Genèse (Felix pt. I)

Le 25/01/2005
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par Nounourz
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Rubriques / Felix
Ce texte de Nounourz, début d'une série, est loin d'être un chef d'oeuvre, c'est une petite fiction amusante à propos d'un petit ouvrier malchanceux qui passe au tribunal après avoir un peu perdu les pédales. Très bien écrit, très marrant, totalement débile et zonard en diable, on peut pas demander beaucoup mieux d'un texte comique.
-" J’sais pas ce qui m’a pris, monsieur le juge. C’était comme si je ne pouvais plus faire la distinction entre le bien et le mal, vous voyez ? Alors, quand j’ai eu cette idée, la seule chose que j’ai pensé, à ce moment, c’est que ça serait sans doute amusant. Vous savez, c’est le genre de truc qu’on se dit avant de faire une nouvelle expérience, quoi.
"Non, vraiment, je sais pas comment j’en suis arrivé la. Et pour dire vrai, j’ai encore du mal à me dire que c’est vraiment moi qui l’ai fait. C’était comme un film à la télé, c’était pas réel ! Pas dans ma tête en tout cas… Et puis, ces temps-ci, Félix avait été assez difficile à vivre, vous savez, c’est pas simple de s’occuper de son gosse, surtout avec la vie que je mène. Monsieur Blandot - c’est mon patron - nous met constamment la pression, à moi et mes collègues. Il dit qu’on est pas assez productifs, et qu’il faut qu’on assemble moitié plus de pièces, sinon il remplacerait la moitié d’entre nous par des robots ! Vous vous rendez compte, il nous dit ça, ça fait à peine deux mois qu’il a repris la boîte, ça va faire quinze ans que je suis dans le métier. Je connais mon travail bien mieux que lui, et je peux vous assurer qu’on fait vraiment tout ce qu’on peut à l’atelier. Mais voila, vu que je suis pas syndiqué, je sais que c’est moi qu’il va virer en premier. Vous comprenez, je pourrai pas lui faire d’ennuis, j’ai pas les moyens de me payer des avocats.

Alors c’est vrai, ces derniers temps, j’étais pas mal à cran, surtout que j’ai encore du mal à encaisser la mort de ma femme. Le type qui l’a fauchée avec sa bagnole, il a pris 2 ans de sursis et trente mille euros de dommages et intérêts, vous trouvez ça juste vous ? Ca va faire un an, le douze du mois prochain, et je vous jure, je pense à elle tous les jours. Elle me manque tellement que des fois, j’ai l’impression d’entendre sa voix. Je le sais bien que c’est pas vraiment elle, je ne suis pas fou vous savez. Mais il n’empêche que quand je l’entends, eh bien, ça me fait quelque chose. En général, il me semblait l’entendre me demander des trucs banals, alors même si c’était juste dans ma tête, je voyais pas de raisons de ne pas les faire. Par exemple, il y a deux mois, j’ai repeint la cuisine, c’était un truc qu’elle m’avait demandé plusieurs fois avant qu’elle s’en aille. Le mois dernier, j’avais cru l’entendre me dire qu’il fallait que j’achète une nouvelle bagnole, alors je l’ai fait aussi. Celle que j’avais avant n’était pas tellement vieille, mais les sièges commençaient à me faire mal au dos, même qu’une fois à l’atelier ça m’a provoqué un tour de reins, et à la fin de la journée on avait huit pièces de retard ! Je peux vous dire que M. Blandot était furieux ! Et lui, il s’en moque bien de mes problèmes de dos, la seule chose qui l’a intéressé c’était de savoir que j’avais pas de papier du médecin pour prouver ce que je dis.

Du coup, l’autre soir, elle m’a reparlé, et sa voix avait une espèce de ton joyeux, comme si elle voulait jouer. « Georges, si tu découpais le petit ? On le remontera demain, de toute façon, c’est pas grave », voila ce qu’elle m’a dit monsieur le juge, mot pour mot, j’en suis sur et certain. Et moi, j’étais tellement habitué à l’écouter, que je ne me suis même pas rendu compte de ce que c’était réellement. Ca avait l’air simple et rigolo ! Alors, je suis allé à la cuisine prendre le grand couteau - celui que je prends d’habitude pour couper la viande quand les os sont trop gros dedans - et je suis allé dans la chambre de Félix. Il dormait pas encore, ça faisait à peine une demi-heure que je l’avais mis au lit. Quand je suis entré, il s’est mis debout et a commencé à rigoler, lui aussi. « Papa coupe », qu’il arrêtait pas de dire en se marrant, il était trognon ! C’était comme si c’était un jeu pour lui aussi.

Je l’ai sorti de son lit et je l’ai allongé sur la moquette, c’était un peu dur parce qu’il arrêtait pas de gesticuler. Ensuite, j’ai pris mon couteau, mais je savais pas par ou commencer. La, vu que je l’empêchais de bouger, il commençait un peu à s’énerver, et il a voulu me donner une tape sur le nez. Du coup, je me suis dit que j’allais faire la main en premier, pour le punir vous voyez ? Seulement, j’avais à peine commencé qu’il s’est mis à remuer de plus belle, et surtout à brailler de toutes ses forces ! Il faisait un boucan de tous les diables. J’ai du m’asseoir sur lui et mettre mon pied sur son bras, pour arriver à le découper. Et puis, avec le sang, ça glissait et ça en foutait partout, et quand j’ai vu ça, ça m’a rappelé ce film avec des zombies, ville dead ou quelque chose comme ça. Et ses cris, ils étaient tellement bizzarres, il criait pas comme d’habitude, alors vous comprenez, tout ça, ça avait pas l’air vrai. J’ai continué jusqu’à trancher son poignet complètement, et quand j’ai vu sa petite main toute rouge, j’ai trouvé ça marrant, ça m’a fait penser aux fausses main en plastique qu’on trouve dans les magasins de farces et attrapes. Après, j’ai fait l’autre main, mais j’avais chopé le coup, ça a été plus facile. Et le sang arrêtait pas de couler, j’aurais jamais cru qu’il y en avait autant dans un si petit corps. Ensuite, j’allais m’occuper des jambes, mais ses cris étaient tellement forts que ça me faisait mal aux oreilles. J’ai bien essayé de le gronder, mais il n’a rien voulu entendre, du coup, je me suis dit qu’il valait mieux faire la gorge d’abord. J’ai eu plus de mal, parce que c’était quand même bien plus gros que les poignets, et aussi parce que ça a giclé comme pas possible, j’en avais partout sur moi ! Enfin, arrivé à la moitié, il avait arrêté de hurler et de gesticuler. Heureusement parce que j’avais beau m’être assis sur sa tête pour avoir une meilleure prise, il se démenait comme un diable. J’ai donc pu finir de lui découper le cou sans trop de problèmes, et j’ai mis sa petite tête bien rangée à coté des petites mains. J’avais encore cette phrase de ma femme dans ma tête, qui me disait qu’on le remonterait le lendemain, c’est pour ça que j’ai fait gaffe à bien ranger les morceaux.

Après ça, c’était plus facile de couper, mais en même temps, c’était un peu moins drole, ça ressemblait plus à quand on découpe de la viande. Mais il fallait bien que je finisse, vous savez, même si je savais que c’était pas pour de vrai - enfin, je croyais - je voulais quand même terminer ce que j’avais commencé. C’est pour ça que j’ai continué, et puis vu qu’il ne bougeait plus et que le sang avait arrêté de couler, j’ai pu faire le reste propre et net, pour le recoller plus facilement après. Il y avait les chevilles, les cuisses et les épaules, mais c’est allé bien plus vite. J’avais tout juste terminé que quelqu’un a sonné à la porte, j’ai même pas eu le temps de me débarbouiller. C’était ma voisine de palier, madame Kergen, celle qui a appelé les gendarmes. J’ai pas compris sur le coup pourquoi elle avait l’air aussi affolée. Je suis resté sans me rendre compte de ce que j’avais fait jusqu’à ce que je m’endorme dans ma cellule à la gendarmerie, c’est quand je me suis réveillé que tout m’est revenu. Je sais bien que c’est difficile à croire monsieur le juge, mais ça s’est passé exactement comme ça dans ma mémoire . "

Georges recula de quelques pas. En face de lui, son reflet dans le miroir affichait un sourire crétin, surmonté par deux petits yeux au regard bovin. Il baissa le volume de la musique et tendit l’oreille : Félix babillait dans son petit lit. Il rehaussa le son de son ensemble stéréo et vida son verre de cognac. Ensuite, il commença tranquillement à se diriger vers la cuisine.