Médiums 1/3

Le 17/12/2004
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par Lapinchien
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Thèmes / Obscur / Fantastique
C'est l'histoire d'une sorte de médium, qui au lieu de relayer les pensées des morts, relaie celles des fous et des autistes... Je regrette juste que cette géniale idée ne soit pas plus exploitée dans ce premier épisode. Y a évidemment quelques pulsions astrophysiques de ci de là, c'est du Lapinchien quand même, mais globalement ça reste non seulement accessible, mais passionnant et bien écrit. Le deux arrive bientôt...
« J’ai toujours peur de l’inconnu, de ce qui échappe à mon entendement, c’est pourquoi j’ai tendance à ne pas me diriger vers lui. J’évite tant que possible d’explorer au sens le plus large du terme… Chaque chose nouvelle que j’appréhende, qu’elle soit concrète ou abstraite, doit avoir sa raison d’être en mon esprit, s’imbriquer parfaitement au reste de mon concevoir pour perdre le caractère menaçant et terrifiant que je lui attribue par défaut lorsque je viens à l’isoler dans ma réalité. Quitte à chambouler toutes mes définitions, tous mes repères, je dois donner un sens à la nouveauté pour aller de l’avant. Je sombre dans une profonde crise d’angoisse si je n’y arrive pas de suite, une attaque qui me terrasse pendant des heures, des jours entiers parfois… Je ne me contrôle plus, je perds conscience si cela vient à se produire… C’est une réaction immunitaire, c’est comme çà que je le conçois… Je reste prostré, à me recroqueviller dans mes pensées, mon exutoire, jusqu’à ce qu’un équilibre se soit agencé, que ma conscience ait digéré la perturbation, le bruit et ses vortex. J’aimerais tant vous envier cette propension (mais je dirais plutôt cette tare si je ne voulais pas rester poli) que vous autres, les sains d’esprit, les bienheureux, les nés shuntés comme j’ai pris l’aisance de vous désigner en mon fort intérieur, avez naturellement à accepter l’inacceptable, à classer l’inclassable, à tolérer l’intolérable… Tout à un sens… un sens précaire, un sens relatif, soit ! Mais le raisonnement individuel doit être pur … L’apprentissage de la vie ordonné … Je n’admettrais jamais l’existence d’entités qui n’aient pas de raison d’être… Il y aura toujours cette barrière entre nous… Vous tentez de me guérir ? De me stimuler ? De m’éveiller à votre médiocrité, à votre laxisme ? Vous voulez à tout prix que je vous ressemble et vous souffrez tant de ma différence…Séchez vos larmes, maudits parents ! Cachez ce désarroi de façade que vous jouez si faux pour trouver de la compatissance dans vos alter ego… Je sais que la pitié des autres vous nourrit, qu’elle vous rend plus forts… Ne m’en veuillez pas, mais vos postures ne m’inspirent rien de plus ni de moins que du dédain… Ne tentez plus de communiquer avec moi ! Les choses sont bien telles qu’elles sont… Je suis désolé d’avoir à vous avouer qu’à mon humble avis, vous êtes, en ces lieux, les seuls et uniques handicapés ! »
Je viens de conclure un long discours, dont je ne cerne déjà plus le fond… J’ai oublié des paroles et des pensées qui n’étaient pas miennes, que j’ai juste formalisées, exposées sans même m’en imprégner… Les mots ne résonnent déjà plus en moi que comme un lointain écho, un résidu sonore restitué par l’environnement… Je tiens entre mes pouces les tempes d’un jeune autiste gravement atteint, Arthur Spiegler… Il est allongé sur son lit depuis des années… Ses parents désespérés de ne pouvoir communiquer avec lui, de ne pouvoir lui soutirer la moindre émotion, le plus petit indice de reconnaissance, un détail quelconque reflétant la réciprocité de l’amour qu’ils lui portent, ont fait appel à mes services pour interagir avec leur fils… J’ai ce pouvoir, ce don peu commun. Je suis une sorte d’antenne, un émetteur récepteur à émotions. C’est automatique. Il suffit que j’appose mes pouces sur les tempes d’un malade pour qu’il puisse s’exprimer à travers moi. Mais je ne garde pas le moindre souvenir de l’opération, comme si à la fin de chaque expérience, je me retrouvais extirpé du néant qui me happe à son initiation. Cette sensation effroyable, je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi d’avoir à la vivre.

Mes paupières s’écarquillent. Arthur entre mes mains fixe le plafond, l’air hagard. De sa bouche béante s’échappe un long filet de bave. Tout autour du lit, j’aperçois un auditoire abasourdi. « Avouez de grâce votre supercherie, Monsieur Van Derglück ! » Mme Spiegler me secoue la manche, elle pleure et répète obstinément la même complainte… Elle a réussi à m’extirper de ma transe… Je le lui avais pourtant formellement interdit. Harris mon jeune assistant est chargé de cette tâche, il connaît la procédure à suivre pour ne pas me brusquer. « Van Derglück ! Imposteur ! Veuillez de suite foutre le camp de notre demeure !», Monsieur Spiegler est hors de lui, il a empoigné Harris pour l’empêcher d’intervenir… Qu’ai-je bien pu raconter qui ait pu le mettre dans un tel état ? « Si vous dites un mot de plus, je vous fracasse le crâne à grands coups de crosse ! », poursuit-il. Je n’envisage déjà plus, à en juger son discours, qu’il n’accorde un quelconque crédit aux propos que je viens de rapporter même si j’en ignore la teneur… Je peux j’imagine aussi faire une croix sur ma rémunération… Un horrible mal de crâne m’envahit alors. Je chancelle et d’un prompt mouvement de tête je tente par réflexe d’endiguer la douleur. C’est alors que j’aperçois une étrange silhouette au fond de la pièce, celle d’un homme sûrement invité pendant mon absence à rejoindre le petit comité. Personne n’a pris la peine de me le présenter avant que ne commence la séance aussi sa présence m’intrigue-t-elle. Çà n’est pas un domestique, il y en a deux dans la chambre à l’affût des ordres de Spiegler, ils immobilisent Harris au sol comme il se débat. L’homme à la longue chevelure albâtre, haut et maigre, longiforme, paré d’un complet blanc, me fige inexpressif en se grattant le menton. Je titube… Mes paumes se désolidarisent du front du jeune Arthur, nous sommes tous deux des pantins désarticulés qui basculent en arrière. Je vacille et je tombe lourdement sur le plancher.

J’émerge de nouveau, quelques minutes plus tard je pense. Les deux domestiques me traînent sans délicatesse le long de l’interminable escalier de marbre du hall d’entrée, je ressens chacune des marches s’enficher dans mes cotes. Les coups cessent soudain et je me vois projeté par la porte de service dans le caniveau… Je me relève, tout mon corps est endolori par le charmant traitement de faveur dont il a fait l’objet. Les deux larbins sont sur le pas de porte et serrent leurs poings, l’air menaçant. Spiegler apparaît alors en les repoussant par les épaules. Il m’empoigne et me soulève : « Van Derglück ! Je jure devant Dieu de vous éviscérer si jamais vous tentez d’approcher mon fils ou ma femme de nouveau… Je vous ai recruté pour redonner un peu d’espoir à mon épouse déprimée, pas pour l’accabler d’avantage ! Vous auriez pu vous contenter de tenir le même discours que tous les charlatans qui vous ont précédé… Que je ne vous revois plus !» S’en suit un violent coup de genou que l’enragé décoche dans mon bas ventre. Je m’affale dans un de ces tas d’ordures, uniques ornements de ces sombres ruelles poisseuses qui jouxtent les riches hôtels particuliers londoniens aux façades si rutilantes.

Je ne fais rien pour me défendre ni réclamer mon dû. L’apathie me domine, la dépression et le fatalisme me serrent comme les plaques d’un étau invisible. À cet instant, je ne pense plus qu’à me reconvertir, abandonner une profession de foi, une vocation ingrate qui ne m’a rien apporté de bon depuis que j’ai quitté ma campagne… De toutes manières, les dernières lueurs de ma renommé viennent de se consumer dans ce fiasco. Spiegler a une haute influence sur le cercle de mes mécènes, demain je n’aurais plus la moindre crédibilité à leurs yeux. Je décide de passer la nuit dans les immondices auxquelles j’appartiens.

Quatre-vingt dix neuf fois sur cent, quand vous sombrez, que votre tête dépasse à peine de la surface des flots, si une main se tend vers vous, c’est pour vous pousser violement vers le fond, pour s’assurer de l’inéluctabilité de votre noyade, ne pas la confier au bons soins du sort qui trop souvent se montre trop clément. Notre animalité veut cela. Il faut pour le bien du groupe éliminer les plus faibles, les achever dès qu’ils montrent le moindre signe de vulnérabilité, et ce, pour ne pas qu’une épidémie s’instaure au sein du troupeau et ne le décime tout entier. C’est un réflexe ancestral. Une fois sur cent pourtant, une main secourable semble se dresser pour vous arracher à la voracité des Abymes. Il y a d’infimes chances pour que ce soit un geste altruiste, purement désintéressé… Nous coulons tous en réalité et s’il nous arrive de nous agripper aux autres, c’est pour nous en servir de flotteurs de fortune.

Une voix sépulcrale me secoue : « Monsieur Van Derglück, votre prestation était époustouflante… Je n’ai jamais eu à faire à une personne aussi douée que vous.» Il s’agit du mystérieux inconnu auréolé de blanc qui m’observait dubitatif, du fond de la chambre du jeune Arthur, sans mot dire… Il m’aide à me relever et époussette ma veste. Harris est à ses coté et lui porte assistance. « Comprenez que Monsieur Spiegler n’est pas un mauvais bougre, il n’est tout simplement pas réceptif aux propos de son jeune fils… Il y sera à jamais hermétique, définitivement autiste…», L’homme semble croire en mon pouvoir, il est peut-être bien le dernier en ces lieux. Je lui réponds dans une longue toux : «Je n’ai pas le moindre souvenir de ce qu’il s’est produit pendant ma transe, de ce que j’ai bien pu raconter… Rien de bien enthousiasmant, apparemment… Mais je n’ai rien à me reprocher, je n’étais qu’un haut-parleur, le porte-voix d’Arthur… » L’inconnu acquiesce tout en me portant par les épaules avec l’aide d’Harris jusqu’à la rue principale. Soudain il m’interrompt confus et me tend sa main : « Que je suis mal poli, j’ai oublié, tant vos talents m’ont enthousiasmé, de me présenter… », L’éclairage public révèle enfin son visage, il est bien plus jeune que tous les indices que j’avais perçu jusqu’alors ne me l’avaient laissé présager, « Jack Silverside… Je représente les intérêts de Mac Manus Corporation… »

Tout semble dès lors plus clair… J’ai sûrement à faire à un collecteur… Il y a une décennie de cela, j’ai croisé le chemin de celui qui allait devenir un magna de la presse, un guru de la communication, un des occidentaux les plus riches de la planète, Ernest Mac Manus. Il n’était qu’un petit bourgeois, un parvenu à l’époque mais il ne manquait pas d’ambition. Je venais d’arriver à Londres repéré par l’Oriflamme, une société secrète chargée de débusquer les jeunes gens « talentueux ». Mac Manus la subventionnait déjà confortablement. Je lui fus tout naturellement présenté comme il parrainait mon initiation. J’eus la curieuse sensation au premier abord, de constituer pour lui bien plus qu’un faire-valoir, bien plus qu’un investissement à court terme, j’eus l’horrible certitude d’être à ses yeux le garant de son avenir… Cela me mit très mal à l’aise. Je me souviens mot pour mot du speech qu’il me teint alors dans le bureau feutré d’un parlementaire où notre entrevue fût improvisée. Il me pria de m’asseoir, remercia ses amis, et tout en sirotant un verre de scotch qu’il ne me proposa pas de partager, il se mit à faire les cents pas, sans me jeter le moindre regard :

« Je ne crois pas au baratin de tous ces prétendus astrologues, à ces arts bâtards, rejetons de la science et de la religion, il n’y a pas de technique, il n’y a pas de lois qui puissent se substituer à ce que seuls l’intuition et le ressentir sont incapables déjà de ne cerner que par bribes… Quelle méthodologie idiote pourrait se prévaloir de contenir et de surpasser ce qui fait le génie du genre humain, l’Inspiration, cette disposition exceptionnelle à capter ce que Dieu nous susurre à l’oreille ? »

Je tentai de le soutenir dans son explication mais il me fit vite comprendre qu’il n’attendait rien de plus que de l’attention de ma part : « Votre don, votre exception, n’est ni la répartie, ni l’analyse… Si vous étiez un fin stratège, mes amis vous auraient présenté tel quel… çà aurait fait l’objet de notre rencontre, et j’aurais peut-être fini par vous engager comme conseiller à l’issue de notre entretien… çà n’est pas le cas. Je vous prierais donc dorénavant de ne pas m’interrompre… » Le ton était donné, il n’était pas question de transiger et j’allais l’écouter sans sourciller jusqu’à ce qu’il ne prenne congé de ma personne. Il vida d’un tenant son verre et s’en servit un second avant de poursuivre : « On me prête des qualités certaines dans l’art d’anticiper les fluctuations des marchés boursiers… Je me suis déjà constitué un petit pécule grâce à mes talents mais voyez-vous, le boursicotage n’en est qu’une toute petite expression. J’ai moi-même un don peu commun, un don de prémonition que je serais bien dans l’incapacité d’expliquer, de mettre en équation et encore moins de théoriser pour l’enseigner, le léguer à l’humanité. Je vous ferai grâce de toutes les descriptions communes de mes flashs, de mes visions et des intenses douleurs qui les accompagnent. Je sais que vous savez déjà que nos destins sont liés alors je ne vous retiendrais pas plus longtemps. Nous allons nous revoir lors de circonstances plus dramatiques, j’aurais alors besoin de vous… Même si çà n’est pas pour tout de suite, je tenais à vous rencontrer pour m’assurer de votre intégrité, de votre fidélité à l’Oriflamme… Je ne pense pas m’être trompé sur votre compte. Je subventionnerai donc vos travaux jusqu’à ce que nos chemins se croisent de nouveau… »

Il me congédia alors sans même un au revoir. Et dès ce jour, il est vrai, chaque mois, je n’ai cessé de percevoir un chèque d’EverCom, une des nombreuses sociétés ayant pignon sur rue, couvrant les activités de l’ordre secret. J’ai assisté pendant dix ans à l’ascension fulgurante de Mac Manus, il a même été adoubé par la reine, mais jamais je ne l’ai revu. Je n’ai pas non plus cherché à le faire, je vous le concède. On ne sait jamais, il aurait pu remettre en cause le versement d’une rente qu’il avait sans doute oublié… Comment pouvait-il en être autrement puisqu’il ne me réclamait rien en contrepartie ? Il y a 6 mois environs, les chèques ont cessé de me parvenir. J’ai appris la disparition de Mac Manus dans le terrible crash de son jet privé. Je n’ai pas tenté de contacter EverCom, la structure aurait pu réclamer toutes les sommes versées en m’accusant de détournement. Aussi ai-je dû me résoudre à reprendre une activité d’indépendant, bien sûr, en jouant de mes relations au sein de l’Oriflamme. C’est alors que j’ai recruté Harris pour m’assister dans ma tâche.

Voila que ce soir, Jack Silverside, déclarant représenter les intérêts de Mac Manus Corporation, me sort du caniveau après m’avoir suivi et qu’il propose de me raccompagner dans la Rolls-Royce qui l’attend devant l’hôtel des Spiegler. C’est avec beaucoup d’appréhension qu’Harris et moi-même nous engouffrons dans le véhicule qui démarre en trombe. L’inexpressivité de son visage rend Jack Silverside effrayant malgré toutes les bonnes attentions qu’il a eues à mon égard, il est sans doute accompagné de gros bras et est venu me réclamer tout l’argent qu’EverCom m’a inexplicablement versé. C’est un collecteur sachant jouer d’une sympathie ironique pour attendrir sa future victime avant d’en venir à l’essentiel avec plus de vigueur. « J’ai repris la direction d’EverCom… », Silverside me prend à contre-pied répond à une question que je n’ai même pas le temps de lui poser, « Mes nouvelles fonctions me ravissent. Nous gérons d’importants budgets de communication principalement dans le cadre de campagnes électorales et lancements de produits technologiques innovants, entre autres dans l’armement, la sécurité nationale… Mais suis-je bête…Vous devez bien connaître nos activités, j’ai constaté dans nos archives que nous vous avons versé régulièrement des rétributions au titre de consultant externe… Je ne trouve cependant pas trace de vos rapports dans nos fichiers… » Mon cœur tambourine dans ma poitrine comme s’il était sur le point d’exploser ma cage thoracique. De grosses goûtes de sueur inondent mon visage. « Ne vous sentez pas gêné, Monsieur Van Derglück…», éclate de rire Silverside, « Je connais bien la manière de faire de mon prédécesseur… Si ces sommes vous ont été versées, c’est que d’une manière où d’une autre, nous vous les devions... »

J’essaie maladroitement de me justifier mais Silverside ne semble pas convaincu par mon argumentaire : « J’ai écrit un bouquin qui, entre nous, soit dit en passant, ne s’est pas très bien vendu mais qui développait un parallèle intéressant entre les autistes et les trous noirs… Il me semble qu’EverCom s’en est inspiré pour mettre au point quelques techniques secrètes de marketing auxquelles je n’ai jamais eu accès, les compensations financières doivent venir de là… »

Silverside éclatant de rire : « Ah oui ? Et de quoi traitait votre manuscrit visionnaire ? En quelle mesure aurions nous pu, selon vous, nous en inspirer ? »

Je reprends la voix tremblotante n’arrivant pas même à me persuader moi-même : « Certaines régions de l’univers sont très riches en matière, il y en a beaucoup trop localement, la densité est telle que les forces gravitationnelles impliquées en ces lieux imposent que toute ces zones s’effondrent sur elles-mêmes pour former ce que les astrophysiciens désignent par trous noirs parce qu’ils ne laissent pas sortir, pas échapper la moindre information résidant en leur antre, pas même le moindre petit photon lumineux… Il est impossible d’observer ce qu’il s’y passe mais certaines théories affirment que la matière comprimée au sein d’un trou noir finit à un moment où l’autre par exploser dans un big-bang comparable à celui qui a crée notre univers… Il y aurait donc en ces lieux d’autres univers en expansion à jamais séparés de nous, impliqués en quelque sorte dans un nouveau départ, un refus absolu d’adhérer à ce vers quoi l’univers duquel ils sont issus a évolué… L’information happée dans un trou noir est déchiquetée, broyée par les contraintes qui règnent en sa périphérie, la communication est donc rompue dans les deux sens… Il est fort probable que notre univers lui-même ne soit qu’un trou noir d’un super univers avec lequel jamais plus nous ne pourront communiquer… J’ai la profonde certitude que nous ne sommes que la matérialisation de la pensée d’un Dieu qui n’est qu’un autiste parmi les siens… Je pense aussi que nos autistes sont des dieux en devenir… être un dieu c’est pouvoir tout recréer depuis rien et c’est exactement ce qu’est obligé de faire celui qui vit hermétique à toute influence extérieure… »

Nous traversons en trombe un Trafalgar Square désert. Silverside me tapote alors le dos : « Vous savez, Monsieur Van Derglück, les gens ne savent pas ce qu’ils veulent… Ils réagissent de manière inconsciente, irréfléchie mais jamais incohérente… Ils pensent qu’ils sont maîtres de leurs actes, aptes à faire des choix mais en vérité, ils ne font que mimer plus ou moins maladroitement leurs semblables… Les idées viennent à eux et les investissent même s’ils pensent par orgueil en être à l’origine, les avoir accouchées… Elles se propagent comme des virus et parfois mutent inopinément et se reproduisent en eux sans qu’ils y soient pour grand-chose… Les individus sont les nœuds de vastes réseaux où ces idées se propagent, se dispersent, vivent, prospèrent et meurent. Sans elles, ils ne sont que des coquilles vides en aucun cas des dieux… Chez EverCom, nous mettons un point d’honneur à satisfaire nos clients et partenaires. Nous cartographions en permanence les fluctuations de ces réseaux et nous savons avec de plus en plus de précision en quels points intervenir pour que les idées de ceux qui nous paient irradient et affectent favorablement le plus grand nombre. Il y a un an encore, nous basions toutes nos décisions sur les résultats de sondages réalisés sur des panels représentatifs des cibles que nous visions… çà n’est plus le cas… J’ai fait entrer EverCom dans l’ère du Neuromarketing… Les consommateurs de démocratie et d’idéologies fonctionnent comme les consommateurs de cola et de lessive … Ils sont esclaves de leur corps, de leur cerveau… Le scanner et l’écographie sont venu remplacer les sondages et enquêtes dans notre arsenal et ils sont redoutablement plus efficaces que n’importe quelle théorie idiote … Je ne pense pas que nous ayons pu extrapoler une quelconque méthodologie marketing à partir de vos croyances, Monsieur Van Derglück…»

Silverside entre alors dans un curieux mutisme. Je ne sais que répondre à ses déclarations, son ton est devenu plus dur presque inquisiteur. Une sensation pesante de claustrophobie me tenaille. L’habitacle de la Rolls-Royce est si confiné… Je me sens soudain comme pris au piège. Un long silence s’instaure jusqu’au moment où Harris s’aperçoit que nous nous éloignons de Notting Hill et qu’il fait remarquer à voix haute que nous n’arriverons jamais à nos quartiers en suivant cette route. Alors que la voiture roule à vive allure dans les ruelles désertes, Silverside déverrouille la portière « Passez donc à l’avant, jeune homme », Glisse-t-il à Harris dans le creux de l’oreille, « Indiquez donc la direction au chauffeur et il n’aura qu’à vous suivre… » Un coup de feu étouffé retentit et Silverside pousse violemment Harris à l’extérieur du véhicule. Je n’ai pas le temps de réagir, je reste pétrifié, Silverside referme la portière avec autant de flegme qu’il n’en a usé pour exécuter mon pauvre assistant et pointe son arme au canon maculé de sang sur mon coeur. « Monsieur Van Derglück », Me concède-t-il alors que son visage s’obscurcit, « Votre collaborateur était d’un maladroit… Je vous prie d’accepter toutes mes condoléances… Ne le pleurez pas… Réjouissez-vous, j’ai à vous faire part d’une bien heureuse nouvelle… Sir Mac Manus est en vie. Il a survécu à son accident et a même exprimé le souhait de vous revoir. Je suis chargé d’organiser vos retrouvailles… » Tout s’enchaîne alors très vite. La Rolls traverse la banlieue Nord puis se perd dans les petites routes de campagne avant de s’engouffrer dans un sinistre manoir perdu dans le brouillard.

Je me retrouve au chevet d’un lit à baldaquin où Mac Manus est étendu de tout son long. Silverside qui se tient à mes cotés explique alors ce que j’ai déjà compris : « Sir Mac Manus savait depuis bien longtemps qu’à un moment où l’autre de son existence, il sombrerait dans un coma irréversible… C’est pour cela qu’il vous entretenait depuis toutes ces années, ses facultés divinatoires ont toujours été de bon conseil… Il m’a laissé quelques instructions pour vous retrouver lorsque cela viendrait à se produire… Les affaires de Sir Mac Manus sont très difficiles à gérer… J’avoue que moi-même, son plus fidèle serviteur, aurais du mal à les mener toutes de front. Aussi faut-il qu’il les administre en personne, qu’il les reprenne en main… Il a toujours été fort inspiré dans ses choix et décisions… » Silverside braque de nouveau son arme dans ma direction : « Je vous en prie, Monsieur Van Derglück », Insiste-t-il, « Faites en sorte que Sir Mac Manus puisse nous dispenser de bons conseils au travers de vos paroles… Apposez vos pouces sur ses tempes…»

Je sais pertinemment que sans l’intervention de mon assistant, il me sera à jamais impossible de me soustraire à la volonté de Mac Manus, une fois que celle-ci m’aura investi. Je tremble de tout mon corps. C’est étrange, je me serais cru bien plus courageux que cela… çà doit être le cas de la plupart des hommes en réalité… On a tous une haute opinion de soi, on imagine se sortir avec bravoure des situations les plus périlleuses, des pièges de l’existence les plus alambiqués… jusqu’au moment où on a à les affronter et à les vivre autrement qu’au travers de fantasmes. L’assassinat de Harris m’a étrangement laissé de marbre sur le coup et si je ne cesse de me remémorer les faits actuellement, çà n’est qu’une forme pervertie d’égoïsme. Je ne pense pas à lui en réalité, sa disparition ne m’attriste pas, je me vois à sa place et j’ai peur, je tremble à l’idée de ce que Silverside pourrait m’infliger sans sourciller si je ne fais pas ce qu’il m’ordonne de faire. Je me penche lentement vers Mac Manus, son souffle est rauque et court. Si je ne l’avais pas rencontré en d’autres lieux, je pourrais croire qu’il est à l’agonie. Mes mains s’approchent pour enlacer son crâne, mes pouces effleurent ses tempes mais je ne peux me résoudre à faire le plongeon dans l’inconnu… Il y a alors ce coup de feu que Silverside, agacé par mes hésitations, tire comme une sommation. Il m’effraie tant que dans un geste réflexe, j’appose mes pouces sur les tempes de Mac Manus et qu’un linceul de néant me recouvre, protecteur.