Projet Tito

Le 11/12/2004
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par Arkanya
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Thèmes / Obscur / Anticipation
Le texte s'articule à la fois autour de la vie deliquescente d'un cadre moyen et d'un projet de recherche mené en secret par le gouvernement, qui confortera les tenants de la théorie du complot global. Ca rappelle Werber pour l'écriture impeccable mais un peu lisse, l'intrigue plus symbolique que réaliste, mêlée de réflexions sociales. Plus loin, l'histoire se centre sur le passé chargé d'une famille qui ressurgit, les pièces du puzzle se mettent en place et ça monte bien en créneau et en intensité.
Etienne Loisel descend de voiture, une Mégane coupé marine dont il a coutume de dire en ne plaisantant qu’à demi qu’elle est sa troisième fille.
Comme tous les matins depuis vingt ans maintenant, il se dirige vers le bâtiment bas et carré d’Omicron, franchit la porte vitrée qui s’ouvre automatiquement à son approche avec un chuintement rassurant, salue le gardien impassible d’un hochement de tête, pénètre dans l’ascenseur et presse le bouton pour gagner le dix-huitième. Il rajuste sa cravate devant le miroir du fond, passe la main dans ses cheveux pour dompter les derniers épis témoins de sa nuit moite et agitée, et s’adresse un sourire d’encouragement. Arrivé à son étage, il s’engouffre dans le couloir sombre déjà fourmillant de jeunes cadres dynamiques qui courent dans tous les sens, chacun affairé à ses soucis qui de logistique, qui de gestion, qui de comptabilité. Il salue sa secrétaire, une jeune femme aux longs cheveux bruns qui présente parfaitement dans son tailleur grenat, s’enferme dans son bureau, jette sa serviette dans un coin de la pièce et s’enfonce dans le moelleux du siège. Soupir.

Tous les jours le même chemin, les mêmes gestes vides et automatiques, le même comportement programmé, comme appris par coeur, à cette différence près qu’aujourd’hui Etienne, tu n’es plus guère qu’un mort en sursis, dont le cœur sera bientôt la mamelle grouillante d’une génération affamée de vers. Si tu le savais, tu cesserais certainement de t’agiter dans le costume étriqué de ton identité floue et torturée.

Il presse le bouton de l’interphone, la voix de sa secrétaire grésille dans le haut-parleur.
-Bonjour monsieur Loisel.
-Bonjour, ça vous ennuierait de m’apporter mon café s’il vous plaît ?
-Bien sûr que non, monsieur, laissez-moi juste quelques minutes.
-Merci euh…
-Jeanne, lance-t-elle dans un soupir.
-Oui, merci Jeanne.

Cette femme semble être chaque jour d’humeur égale. Etienne peut lui dire n’importe quoi, l’agresser ou la louer, elle est définitivement hermétique, la secrétaire parfaite, à se demander si elle est réellement humaine.
Etienne sort son ordinateur portable de sa mallette, le pose sur le bureau, insère les fiches et raccorde les câbles, presse l’interrupteur. Une voix féminine et suave l’accueille d’un “Bonjour monsieur Loisel” tandis que le logo d’Omicron s’affiche sur l’écran. Le voilà connecté au gigantesque réseau de l’entreprise.

Etienne Loisel a été un homme hors du commun, nous le regretterons tous. Il a eu très tôt un don prononcé pour les études, il était ce que l’on appelle un enfant surdoué. Il faisait partie de ce pourcentage infime de la population à avoir un quotient intellectuel supérieur à 180. Il savait lire à quatre ans, il calculait parfaitement à six, et il a passé quelques classes lors de sa scolarité. Au sortir du baccalauréat, qu’il a décroché avec les félicitations du jury et une mention “Excellent”, alors qu’il se destinait à des études de physique, Raphaël Pélissier est venu le débusquer chez ses parents et a exigé une entrevue privée. Cet homme, l’informa du souhait du gouvernement d’ouvrir une branche secrète, totalement indépendante du ministère, qui fonctionnerait en totale autarcie afin de mieux servir le pays en développant les technologies les plus variées. Il avait suivi avec attention toute sa scolarité depuis les plus petites classes, et l’avait à son insu confronté à différents tests afin de mettre à l’épreuve son courage, sa combativité et sa loyauté. Il l’avisa qu’il s’était sorti de toutes les situations avec brio et qu’il avait dépassé de loin tous les autres individus observés. Il lui demanda de le rejoindre sur ce projet, ce que bien évidemment Etienne accepta, avec une sorte d’excitation flattée mêlée de l’intuition qu’on ne le laisserait pas réellement refuser cette proposition. Tant qu’il ne parlait pas de ses activités professionnelles, toutes les portes lui étaient ouvertes, et une vie rêvée se profilait devant lui. Malgré ses formidables capacités intellectuelles, il était comme le commun des mortels, cupide, avide de richesses et de reconnaissance.
Il épousa Hélène, une jeune fille d’une beauté surréaliste, et elle lui donna une Isabelle et une Audrey. Il les rangea toutes les trois dans un pavillon au cœur d’une zone résidentielle tranquille et surprotégée. Un jour, Dieu lui pardonne, il a assassiné son frère. Puisse-t-il reposer en paix.


Etienne a tout pour être heureux, du moins aux yeux de la société et de ses critères, et il s’est lui-même vautré avec délectation dans le confort de sa vie aux contours parfaits pendant des années. Il y a quelques mois, il a découvert qu’Hélène le trompait. Il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que l’amant n’est autre que son chef de service, Jean-François Caron, d’ailleurs ni l’un ni l’autre ne prend réellement grand soin de le cacher, comme s’ils cherchaient à le provoquer en lui agitant l’adultère sous le nez. Il a pris la nouvelle avec un détachement qui l’a lui-même surpris.
Dans la semaine qui a suivi, il s’est rendu compte que tout le service était au courant depuis belle lurette, et il s’est mis à entendre les chuchotements dans son dos qu’il n’avait jamais remarqués avant. Mais il s’en fout. Sa fille Isabelle, presque majeure, le hait cordialement et lui adresse à peine la parole, et la cadette Audrey lui emboîte lentement mais sûrement le pas. Lui déambule dans ce monde féminin en faisant semblant de rien, en réagissant à peine aux sarcasmes de l’une ou de l’autre, les préférant d’ailleurs à l’indifférence narquoise de la troisième.
Le problème, c’est que depuis quelques jours, il a comme un goût amer sur le palais, une impression vague de malaise, une sensation difficile à saisir, qui glisse entre les doigts. Il a pris un tel soin à planifier sa fuite vers un bonheur mérité qu’elle lui semble de plus en plus illusoire et futile.

Etienne se redresse comme sa secrétaire entre dans le bureau, lui apportant un café serré sans sucre, dans le même gobelet jaunâtre qui restera à côté du pot à crayons jusqu’à la pause du déjeuner. Il lance un merci en se demandant pourquoi il ne parvient jamais à se souvenir de son prénom, pourquoi d’ailleurs il n’a jamais réussi à se souvenir du prénom d’aucune des quelques cinq ou six jeunes femmes qui ont défilé à ce poste depuis qu’il travaille ici. D’ailleurs, à bien y réfléchir, il ne se souvient même pas leur visage, elles se perdent toutes dans une image figée de tailleur coloré, de chignon serré et d’ongles longs et roses. De toute façon, elles n’ont toutes eu d’autre utilité dans sa vie que d’apporter son café et de filtrer ses appels, tout comme lui n’a jamais été dans la vie d’Hélène qu’un salaire confortable et une situation enviable. Peut-être qu’elle non plus ne se souvient plus du visage de son mari ? Etienne s’en fout. Enfin il croit bien qu’il s’en fout, l’espace d’un instant il a eu un léger pincement au cœur, qu’il met sur le compte de l’amertume du café.

Après un début de carrière prometteur au service de la recherche sur le sommeil paradoxal, puis le clonage, l’intelligence artificielle ou les bactéries, Etienne a finalement échoué au département d’expérimentation sur les images subliminales. L’équipe du “dix-huitième nord” dirigée par Caron a pendant longtemps patiné dans la semoule, et la pression émanant des hautes instances s’est faite de plus en plus insistante. C’est que tous les moyens possibles et imaginables y sont mis à disposition, de la technologie la plus évoluée aux cobayes humains les plus divers, et il est naturellement attendu en retour des résultats probants pour justifier la somme colossale que cela coûte chaque année. De plus, le projet semble tenir à cœur là-haut, au point qu’il a été mis sur la table la promesse alléchante d’une grosse somme d’argent et d’une retraite très largement anticipée en cas d’aboutissement.
Depuis quelques mois, Caron a troqué l’air renfrogné et agressif qui le caractérise par une jovialité triomphante, ce qui agace Etienne au plus haut point, et ses sifflotements le matin dans le couloir lui ont maintes fois donné envie de le tuer à coups de coins de tiroir. L’homme qui baise Hélène a eu l’insolente chance d’entrer en contact sur Internet avec un petit génie qui répond au pseudonyme de Tito et qui prétend avoir trouvé la clé de l’hypnose par images subliminales. Il a déterminé une sorte de chiffre d’or en se basant sur la théorie du chaos et la dimension fractale des ondes alpha, et en les mettant en corrélation avec l’hypnose Ericksonienne. Cet internaute sorti de nulle part a pénétré le système informatique hyper-protégé d’Omicron, ce qui en soi est déjà un tour de force, pour agiter son savoir sous leur nez. D’ailleurs cet individu se serait présenté en chair et en os qu’il n’aurait recueilli que quelques moqueries méprisantes, alors que dans le cas présent Caron, le premier moment de panique oublié, a été très attentif aux informations que lui a communiquées celui qu’il se plaisait à appeler son “contact”.
Bien sûr, Etienne aurait préféré être l’intermédiaire, il n’aurait pas eu la frustration de voir ce pourri se pavaner à longueur de journée, et même s’il sait que les bénéfices iront à tout le service, il ne peut empêcher le sentiment d’écoeurement et d’injustice lui engluer la tête. Mais il compte bien, une fois le pactole touché, emmener sa femme et ses filles au soleil, loin de cette vie gâchée où seules les ordures font bonne figure.
Est-ce cela, la règle universelle ? N’y a-t-il que la perversion qui profite ? L’envie d’être quelqu’un “de bien” signifierait d’avoir à toujours être à la traîne de sa propre existence ? Baptiste, ton côté sombre, ton ombre malfaisante méritait peut-être cette vie finalement. Il aurait sûrement fait un meilleur boulot que toi, son frère toujours trop scrupuleux, trop honnête, trop propre.
En parcourant rapidement ses mails, Etienne se prend à penser à ce que serait cette journée si son jumeau était encore en vie. La même mise en scène, le même film muet trempé de remords et de culpabilité, encore une fois se faire souffrir un peu, bâtir sa propre croix pour s’excuser d’exister. Etienne se sent mal, tout son corps est envahi de ce sentiment d’inconfort qui englue ses idées, comme une impression vague et impalpable. Il ne sait déjà plus à quoi il pensait que le malaise traîne toujours la patte, avec son sale arrière-goût d’inéluctable. Le téléphone sonne, Etienne tend une main molle vers le combiné et l’approche de son oreille.
- Viens dans mon bureau tout de suite, Loisel, laisse tomber tout ce que tu es en train de faire et ramène tes fesses.
Jean-François Caron parle vite, et sa petite voix à l’ordinaire tout juste nasillarde prend des airs de piaillements de volaille affolée. Etienne meurt d’envie d’envoyer bouler ce fumier, mais ce n’est pas vraiment le moment de titiller la hiérarchie, ce serait bête de tout gâcher pour un reste de fierté mal placée. Il se permet quand même une petite pique.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as l’air tout retourné. T’as plus d’encre dans ton stylo ?
- C’est pas vraiment le moment de me gonfler avec tes vannes merdiques, si tu veux tout savoir, viens là maintenant.
Il y a à peine un cliquetis quand l’autre raccroche violemment le téléphone. Etienne se passe la main sur les yeux en soupirant, et presse si fort sur ses paupières que des mouches de lumières dansent quelques secondes sur le dossier qu’il regarde. C’est une chemise de bureau en carton bleu passé, au milieu de laquelle on a écrit au feutre épais PROJET TITO, et dont la tranche qui a souffert d’être trop manipulée menace dangereusement de céder. Il l’observe bêtement, se rendant compte soudain qu’elle a fait partie de façon tellement intime de son quotidien ces derniers temps qu’il en a presque oublié son aspect. Il lui semble que dorénavant toutes les pochettes bleues l’empliront de l’ambiance de cette période, comme il l’a déjà remarqué d’une odeur ou d’un son, pour le reste de sa vie. Il la soulève délicatement, la glisse dans son attaché case et sort de son bureau pour se rendre à celui de Caron.

Le projet Tito s’est dessiné peu à peu, tout s’est emboîté avec la précision parfaitement réglée que seul permet un système hiérarchique guindé, strict et rôdé, chacun sa place, son rôle infime mais déterminant dans l’immense engrenage. Depuis deux semaines, toutes les chaînes de télévision du pays passent la même émission tous les jours, un programme spécialement étudié pour appâter les adolescents, diffusé à l’horaire le plus susceptible de tous les atteindre. Et d’après les premiers sondages, les résultats sont probants, plus de 85% des jeunes se prostrent chaque soir devant leur écran pour regarder une bande de rigolos faire des cascades aussi dangereuses que stupides, insulter les petites grabataires dans les squares ou martyriser leurs animaux de compagnie, le tout agrémenté d’une musique décadente et de leitmotivs qui sont autant de signaux revendiqués comme marques d’appartenance à cette communauté dernière mode.
Le but du projet est simple. Demain soir, la machine Tito se mettra en branle, et les images iront se ficher directement dans les cerveaux des téléspectateurs assidus afin de leur inculquer les principes que leurs parents démissionnaires ont négligés, morale, respect, politesse et autres, et ainsi mettre fin de façon quasi radicale au fléau de la délinquance juvénile.

La secrétaire de Jean-François Caron est plus jolie que celle d’Etienne, son bureau est plus grand, les tableaux sur ses murs plus chers, le bois de ses meubles plus raffiné, et il baise sa femme. Etienne ne lui serre plus la main depuis belle lurette, s’épargnant un contact physique qui le répugne. Aujourd’hui, son mépris a déjà atteint depuis longtemps un point de non-retour et il n’a même pas la politesse d’un hochement de tête. Il se jette dans un fauteuil sans attendre d’y être invité et saisit le presse-papier, une femme nue en position foetale sculptée dans l’ébène, le tournant et le retournant d’un air narquois. Caron le lui prend machinalement des mains et le pose devant lui.
- T’as peur que je te fracasse la tête avec ? se moque Etienne en lui jetant un regard qu’il veut provocateur.
Mais Caron relève à peine la réflexion.
- C’est vraiment pas le moment de me faire chier avec tes conneries, Loisel, on a autre chose à foutre aujourd’hui.
Etienne s’aperçoit que son chef de service est nerveux. A dire vrai, il ne l’a jamais vu ainsi, frottant ses mains l’une contre l’autre, ouvrant un tiroir, sortant un dossier, le plaçant dans une bannette, semblant danser sur ses jambes de droite et de gauche, remettant le dossier dans une armoire. Il s’amuse un instant à le regarder s’agiter comme une guêpe ivre prise au piège dans un verre, et saisit de nouveau le presse-papier :
- Tu m’as fait venir pour que je te regarde danser ? prononce-t-il lentement en faisant tourner la femme d’ébène sur sa paume.
- Peuvent pas… Ils peuvent pas, grommelle l’autre.
- Qui ne peut pas quoi ?
Caron lève brusquement la tête, comme regrettant d’avoir parlé tout haut, et s’effondre dans son siège.
- Ils peuvent pas nous faire ça, Loisel. Le projet Tito…
- Quoi ? Il y a un problème avec le projet ?
Etienne s’est redressé d’un bond, regrettant presque instantanément d’avoir franchi le mur de mépris qu’il avait pris grand soin de dresser entre lui et ce connard.
- L’objectif du projet a changé. En fait non, il a pas changé, il est le même depuis le départ. On nous a baladés d’un bout à l’autre. Mais j’en sais pas plus que ça. Putain, ils attendent le dernier jour pour nous le dire ! Pélissier a organisé une réunion, il nous attend, toi et moi, cet après-midi. Il a décidé de pas mettre les autres au courant, juste nous, parce que nous sommes des “éléments fiables” qu’il a dit. C’est un projet bien plus important que tout ce…
- Qu’est-ce que tu me veux alors ? le coupe sèchement Etienne en se glissant de nouveau dans le fond du fauteuil d’un mouvement lent et calculé. Puisque tu sais rien, pourquoi tu m’as fait venir ?
Caron lève la tête, et dans son regard, Etienne voit sa réponse. Il voit cet homme seul qui regagne le soir sa maison vide et silencieuse, il voit une mère envahissante qui le couvre d’attentions étouffantes jusqu’à lui donner des envies de meurtre, une famille qui jette des regards d’incompréhension et de rejet, il voit son reflet dans le miroir qui lui renvoie impitoyablement le poids des années, il voit son quotidien devant la télévision, il voit son téléphone qui ne sonne jamais, sa boîte aux lettres qui ne vomit que des factures, sa vie sexuelle qui consiste à s’envoyer en l’air avec la femme d’un autre qui ne sera jamais vraiment à lui, et il comprend. Il comprend que pour cet homme, Omicron est plus qu’une simple activité professionnelle lui assurant un salaire, c’est une raison de vivre, une façon d’exister, de se croire utile à quelque chose. L’icône de Jean-François Caron, archétype de l’homme moderne, de bonne situation, d’allure soignée et élégante, mélange de force et d’ambition, commence à se nécroser dans l’esprit d’Etienne. Ce projet était finalement la seule chose en quoi cet homme a foi, l’oasis dans sa vie minable qui seul l’empêche d’avoir envie de se suicider, et il se sent fort d’en maîtriser toutes les étapes, il a enfin l’impression de posséder quelque chose, de créer, il a l’occasion d’entrer dans l’histoire. Mais on lui a caché des informations, et il s’aperçoit de son insignifiance, il panique à l’idée de se faire voler ce en quoi il a placé sa vie et son âme. Et il n’a personne d’autre à qui parler. Personne. L’espace d’une seconde, Etienne sent poindre un soupçon de compassion, mais sa rancoeur est bien trop tenace, et il ne ressent qu’une pitié écoeurée pour cette loque humaine. Il se sent aussi rassuré à l’idée qu’Hélène a certainement déjà compris ce qu’est son amant du dimanche, et qu’elle ne partira jamais avec un looser, fut-il déguisé en roi. Elle est bien trop accrochée au confort des apparences et du prestige. C’est pour cette raison qu’elle n’a pas pris soin de cacher sa relation avec Caron. Elle veut que la face du monde voit comme une grande dame s’amuse d’un pitoyable bureaucrate, elle ne veut pas qu’on lui prête le moindre sentiment pour un raté. En une sublime seconde, Etienne a l’impression de tout comprendre, et c’est comme si la donne changeait, sa perception des choses se déplace subitement, et sa nouvelle place lui ouvre des possibilités qu’il n’avait jusqu’alors pas prises en compte.
Avec un sourire empreint d’un sadisme à la fois cruel et jouissif, il se lève et adopte un ton léger et rieur :
- Et bien, attendons de voir M. Pélissier, puisqu’il nous a demandés. Je brûle d’envie d’en savoir plus, pas toi ?
Caron ne lui fait pas le plaisir de s’effondrer en sanglots, mais Etienne l’imagine sans peine et un sourire franc lui monte aux lèvres.

Après le déjeuner, Raphaël Pélissier les attend. Malgré l’aversion qu’Etienne a développée ces derniers temps pour tout ce qui touche de près ou de loin à Omicron, royaume du non-dit et de l’hypocrisie, il a toujours respecté cet homme pour son intégrité et ce côté rassurant qu’ont tous les personnages dotés d’un fort charisme. Passées les poignées de main et autres échanges verbaux d’usage, ils se dirigent vers les ascenseurs. Quand ils ont atteint le trentième étage, Caron fait un mouvement vers la sortie, mais Pélissier l’arrête d’un geste approximatif de la main. Il sort une sorte de clef triangulaire de sa poche de poitrine et l’insère dans une fente du panneau de commandes qu’Etienne n’a même jamais remarquée. Ils grimpent ainsi un niveau de plus.
Les portes s’ouvrent sur un couloir identique à tous ceux de l’immeuble, si ce n’est qu’il est désert et que la moquette est beaucoup moins usée.
Les trois hommes pénètrent dans ce qui ressemble à la salle de confrontation d’un poste de police, une vitre sans tain ouvrant sur la pièce contiguë, toute peinte de blanc, et meublée d’une chaise et d’une table sur laquelle est posée une télévision. Caron se contient comme il le peut, mais Etienne le surprend en train de jeter des regards furtifs un peu partout. Pélissier les invite tous deux à s’asseoir.
- Je tenais à vous féliciter pour les efforts que vous avez fournis dans la mise en œuvre du projet Tito. Votre ardeur à la tâche n’est pas passée inaperçue. Je suis fier de pouvoir dire qu’à chaque étage de ce bâtiment, l’élite de la nation contribue à faire avancer l’histoire.
Caron se cramponne nerveusement à sa chaise, cachant difficilement son malaise.
- Jean-François, sans vos qualités humaines, jamais nous n’aurions eu la chance de nous allier le concours de votre ami du Web, dont j’espère que vous pourrez bientôt nous en dire un peu plus. Vous comprendrez bien sûr que même si ce coup de pouce salutaire nous a été d’un grand secours, nous ne pouvons nous permettre de laisser cet individu disparaître dans la nature. Ne perdons pas de vue que cette personne reste très dangereuse si nous ne la gardons pas à nos côtés. Mais je compte sur votre pouvoir de persuasion.
Il lance à Caron un regard qui n’attend qu’un acquiescement. Etienne jubile. Il sait que Tito n’a plus donné signe de vie depuis que Caron a accédé imprudemment à sa demande de lui fournir une copie du premier film. Décidément, ce n’est plus seulement qu’il va voir revenir en courant Hélène vers lui, mais peut-être aussi va-t-il se voir attribuer les mérites de son travail sans faille.
- C’est un peu à cause de cette fuite possible que nous avons jugé utile de vous cacher la finalité du projet. Nous ne sommes jamais assez prudents, et malgré le recrutement pointilleux aux portes d’Omicron, nous ne plaçons pas la même confiance dans tous nos agents. C’est pourquoi le comité vous a choisis pour porter la responsabilité de cette entreprise de grande envergure. Mais avant tout messieurs, je vous propose de jeter un œil au résultat des expérimentations que nous avons menées parallèlement à vos travaux.
Il se dirige vers la porte, l’entrouvre, glisse sa tête dans l’entrebâillement, adresse quelques mots à une personne dans le couloir, et éteint la lumière avant de revenir s’asseoir. De l’autre côté de la vitre, un néon bafouille un peu avant d’éclairer totalement la pièce de sa lumière phosphorescente. Un jeune garçon accompagné d’un labrador muselé entre, suivi d’un homme vêtu d’une combinaison blanche dont le visage est dissimulé par un masque de la Comedia Dell’Arte.
- Voici Vincent, présente M. Pélissier. Vous avez certainement entendu parler de lui à la télévision. L’histoire de ce jeune garçon, qui est parti promener son chien, qui n’est jamais revenu, les témoignages et appels larmoyants de ses pauvres parents défraient la chronique. Il est très attaché à son bâtard, Darko, comme il l’appelle, ajoute-t-il avec un sourire presque méprisant.
La vie humaine n’a pas vraiment de valeur entre ces murs.
- Tenez, vous constatez comme il le tient près de sa jambe, comme il garde sa main sur le poil pour y trouver du réconfort ?
D’après les journaux, Vincent a 15 ans. Etienne lui donne nettement moins, mais sans doute est-ce dû au fait que le gamin est terrorisé, il semble se ratatiner comme pour disparaître derrière son chien, et son visage est déformé par l’appréhension. Ses yeux ne quittent pas l’homme masqué, surveillant chacun de ses gestes. Et finalement, l’ironie de l’histoire, c’est que cette inquiétude est justifiée. Tant que l’équipe du quatrième n’aura pas mis le doigt sur le moyen de manipuler ou d’effacer la mémoire humaine, tous les cas d’expérience sont destinés à circuler de service en service jusqu’à la folie ou le décès.
L’homme en blanc pose avec une lenteur calculée un poignard sur la table et invite le jeune homme à venir s’y asseoir, lequel s’exécute à contrecœur, redoutant sans doute une stimulation persuasive qu’il aura déjà expérimentée. Le chien se couche près de la chaise. Le masque de théâtre affiche un air triste et boudeur, et quand l’homme tourne ce visage vide et impersonnel vers le miroir et fait un signe de la main, joignant le pouce et le majeur en un rond ganté de blanc, Etienne trouve la scène d’un grotesque étrange et malsain et frissonne. Quand l’anonyme personnage est sorti, Pélissier saisit son attaché-case et en sort une cassette vidéo qu’il insère dans le magnétoscope posé devant lui.
Le visage de Vincent s’éblouit de la lumière de l’écran et dans la petite pièce sombre, les haut-parleurs se mettent à cracher de vagues sons de dérapages de voiture et d’éclats de voix. Le jeune garçon sursaute d’abord, a un mouvement de recul, puis se détend peu à peu, jusqu’à poser ses coudes sur la table. Ses yeux se fixent sur les images avec un intérêt connu seul des passions adolescentes, et il semble oublier où il est. Au regard interrogateur d’Etienne, Raphaël Pélissier informe avec bonhomie :
- Nous diffusons les scènes inédites de son film préféré, ainsi nous avons l’assurance qu’il soit dans un état optimal de réceptivité au message. En effet, on s’est rendu compte que le manque d’attention influait sur l’efficacité du processus d’hypnose. L’émission de ce soir propose un reportage tellement angoissant que tous ces morveux auront les yeux rivés à l’écran.
Etienne n’aime pas le ton de sa voix, trop de dégoût triomphant pour juste quelques mots. Caron ne semble pas l’avoir remarqué. Il est raide sur sa chaise, tordant compulsivement ses mains sur les accoudoirs, et toute son angoisse est tendue vers la suite de l’expérience.
- Regardez !
L’air est chargé d’attente.
Le jeune garçon dans sa cage scientifique est plus absorbé que jamais par les images traîtresses que diffuse le poste de télévision. Un instant, un sourire effleure ses lèvres, dérangeant à peine la concentration de son visage. L’adolescent regarde l’écran, et les trois hommes de l’autre côté du miroir regardent l’enfant, tous ont la même expression sur les traits, tous acteurs et objets, éléments impuissants de l’abîme.

C’est Darko qui le premier brise l’immobilité de l’ensemble. Percevant la subtile modification de l’humeur de son maître ou pressentant simplement un danger sorti du néant, il dresse la tête et émet un grognement qui grésille dans les haut-parleurs et fait sursauter Caron. Le visage de Vincent est d’une impassibilité surréaliste, comme de cire, et il en est jusqu’à ses yeux qui semblent faire corps avec le reste, fixés à leurs orbites. Sa main glisse sur la table et s’agrippe au poignard qui y est encore, sa tête pivote lentement, puis son buste et enfin ses jambes. Darko continue de grogner et recule vers un coin de la pièce, le ventre à terre et les yeux fous. Le jeune garçon se lève, ou plutôt son corps se dresse d’un bloc compact et tendu, pour se diriger d’un pas mesuré vers l’animal prostré contre le mur qui roule de grands yeux fous d’inquiétude. Raphaël Pélissier a l’air satisfait d’un chef d’orchestre accueilli par le triomphe, mais Etienne est horrifié par le dénouement par trop évident de la démonstration. Caron est tellement tendu qu’il semble ancré dans son fauteuil, une fine pellicule de sueur au front.
Vincent s’accroupit près de son chien, et lui flatte l’aine d’une caresse un peu trop rigide et mécanique. Darko pousse maintenant des gémissements de crainte et d’appréhension. L’animal est partagé entre la menace contre laquelle tous ses sens lui hurlent de réagir, et le conditionnement de son dressage, de cette confiance aveugle pour la main qui le nourrit. Le chien est la meilleure victime de l’homme. Tour à tour, il montre ses crocs puis baisse les oreilles en signe d’excuse, mais à aucun moment il ne songe même à fuir. Il reste dans le coin de mur, semble vouloir s’y enfoncer jusqu’à devenir plâtre, ses yeux ne quittent pas Vincent qui lui murmure des remontrances :
- Darko, vilain garçon… Couché Darko… Darko doit être puni, Darko est un méchant chien… Laisse-toi faire… Je dois te punir… Il le faut… Ça sera mieux après… Couché, sage, Darko… Il faut…
Sa voix a des intonations métalliques qui semblent vibrer dans tout son être, une tonalité hors de la réalité, comme désunie de la matière, venue du plus profond de ses entrailles. Il se place au-dessus du chien, un pied de chaque côté, et le saisit fermement par le collier pour l’amener à hauteur de ses genoux. Darko ne peut plus inspirer assez d’air pour protester, et seuls ses yeux au-dessus de la gueule béante témoignent de sa terreur. Vincent lève la tête jusqu’à croiser le regard d’Etienne à travers le miroir, et égorge d’un coup sec et précis. Le corps de l’animal glisse lourdement sur le linoléum.
- Voilà !
Pélissier jubile.
- Mon dieu, souffle Caron.
La mise à mort a été propre et rapide. Le jeune homme, l’arme encore à la main, s’est figé au-dessus du cadavre qui déjà baigne dans une flaque de sang. Il ressemble à un robot que l’on aurait éteint après qu’il eut accompli son office.
Etienne se rend soudain compte qu’il a la bouche ridiculement ouverte, et il la referme en faisant claquer brutalement ses dents. Une vague de douleur incendia ses mâchoires et finit de le tirer de sa stupeur horrifiée. Il déglutit et inspire profondément avant d’hasarder :
- Vous voulez tuer tous les chiens du pays ?
Pélissier éclate d’un rire franc qui fait sursauter Caron.
- Mais non, évidemment que non. Les chiens nous coûtent une fortune en nettoyage de trottoir, mais nos études ont prouvé les nombreux bienfaits que le chien apporte à la population, et un peuple heureux est un peuple conciliant. Le but de cette petite expérience était de démontrer les infinies possibilités du projet Tito. Mais nous allons continuer cette petite conversation dans mon bureau, messieurs, si vous le voulez bien.
Avant de sortir, Etienne voit l’homme en blanc pénétrer de nouveau dans la petite pièce éclairée. Il vient chercher l’enfant qui est toujours immobile, mais commence déjà à ouvrir de grands yeux incrédules. Un peu plus tard certainement, il prendra conscience de ce qu’il a fait, à moins bien sûr qu’il n’en ait pas le temps.

L’ascenseur s’arrête au second étage, communément appelé “service au personnel” et les portes s’ouvrent sur deux infirmiers en blouse blanche. Pélissier se tourne vers Caron qui pâlit.
- Jean-François, vous n’avez pas l’air dans votre assiette, vous feriez mieux d’aller vous allonger une petite heure.
Il n’a pas vraiment le temps de protester, les deux hommes le saisissent chacun par un bras et l’emmènent. Il vaut mieux ne pas poser de question. L’ascenseur descend jusqu’au rez-de-chaussée.
Etienne cligne légèrement des yeux, frappé par la lumière du jour qui irradie le hall d’entrée. Malgré la tension qui l’envahit, il ne peut s’empêcher de pavoiser en passant derrière le poste du gardien avec le directeur. Rares sont ceux qui ont accès à cette partie du complexe, et même si l’image des yeux vides et inexpressifs de Vincent le hante encore, il est piqué de curiosité et d’excitation à l’idée de passer de l’autre côté de La Porte, celle qui parce qu’elle est interdite et scellée nourrit les imaginations de suppositions merveilleuses ou terrifiantes. Il se surprend à retenir sa respiration sous le coup d’une appréhension superstitieuse et esquisse une grimace en s’efforçant de détendre ses mâchoires. Pélissier l’invite de la main à le précéder, et Etienne franchit le seuil.
Désillusion, déception, comme un rêve de gosse qui se brise, la même moquette bleu passé, le même alignement de bureaux, les mêmes sonneries de téléphone abrutissantes, les mêmes jeunes cadres dynamiques guindés dans les mêmes costumes du même gris sombre, il se moque intérieurement de sa propre bêtise, pourquoi en aurait-il été autrement ? Ce n’est qu’à cet instant que Loisel se rend compte à quel point ces gens l’ont modelé, comme ils sont entrés dans son esprit, agençant ses mécanismes naturels de pensée comme des Légos. Alors même qu’il pense avoir rejeté en bloc la pyramide dont il n’est qu’une pierre, il se rend compte subitement que le ciment a pris, que le moindre de ses mouvements est embourbé dans la glaise d’un conditionnement omniprésent. Il a cru se protéger en prenant soin d’éloigner sa vie privée de ses activités à Omicron, alors qu’en fait, même ses désirs refoulés les plus primaires et inavouables, les plus instinctifs, sur lesquels est assise sa personnalité, sont frappés du sceau de ce logo rouge qu’il ne connaît que trop bien, sigle hanté par l’habitude qui résonne depuis longtemps comme un état d’esprit plus que comme une image. Il a stupidement voulu fuir le parasite dont la larve est déjà solidement ancrée en lui, accrochée à ses tripes comme un enfant apeuré au jupon de sa mère. Finalement les premiers cobayes du centre d’expérimentation, ce sont eux, ce sont les centaines d’employés qui fourmillent dans tout le complexe à la poursuite d’un objectif de réussite qui est devenu le seul moteur de leur existence vide.
Mais il a encore le temps de réparer ce gâchis, il a à peine dépassé la quarantaine après tout. Demain le projet sera lancé, et il emmènera sa famille loin de tout ça, prime ou pas prime. C’est qu’il commence à se demander si la retraite promise n’est pas un mensonge de plus, qu’ils noieront sous des explications plus ou moins précises et crédibles. Peu importe, il est temps pour Etienne Loisel de sortir de ce système perverti avant de n’être plus qu’un zombie déversant la bonne parole du système tordu de Omicron.
Pélissier parle déjà. Etienne est parti trop loin dans ses pensées pour s’en rendre compte, il a raté la moitié de son monologue.
- …car finalement nous ne nous faisons pas réellement d’illusion, certes cette méthode a fait ses preuves, mais c’est sur le long terme qu’elle peut réellement nous permettre de changer les choses.
Il rit, Etienne se force à sourire.
- Ainsi si nous résumons, nous supprimons les établissements scolaires qui occasionnent une dépense colossale, et à terme nous relançons l’économie du pays tout entier en nous accordant les bénéfices d’une guerre sans avoir à en subir les dégâts matériels. Vous ne trouvez pas cela passionnant ? Finalement, les jeunes auront tous les mêmes chances de dévoiler leurs potentiels dans ces centres, ils seront tous sur un pied d’égalité, et le futur Einstein est peut-être un voyou ou un cancre qui ignore encore toutes ses possibilités !
Etienne s’en veut d’avoir manqué d’attention, il a l’impression de patauger dans les explications de son supérieur, trituré par des hypothèses aussi variées qu’improbables. Il ne va quand même pas passer à côté de tout ça à cause de son esprit vagabond !
Il se sent comme un gamin sur les bancs de l’école pris en faute par la maîtresse binoclarde qui lui demande inlassablement de répéter ce qu’elle vient de dire. Il réfléchit déjà à une formulation adéquate, une demande de précision suffisamment générale, mais l’expression de son visage doit parler pour lui.
- Vous semblez perdu Loisel !
- Je n’ai pas… non… enfin, bredouille-t-il.
- C’est que je m’emballe ! Finalement le procédé est plutôt simple. Pour résumer, les mauvaises langues diront que nous allons faire de ces jeunes téléspectateurs des meurtriers, mais la vague de violence qui va avoir lieu ces prochains jours nous permettra après un jugement sommaire et collectif de tous les intégrer à nos maisons de redressement équipées de notre nouveau système de conditionnement. Les animateurs de cette émission stupide nous feront des coupables parfaits. Et la population sera bien trop occupée à pleurer ses morts pour oser seulement s’opposer à cette décision. Il est temps d’agir, nous nous enfonçons depuis trop d’années dans le chaos et la rébellion, le gouvernement doit absolument reprendre les choses en main avant qu’une révolution quelconque ne vienne mettre un terme à notre système démocratique.
Etienne a l’impression qu’une main géante le saisit pour le retourner comme une crêpe et le plaquer violemment à terre.
- Mais… enfin, on ne peut pas…
Son esprit tourbillonne et il ne peut aligner deux pensées cohérentes. Il ne pense qu’à ses filles, il est envahi par l’image d’Isabelle et Audrey, enlevées par des hommes en blanc portant des masques rieurs, il les voit hurlant et tendant les mains vers leur mère, pas vers lui, non, il sent nettement peser sur sa nuque les regards de haine d’Hélène. Il doit se ressaisir. Maintenant. Garder les choses en main. Ne pas perdre pied. Il se racle la gorge.
- On ne peut pas accueillir tous les adolescents du pays comme ça, par simple décision, il faut tout de même prévoir un certain nombre d’infrastructures, sans parler de l’assentiment des pa…
- Mon pauvre ami, vous n’avez donc pas compris dans quelle machine fabuleuse vous êtes embarqué. Le projet Tito est tout jeune, certes, mais il va nous permettre de concrétiser un objectif que nous poursuivions depuis de très nombreuses années. Vous souvenez-vous du projet Pathos ? Vous étiez affecté à ce service il y a quelques années je crois, c’est amusant d’ailleurs. Figurez-vous qu’alors vous poursuiviez le même but sans même le savoir !
Le vieux bonhomme est tellement énervé de fierté qu’Etienne commence à se demander derrière quelle gloire il court. A moins bien sûr qu’il n’y ait plusieurs centres disséminés un peu partout sur le territoire, dirigés par plusieurs Raphaël Pélissier avides d’exploit. A bien y réfléchir, certaines réponses scientifiques semblent bien souvent tomber du ciel, circulaires jaune pâle qui arrivent comme par miracle un beau matin dans les bannettes à courrier. Il a reçu une fois un échantillon de cortex dont on avait oublié d’ôter l’étiquette, laquelle ressemblait à s’y méprendre à celles qu’il connaît à la différence près qu’à la place où aurait dû être écrit Omicron était inscrit Sigma. L’alphabet grec contenant vingt-quatre lettres, combien de centres peut-il bien exister ?
Etienne est de nouveau surpris des réponses qui s’imposent à lui, réponses à des questions qu’il a comme oublié de se poser pendant des années. Il a la désagréable impression d’être un somnambule qui se réveille pour constater avec horreur qu’il a les mains couvertes de sang.
Quelle qu’a été la léthargie dans laquelle il a enfermé son jugement, quelque chose semble vouloir le secouer comme un prunier pour qu’il décolle un peu ses paupières, peut-être une révolte subite contre le naufrage imminent de sa vie, réaction violente qui le ramène à la douleur la plus sourde et la plus profonde qu’il lui ait jamais été donné de connaître. Il se rend bien compte que cette prise de conscience inopinée est un atout majeur, mais se sent encore incapable d’y puiser quelque assurance que ce soit. Il hasarde d’un ton qu’il contraint à être plus curieux qu’inquiet :
- Pourquoi m’avez-vous choisi, pourquoi je suis le seul à être mis au courant ? Jean-François Caron est à la tête de l’équipe, il aurait été plus logique que ce soit lui qui soit informé.
- Vous savez aussi bien que moi, peut-être même en avez-vous fait l’expérience de façon plus amère, qu’il est absurde de vouloir placer une confiance quelconque en une personne comme Caron. Gardez bien présent à l’esprit que nous nous intéressons étroitement à chacun de vous.

Etienne roule lentement, il ne voit même pas les fanatiques du klaxon qui le doublent en vociférant, il est tellement torturé de pensées confuses et contradictoires qu’il ne parvient à s’arrêter sur aucune. Une seule certitude, demain soir il emmènera femme et filles loin de toute cette pourriture qu’est sa vie, ils iront droit devant, n’importe où, fuiront l’abjection avant que des hordes de pantins blancs masqués ne les prennent en chasse. Il se gare devant la maison de banlieue dont la propriété lui a à un moment donné le sentiment d’être quelqu’un, et l’observe longtemps depuis le siège baquet ergonomique de son coupé, équipé d’un groupe motopropulseur 1,9L turbo diesel à injection directe accouplé à une boîte mécanique à six vitesses, ainsi qu’un pare-soleil avec miroir de courtoisie pour le passager. Il n’est rien de plus que le personnage d’une publicité pour un package quelconque de bonheur convenu. Cet amas de tape à l’œil est pathétique, son existence est pathétique, même ses yeux dans le rétroviseur reflètent le pathétisme le plus obscène. Il a passé tout l’après-midi parmi ceux qu’il appelait encore la veille les sommités d’Omicron à discutailler des retentissements du fabuleux projet Tito, du nouveau visage de la nation, de l’avenir prometteur qui s’annonce, peuplé d’enfants dopés d’aphorismes et d’axiomes, un futur lisse et contrôlé, une humanité domestiquée. Il a souri et hoché la tête à tout, aussi servilement qu’un diable hors de sa boîte au mécanisme cassé qui vous fixe avec ses yeux brillants et morts.
Etienne sort de sa voiture, en caresse machinalement le brillant de la portière et se dirige vers la maison. Hélène coupe déjà la viande pour le ragoût qu’elle leur servira au dîner. Un ragoût, normal, on est le premier jeudi du mois. Elle ne se tourne même pas vers lui quand il entre. Il la regarde longuement, silhouette agitée des mouvements du long couteau aiguisé, corps aimé connu par cœur, courbes à peine moins fermes que celles qui tendaient la dentelle blanche de la robe nuptiale il y a des années, elle a toujours la même nuque fine et nerveuse sous ses cheveux relevés. Il s’approche et y dépose lentement un baiser. Elle se tourne si vivement qu’il croit qu’elle va le gifler, mais elle est bien trop hébétée pour cela. Elle le dévisage, semblant chercher quelque trace de folie ou d’égarement sur ses traits, et dieu seul sait ce qu’elle y voit, mais elle lève les yeux au ciel et retourne subitement à sa viande.

Etienne ne prend pas la peine d’aller embrasser ses filles, il sait bien qu’il va se faire rabrouer. De la porte entrouverte d’Audrey fusent des piaillements de gamines, elle est certainement avec une de ses amies à s’extasier sur le dernier chanteur à la mode. Isabelle est encore enfermée dans sa chambre, occupée à converser avec ses amis du réseau et à bidouiller ses ordinateurs. Sa fille presque adulte maintenant a hérité de ses capacités intellectuelles hors du commun. Toute petite déjà, elle les impressionnait si bien par ses raisonnements matures et une réflexion impressionnante qu’ils lui ont très vite ouvert l’accès à leur bibliothèque. En quelques mois, elle a avalé des dizaines d’œuvres et de traités, nourrissant son insatiable envie de savoir. Quand elle est entrée au collège, ils lui ont offert un ordinateur, qu’elle a démonté, remonté, cherchant à comprendre comment il fonctionnait. Quand Etienne a eu idée de prendre une connexion Internet, Isabelle n’a plus connu aucune limite à sa formidable soif de connaissance, surfant sur les pages du monde entier, apprenant différentes langues, touchant un peu à tout, biologie, chimie, sociologie. Ils ont toujours été fiers de leur fille, mais depuis quelques temps Etienne se fait du souci, il se demande s’il n’est pas inquiétant qu’elle n’ait pas davantage d’amis en chair et en os, si elle n’est pas déconnectée de la réalité, comme si elle-même n’était plus qu’un ordinateur qui respire, ingérant des informations à longueur de journée sans jamais éprouver un semblant d’émotion. D’autant que ça fait quelques temps déjà qu’il ne communique plus du tout avec elle, et finalement il n’a pas plus idée de l’étendue de ses connaissances que de l’état de son moral. En fait ils ont perdu le lien depuis si longtemps, depuis cet après-midi d’été où ce gros porc a posé ses mains sur elle, il y a quinze ans, depuis que Baptiste l’a touchée et qu’il en est mort, c’est la seule fois de toute sa vie qu’Etienne a été violent avec quelqu’un, meurtre miroir, il a eu le temps de voir de près l’écho de son propre visage en train d’étouffer sous les mains assassines. Et s’il était trop tard ? Et si certaines erreurs du passé n’étaient pas rattrapables ?

Les valises sont au-dessus de l’armoire, mais ce n’est pas pour maintenant. Avant toute chose, il doit démonter l’antenne au pignon de la maison pour être sûr que les filles ne regarderont pas ce foutu programme, ni ce soir, ni demain, ni jamais. Il sait bien que les doléances vont être terribles, les hurlements semblent déjà résonner à ses oreilles, père indigne, tu n’as jamais voulu que notre mal, tu fais toujours ton possible pour nous emmerder, et toutes sortes de diatribes entendues cent fois, enfin il a l’habitude. Il sort l’échelle du garage et la cale le long du mur, en faisant attention à la Clématite d’Hélène. Il a presque atteint le toit quand il entend la porte d’entrée s’ouvrir. Audrey sur le perron dit au revoir à sa copine Charlène dans un pouffement de rire. Etienne reste quelques instants à regarder la gamine s’éloigner le long de la rue, avant de tourner de nouveau la tête pour croiser le regard d’Isabelle qui le fixe à travers la fenêtre de sa chambre. Elle est installée à son bureau, les mains sur le clavier de son ordinateur. Quand elle croise le regard de son père, elle le soutient un instant avec un drôle d’air puis retourne à son écran. Etienne soupire et reprend son ascension. Il a l’impression parfois de vivre à côté de leur réalité, d’être le grand exclus de cette famille. Parfois il les surprend toutes les trois quand elles discutent ou s’amusent, et il aimerait tellement partager ces moments avec elles, mais dès qu’il entre dans la pièce c’est pour se heurter à leur silence, irrémédiablement. Hélène l’a probablement aimé en d’autres temps, oh oui elle l’a aimé, puis elle est devenue mère et a oublié que l’on pouvait être amante de son époux, elle ne l’a plus vu que comme un simple inséminateur, une réserve de sperme inutile qui avait d’ors et déjà rempli son office.
Etienne jette l’antenne débranchée du haut du toit, pour ce qu’elle leur servira maintenant, il n’est pas utile de la ménager. Il redescend en hâte et range l’échelle avant de rejoindre Hélène à la cuisine. Pendant qu’il était là-haut, il a réfléchi à leur fuite, et s’est dit que le mieux à faire était de partir cette nuit, pendant que tous les hauts dignitaires d’Omicron avaient les yeux tournés sur leur foutu projet, et il a décidé qu’il était plus pratique d’en informer sa femme. Elle est assise à table, et feuillette un magazine féminin. Elle ne lève même pas la tête quand il entre, comme d’habitude. Il se place en face d’elle.
- Hélène, souffle-t-il.
Pas de réaction.
- Hélène, répète-t-il un peu plus fort. Je dois te parler de quelque chose.
Elle décroche de son journal et le regarde d’un air désintéressé.
- Hélène, je ne t’ai jamais parlé de mon travail à Omicron n’est-ce pas ?
Elle hausse un sourcil. De toutes façons elle s’est toujours éperdument moquée de ce qu’il y faisait.
- Pour tout dire, en théorie, j’ai pas le droit de divulguer les activités de cette entreprise. On travaille pour le gouvernement, et tout ça doit rester top secret. Mais… dans la mesure où un projet sur lequel j’ai été affecté vous met en danger toi et les filles, je crois qu’il serait bon que je t’en dévoile une partie.
A l’étage une porte claque et Audrey commence à vociférer. Elle a dû allumer son poste de télévision. On entend la porte de la chambre d’Isabelle s’ouvrir, et après une discussion entre les deux enfants, de nouveau les deux portes se referment en claquant, suivie du silence.
- De quel danger parles-tu ? demande Hélène.
- Hein ? Euh… oui, le projet Tito.
Elle tressaille et pâlit. Ce connard de Caron ne lui en aurait pas parlé, il a autant de jugeotte qu’un pois chiche, mais il n’est pas si stupide quand même ?
- Quoi ? s’inquiète Etienne. Tu…
- Tito… murmure-t-elle.
- Tu en as entendu parler ?
- Mais enfin Etienne ! s’emporte-t-elle. Est-ce que tu es en train de te foutre de moi ? Tito, Ti-to !
Un boucan de tous les diables vient de l’étage, comme si l’une des filles déménageait sa chambre. Etienne est sincèrement surpris, il ne voit pas où Hélène veut en venir.
- Je… C’est sensé me rappeler quelque chose ?
- Comment peux-tu être aussi monstrueux ?
Elle hurle tout à fait maintenant.
- Tito, ton frère Baptiste, c’était comme ça qu’Isabelle l’appelait, elle gazouillait des “Tito”, et ça lui était resté, comment peux-tu ne pas te souvenir ?
Etienne sent la nausée monter dans sa gorge. Bien sûr, il se souvient maintenant, il entend clairement sa fille chantonner “Tito bobo ? Tito bobo ?” alors même que le corps s’affaissait. Hélène pleure à présent. Il tend une main vers elle, mais elle la chasse énergiquement.
- Tu veux partir ? Très bien, pars, mais comment tu peux croire que je vais te suivre, que nous allons te suivre ?
- Je te demande de me croire, vous êtes en danger, une fois qu’on sera loin, tu feras ce que tu veux, mais fais-moi confiance cette fois.
- Confiance ? crache-t-elle avec un rire sardonique. Etienne, j’ai épousé un assassin, crois-tu vraiment que ce soit la vie dont j’avais rêvé ? Comment peux-tu me demander de te faire confiance, tu as tué ton propre frère. Tes petits “amis” d’Omicron ont beau avoir tout fait disparaître, ne me prend pas pour plus conne que je ne suis, ils n’ont pas effacé ce que j’ai vu. Et ce que j’ai vu ce jour-là, quand je suis montée au grenier, quand je voulais vous rejoindre pour participer à votre chasse au trésor, ce que j’ai vu c’est toi, les mains sur la gorge de Baptiste, et j’ai eu peur, peur que tu ne nous tues nous aussi, j’ai attrapé Isabelle et je suis repartie. Avec quel culot tu nous as raconté cette histoire de voyage en mer !
Etienne ouvre la bouche, mais la referme aussitôt. Toutes ces années, elle savait, elle savait et elle n’a rien dit, elle a gardé une image faussée et d’une horreur sans nom, une rancœur qui a eu le temps de s’installer, d’enfler et de pourrir. Il s’est toujours demandé comment la petite fille a réussi à descendre l’escalier toute seule, mais il aurait dû comprendre, s’il avait été moins bête il aurait compris, et il aurait pu lui expliquer, ces quinze dernières années auraient pu être différentes de ce cauchemar à petites doses qu’il vivait chaque jour.
- Hélène, tu ne peux pas… Tu ne sais pas tout…
Et ce foutu savoir-vivre qui l’empêche de salir la mémoire d’un mort ! Le croira-t-elle de toutes façons, après tant d’années de mensonges ? Un bruit vient de nouveau de là-haut, comme quelque chose de lourd qui tombe par terre.
- Pars si tu veux, pars maintenant, et ne reviens jamais, on te suivra pas. Fous-nous la paix maintenant, j’ai assez souffert toutes ces années.
Elle se lève et part s’enfermer à double tour dans le bureau. Etienne est abasourdi. Rien ne s’est déroulé comme il l’avait prévu, et il est encore trop choqué pour pouvoir réfléchir convenablement à une solution de secours. D’abord Hélène, il doit absolument la convaincre de le suivre, quand elle sera calmée, quand il y verra plus clair, alors il pourra tout lui expliquer. Ensuite le projet Tito, cette analogie, cette coïncidence de merde qui le met dans tous ses états, il a l’impression que son passé le rattrape, que son frère depuis sa tombe de fortune le persécute jusqu’à ce qu’il en perde la raison. Il tente de se raccrocher à une idée qui le sortira de l’affolement. Le bruit, tous ces bruits qui viennent de l’étage, il doit aller voir ce qui se passe. Il monte les escaliers quatre à quatre. Ça vient de la chambre d’Isabelle. Il essaye d’ouvrir la porte, mais quelque chose gêne, et il doit pousser plus fort sur le battant pour déplacer l’étagère jetée au sol qui bloque par-derrière.
L’adolescente a vidé tous ses tiroirs, jeté à terre tous les bibelots qui traînent sur les commodes, balancé les livres contre les fenêtres heureusement fermées avant de basculer la bibliothèque qui a vomi tous les CD et revues informatiques qu’elle contenait. Il y a jusqu’aux sous-vêtements qui pendent de façon comique sur l’écran de l’ordinateur comme s’ils séchaient au soleil. En le voyant entrer, Isabelle se jette sur le lit, la tête enfouie sous ses coussins. Etienne contemple quelques instants le capharnaüm avant de lentement s’approcher d’elle. Il pousse du pied quelques bouquins qui le gênent et s’assoit. Il tend la main pour lui caresser les cheveux, mais elle tourne brusquement la tête et s’éloigne de lui. Il reste longtemps à la regarder en silence. Sur l’écran de l’ordinateur, une discussion animée se déroule en ligne.
Il a tellement de choses à lui dire, tellement de tendresse à lui donner, mais il n’a pas la force d’affronter son rejet une fois de plus, pas le courage de faire face à un second affrontement aujourd’hui. Comme elle ne bouge pas, il soupire et se lève pour sortir. Contre toute attente, Isabelle se redresse d’un bond et le devançant, ferme la porte et s’y adosse. Elle le fixe avec un air à la fois haineux et désolé qui le trouble.
- Papa…
Quelque chose dans sa poitrine se serre à faire mal, noeud de surprise et d’appréhension. Il y a bien longtemps qu’elle ne l’appelle plus ainsi, bien longtemps que ça ne veut plus rien dire pour elle, bien longtemps de toutes façons qu’elle ne s’est pas adressée à lui directement. Elle se mord la lèvre inférieure si fort que l’empreinte de ses dents y reste marquée en rose foncé.
- Papa, je te hais, prononça-t-elle d’une voix grave et râpeuse. Tu ne mérites pas de vivre.
Etienne enserre sa tête dans ses mains en soupirant bruyamment avant de se rasseoir. Le jeu va trop loin pour lui, il est largué. Est-ce qu’elle aussi sait qu’il a commis un meurtre ? Est-ce qu’elle le savent donc toutes les trois ? Dans le doute, Isabelle restant une adolescente avec ses maux à l’âme et sa propension à l’exagération, il entame un semblant de défense d’une voix plus lasse que convaincue :
- Bon, ok, tu m’en veux pour beaucoup de raisons, je l’admets, j’ai pas été très présent pour vous, je n’ai pas toujours été à l’écoute, j’ai consacré plus de temps à mon travail que j’aurais dû, mais c’est pas vraiment moi qui ai choisi la place de persécuteur. Et puis les sanctions que j’ai pu vous donner à ta sœur et toi ne m’ont jamais semblé abusives. Si c’est pour cette histoire d’antenne, sache que j’ai de bonnes raisons.
- Je me fous de cette putain d’antenne, murmure-t-elle en le fixant toujours sans ciller. Tu vas mourir.
- Isabelle, je comprends que tu sois très en colère, mais rends-toi un peu compte de l’absurdité de ce que tu dis. Réfléchis seulement deux minutes aux menaces que tu es en train de balancer.
- Tu as réfléchi toi avant de poser tes mains dégueulasses sur moi ?
Elle est plus immobile qu’une statue de marbre. Il n’ose pas comprendre où elle veut en venir.
- De quoi tu parles ? demande-t-il dans un souffle.
- Tu croyais que j’oublierais hein ! Tu pensais qu’une enfant si jeune pouvait pas se souvenir.
Ainsi chacune avait son propre souvenir, sa propre déformation de la réalité de cet événement que décidément il n’aurait jamais dû taire. Etienne a l’impression que la pièce tourne autour de lui, et il lutte pour ne pas perdre connaissance.
- Tu te pensais à l’abri après tant d’années, tu croyais que tu pouvais te la couler douce, que tu ne risquais plus rien. Toutes les nuits je revis ce cauchemar, toutes les nuits je sens ta main sous ma robe rouge, toutes les nuits je te supplie de ne pas continuer, toutes les nuits je te griffe le visage pour que tu me laisses sortir…
Des larmes énormes chargées de douleur sourde coulent sur les joues d’Isabelle qui ne bouge toujours pas, elles s’attardent sur l’arête de son visage avant de tomber lourdement sur la moquette bleue. Etienne a la tête qui bourdonne, sa conscience est changée en un diaporama d’images ocrées et vieillies, Isabelle avait quatre ans, il a caressé ses cuisses minuscules, il a passé la main dans sa culotte blanche, la chaleur, la colère, le sang, tellement de sang, la terre, la haine, des images, que des images, il cherche les lettres, former les mots, les phrases, lui parler ; il voudrait s’élancer et la prendre dans ses bras, mais elle n’y verrait que lui, Baptiste, fantôme maudit. Il ouvre la bouche, mais les mots au lieu de sortir semblent rester bloqués en un amas d’épines dans sa gorge. Il faut pourtant qu’elle sache ce qu’il a fait pour elle, qu’elle sache combien il l’aime, qu’elle connaisse enfin la vérité.
Une porte claque dans le couloir, Audrey vient de sortir de sa chambre.
- Isabelle, bafouille Etienne.
- Tu n’avais pas le droit.
- C’est pas moi, c’est pas moi, arrive-t-il à articuler. Isabelle, écoute-moi, mon frère jumeau Baptiste t’a touché, essaie seulement de te souvenir, il t’a touché et je l’ai tué pour te protéger.
Isabelle s’écarte pour ouvrir la porte sur Audrey. La petite fille a un drôle de regard, des yeux vides d’attention et un peu trop profonds. Dans sa main, elle tient une cassette video. Etienne a déjà vu ce regard, il le connaît, et soudain il prend peur.
- Rappelle-toi ton oncle Tito, Isabelle, s’empresse-t-il de dire en la saisissant par les épaules.
- C’est moi Tito ! hurle la jeune fille en se dégageant de l’étreinte. C’est moi ! C’est moi ! C’est moi ! Tu mens !
Audrey se rapproche de son père en inclinant la tête de côté comme un chiot qui écoute son maître. Le couteau de cuisine de sa mère dans sa petite main blanche semble énorme et brillant. Etienne a du mal à bouger, il sait qu’il devrait fuir, mais tout son corps est figé de terreur. Isabelle continue de crier en sanglotant :
- Tu mens ! Tu mens ! Ce sont des mensonges ! Je suis Tito ! Tu dois mourir ! Je suis Tito !
Comme s’il jetait les armes, Etienne s’effondre plus qu’il ne s’assoit sur le lit, il n’a plus le courage, plus le courage de vivre, plus le courage d’avoir à assumer toute cette souffrance des gens qu’il aime. Audrey s’approche de lui d’un pas déterminé, la lame dans sa main envoie des éclairs de lumières. La dernière chose qu’Etienne voit, c’est le doute qui vient troubler le regard d’Isabelle, juste avant de sombrer dans le blanc.