Les chiens jaunes : la chaleur

Le 21/02/2005
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par Taliesin
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Rubriques / Les chiens jaunes
Un épisode plus clair que les précédents, dans le sens où y a une intrigue plus précise que précédemment. C'est pas forcément un atout, vu qu'au final on pige pas plus la finalité, c'est frustrant. Le style par contre est toujours jouissif, brûlant, maladif et empli d'images qui tapent. Dans cette rubrique Taliesin se lâche, ne se soucie plus de contraintes de forme, de réalisme ou de convenances littéraires, et on visualise tout plein cadre.
Lilith, l’infirmière rhabillée de cuir aux jambes livides gainées de bas résille, ferma la porte du vestiaire et s’engouffra dans la première volée d’ascenseurs. Dans la cage, elle rajusta son string et termina de maquiller ses lèvres de rouge carmin. Aussitôt hors de l’hôpital, elle héla un taxi de circonstance et lui cracha une adresse cossue dans les banlieues huppées. Le taxi démarra docile, l’emportant fissa dans sa tournée nocturne de péripatéticienne à domicile.
Les demeures aisées chaulées de blanc et cernées de coquets jardins s’alignaient le long des larges avenues intimement éclairées, dans un puritanisme de façade conforme aux préceptes de l’ordre nouveau. De l’autre coté des barbelés et d’un no man’s land de terrains vagues minés s’étalaient dans la pénombre les barres d’immeubles prolétaires soumises au black-out policier. Les projecteurs des miradors balayaient le béton lépreux de leur pinceau indiscret. La fin du monde n’était pas pour ce soir. Pourtant, comme propagés à travers les canalisations souterraines et les égouts marécageux des fantasmes urbains, montaient dès la mi-nuit de lourds et pesants relents de stupre et de débauche. Des bas-fonds crasseux et affamés, des bas-ventres congestionnés et biens nourris s’échappaient la même plainte de la chair, le même gémissement libidineux au souffle de brûlante frénésie. Les jésuites rigoristes des hautes sphères ploutocratiques s’offraient des destinations de luxure. Derrière les rideaux feutrés des riches propriétés, de petits enfants blonds et nus défilaient sur les écrans télévisés d’honnêtes bourgeois pédophiles. La masse informe et populaire s’entassait devant de miteux exutoires, au fond de salles obscures et prohibées. Le quart-monde exploité évacuait son trop-plein de rancœur et d’injustices en s’abrutissant de pornographie factice et bon marché. La chaleur régnait sur la mégalopole.

Assis sur un fauteuil à coté de son lit, le vieillard chenu suçotait sa pipe au coin du feu en regardant l’heure. Elle viendra bien ce soir, chacun son tour, comme au lupanar. Pour tromper le temps de l’attente, il songea à la journée écoulée, riche en pendaisons martiales et en accidents de moto simulés. La justice implacable suivait son cours tortueux et impénétrable. Tout cela l’ennuyait au plus haut point et lui donnait la nausée. Il ressentait la solitude des cimes et des grands fonds, l’ivresse du pouvoir ne l’habitait plus que rarement. Seule Lilith lui donnait encore le sentiment de vivre et d’exister. Le nonce de l’aréopage rouge vint le prévenir de l’arrivée d’un taxi aux grilles du palais. Un sourire lubrique illumina sa face d’ivoire parcheminé, et il pria l’obséquieux laquais d’introduire l’infirmière dans son cabinet privé et de ne plus le déranger. Lilith entra et vint se planter lascive devant le vieillard, ouvrant largement son imperméable ciré et ses cuisses nacrées. Il saisit la croupe offerte de ses serres griffues et s’abreuva goulûment au calice de l’hétaïre, lapant le divin nectar à longs traits. Récitant intérieurement le cantique des cantiques, le vieillard goûtait avec avidité aux fruits défendus, croquant les pommes à belles dents. Comme son lointain ancêtre avant lui, il succombait aux charmes de l’antique succube, aux appâts de la sorcière de la nuit. Dégageant le sceptre sénile et vénérable, Lilith essaya alors de lui assurer une certaine rigidité au prix d’un long effort buccal. Peine perdue. Renonçant contraint et forcé à toute autre forme d’épanchement, le vieillard soulagea son vague à l’âme par quelques confidences sur l’oreiller, piètre consolation. Mais déjà, l’infirmière se levait et prenait congé, glissant la liasse convenue sous sa fine bretelle de dentelle avant de quitter l’alcôve. Le vieillard se sentit aspiré par le néant de son insignifiance. La petite mort se refusant définitivement à lui, il s’était résolu à appeler la grande faucheuse de ses vœux. Mais il ne partirait pas seul, il emporterait avec lui la prostituée de Babylone. Il décrocha le téléphone intérieur et aboya quelques ordres brefs à l’attention de l’aréopage rouge. La chaleur régnait sur la mégalopole.

Sur la scène du minable cabaret, une improbable Marilyn blonde platine terminait son tour de chant et d’effeuillage, récoltant quelques maigres applaudissements de l’assistance morne et clairsemée. Lilith ramassa ses frusques à paillettes, descendit d’un bond de l’estrade et se dirigea entre les tables vers les toilettes enfumées où l’attendait le goémonier manchot fortement imbibé sous son casque. Ils partagèrent dans l’urgence un rail usagé, une seringuée de paradis interdits, une passe non déclarée ainsi que de précieuses informations de première fraîcheur. Elle savait que le temps lui était compté. Au dehors, l’aube grise et terreuse se levait sur les silhouettes brunes des escadrons de la mort. La traque avait commencé. Mouvements souples de semelles de crêpe et de mains gantées investissant en silence une petite chambre meublée. L’avenir est une baby doll fardée déflorée à coups de matraques.

Au cœur de l’aube calme et torride, l’infirmière livide de nudité reposait sur un lit d’hôtel ravagé, les traits figés dans un ultime sourire rouge sang. La chaleur régnait sur la mégalopole.