un coup de scalpel la veine cave, rendue énorme par le ralentissement de la circulation, et un sang noir coagulé s’écoula paresseusement de l’ouverture, tapissant le fond de la cage thoracique. Mes ciseaux coupèrent l’aorte, plate et grise, et j’entrepris de suturer la section du vaisseau sur l’ouverture de la veine cave.
Je travaillais vite, sans précautions, passant au travers des tissus qui me barraient le passage, déchirant les fibres musculaires à la volée, arrachant vaisseaux sanguins secondaires et nerfs.
J’appuyai du poing sur le cœur, inerte et froid, pour le vider de son sang et le pousser dans le nouveau réseau sanguin que je créais. Je fracassais du cartilage, tout au fond, pour faire passer un vaisseau que je reliai au système pulmonaire.

Ce n’était plus le Christ, ce n’était plus un homme, mais un simple assemblage d’organes, de vaisseaux noircis, de muscle rigide. Un réseau de tuyaux, une nasse nerveuse couplée aux os, des articulations maintenues par des tendons. Le dysfonctionnement pouvait être réparé, la machinerie relancée. Plus de souvenirs ou d’émotions, juste un tas de viande et d’os, de la tuyauterie défectueuse qu’on pouvait réarranger. J’allais relancer la machine, coûte que coûte. Le Messie ne pouvait disparaître ainsi.

Je ne baissais pas les yeux, mon regard était toujours dirigé vers le haut. J’étais fasciné par l’opacité de l’obscurité. Mon regard suivait les aspérités dures de l’architecture antique.
J’avais maintenant les deux poings plongés dans le sang noir et huileux, il ne m’était plus possible de voir où mes instruments de chirurgie travaillaient, mais je n’en étais plus là. J’en appelais au silence et au vide, à l’imposante présence du Dieu-néant. Je demandai l’appui de toutes les entités souterraines en serrant les dents. Je ne savais plus ce que je faisais, je tranchai à tort et à travers, suturant au gré du hasard. Une lourde traînée de sang coula de la poitrine, le long de l’autel.
Je donnais des grands coups dans le cœur pour faire redémarrer le système hybride et absurde qui se créait. Non, il fallait aller plus vite, plus fort. J’étendis l’ouverture jusqu’aux clavicules, que je démolis de mes lames ébréchées. Je découpai la peau de la gorge de mes ciseaux, déchirait la sous-couche musculaire d’un geste pour trouver les carotides. Je ligaturai la trachée, qui ne servirait plus à rien et dégageai les carotides sans prendre le temps d’éliminer les tissus qui s’y accrochaient.
Je commençais à haleter, la noirceur du plomb contaminait mon champ de vision, je ne me contrôlais plus. Mes prothèses chirurgicales tremblaient. Je n’entendais plus rien qu’un sourd sifflement dans mes oreilles, et je me sentais donner des coups violents contre la chair cadavérique.

Brusquement, je vis la carcasse du Messie se tendre d’un spasme interminable, sa poitrine ouverte se soulever. En une seconde mille images déchirèrent mes pensées. Il y a quelque chose. C’est foutu. Nous nous relèverons. Mais non. Atrophie et duplication. Il est ici.
Alors une déferlante de chaleur atomique passa sur moi et le choc me terrassa, me jeta au sol. Nous n’arrêterons pas la pourriture. Déclin, nécrose, démolition, démolition. Des machines, nous ne sommes que des machines. Extinction. Il ne nous entend pas, soulevez-le doucement. Ablation, amputation. Il est vivant, mais il n’a pas l’air de nous voir. Nécrose, démolition.
Je glissai doucement dans les eaux noires du Néant. Tout est terminé. Pas encore. Tout est terminé. Pas encore.


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Mes yeux s’ouvrirent avec difficulté et une douleur brutale me déchira le bras gauche. J’avais du me casser le coude en tombant. Je remuais difficilement, tous mes membres étaient affreusement engourdis. Je poussai d’un revers du poing les câbles et les tuyaux sous ma tête et me redressai. J’étais toujours dans la chapelle blindée, je ne voyais presque rien.
Devant moi, sur l’autel, le cadavre du Technochrist n’avait pas bougé, le thorax et la gorge démolis. Les chairs ouvertes étaient grisâtres, le muscle compact et les vaisseaux noirs. Les moignons des coudes, que j’avais repoussés sans ménagement au cours de l’opération, étaient bizarrement croisés sur le ventre.

Mais la faible luminosité avait changé. Je jetai un coup d’œil sur les écrans de contrôle et je ne vis que de la neige cathodique, et c’était la même chose sur tous les appareils. Je portais mes prothèses devant mes yeux et restai longtemps dans cette position.
Puis je pris la direction de la sortie. L’énorme sas refusait de jouer comme à mon arrivée, et je dus mobiliser mes forces encore disponibles pour le faire reculer de quelques dizaines de centimètres. Un flot de lumière sinistre rampa sur le dallage de plomb du mausolée violé. Je me glissai dans l’ouverture, aveuglé.

Les parages étaient déserts, il n’y avait plus de bruit ni le moindre signe d’une présence humaine. Les corps des fossoyeurs-traqueurs avaient disparu et je n’en voyais plus trace. Plus de dormeurs, plus de brancards poussés par des chirurgiens, plus rien. Autour des escaliers qui menaient à la chapelle blindée, il n’y avait plus que des nuées de mouches qui voletaient et glissaient sur les hauts murs. Je me mis à avancer droit devant moi.


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Je coinçai la pointe d’un de mes scalpels dans l’interstice entre deux blocs de béton, et, d’un coup sec, la brisai. Je procédai de la même manière pour la suivante, et pour toutes les autres, puis pour les ciseaux, les aiguilles, les pinces. Je n’aurai plus besoin de ça.

Plus tard, lorsque je voulus revenir à la chapelle blindée pour accomplir les rites funéraires, je fus incapable de retrouver le chemin. Je ne vis plus jamais personne dans l’Hôpital-Prison, et mon errance absurde dura des siècles. Et des siècles. Et des siècles. Et des siècles.

Même le vrombissement viscéral de l’Hôpital-Prison avait cessé.