Nous

Le 20/03/2005
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par nihil
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Des enfants aveugles perdus dans une prison labyrinthique. Un texte étrange qui accumule les passages sombres et plutôt calme. Il est livré tel quel, totalement dépourvu d'explications et même de sens caché, ce qui en fait un texte insupportable si on entre pas dans le délire.
Nous, les innombrables enfants aveugles, nous vivons enfermés dans cet endroit depuis toujours. Nous avons toujours connu ce dallage humide, ces murs froids à perte de vue, nous ne nous souvenons de rien d’autre. Nous ne savons rien de ces lieux, ni pourquoi nous y avons été placés. Nous nous terrons douloureusement dans les recoins de ces plaines bétonnées, tentant vainement de nous regrouper. Notre cécité fait de nous un troupeau mouvant, sans contours.
Notre titanesque prison baigne dans le silence des abîmes, et nous avons toujours froid. Nombreux sont ceux qui tombent malades, nombreux sont ceux qui finissent par s’écrouler au cours de notre interminable errance, recourbés, une main sur la poitrine. Mais nous ne nous arrêtons jamais pour les relever. Les enfants aveugles sont interchangeables.
Captifs, abandonnés au centre de cet enchevêtrement insensé de salles aux proportions de cathédrale, nous tâtonnons le long des parois irrégulières, butant contre chaque obstacle.

Notre captivité est un état immuable, permanent, sur lequel il est inutile de s’interroger : il n’y a pas d’explication. Nous sommes là, tenus enfermés depuis toujours et pour toujours. Un point c’est tout. Nous sommes des victimes en puissance. Nul besoin d’en savoir plus.

Dans les jardins immenses au centre du labyrinthe, toutes les fleurs poussent de travers et malgré nos efforts les plus minutieux, elles fanent toutes avant même de s’ouvrir et pourrissent. Rien ne vit vraiment dans nos jardins, hormis ces boutures malingres à la floraison monstrueuse, que nous nous efforçons de faire survivre à tout prix. Nous élevons des petits animaux efflanqués et souvent anormaux, qui couinent lamentablement. Nos croisements sont trop hasardeux, nous n’obtenons que des peluches tremblotantes qui agonisent dans nos mains. La plupart de ces bêtes sont si faibles et si mal conformées qu’elles crèvent en quelques semaines et leurs cadavres pourrissent des jours durant dans les coins des cages, leur peau exsangue collée contre les barreaux rouillés.

Nous ne mangeons jamais et nous ne rêvons plus depuis des générations. Il est possible qu’on nous injecte des nutriments durant notre sommeil, ou peut-être que nous n’avons simplement plus besoin de nous nourrir, quelqu’en soit la raison. Notre sommeil tient de la catatonie abyssale, il a des allures d’anesthésie générale, de coma irréversible. Notre réveil en est chaque fois perturbé de sensations douloureuses et inconfortables, comme si on avait profité de ces interminables plongeons dans l’abîme pour s’exercer à modifier nos organes, nous opérer, nous changer. Nous nous retrouvons incapables de faire confiance en notre intégrité corporelle. Cette instabilité latente nous laisse sans individualité propre, les frontières de nos corps deviennent floues. Nous sommes des êtres affaiblis, éphémères qui n’existent que par leur fragile présence au sein d’un troupeau en perpétuelle reformation.

Notre chair est fragile comme de la cire, elle se délite doucement et se décompose, elle pourrit peu à peu. Nous ne sommes que des enveloppes friables qui tombent en lambeaux après quelques jours. Nous n’avons ni passé ni avenir, et notre cœur est corrompu. Notre conscience est une souillure et elle se délite pièce après pièce jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Rien ne peut vivre ici, dans l’obscurité des caveaux aux murs trempés d’humidité. Nous ne sommes que d’éphémères exceptions vouées au vide à court terme. Nous courrons à l’extinction sans nous retourner. Sommes-nous seulement vivants ? Il nous semble parfois que notre existence ne tient que de l’illusion, une fantasmagorie spectrale élaborée par un fou.
        
Jouer encore. Encore et encore et encore. Des heures durant répéter les mêmes gestes en gémissant tout doucement. Des heures et des heures à ressasser les mêmes histoires, litanie obsessionnelle qui nous met les nerfs à vif. Des heures à reproduire les mêmes situations exsangues sans plus les comprendre. Nous tremblons d’excitation et de frustration, et nous geignons ensemble. Des heures à nous prendre pour ce que nous ne serons jamais, au fond d’une pénombre viciée, à jouer des rôles en les déformant petit à petit, à se laisser prendre au piège d’une intensité qui nous laisse grisés et affaiblis. Rien ne vient briser le silence des caves innombrables que nos petites comptines tumorales, nos petits jeux tordus se font sans autre bruit que nos geignements asynchrones qui se répercutent d’une paroi à l’autre.
        
Nous imaginons que tous les murs sont tous peints de couleurs vives, éclatantes, qu’ils sont recouverts de larges fresques chamarrées. Notre conscience s’égaye alors d’une joie inaccoutumée à l’évocation de ces mille scènes ravissantes, fourmillantes de détails hallucinants de réalisme. Mille histoires infimes et passionnantes s’y entremêlent et nous rêvons de longues heures durant, à genoux les mains collées sur les murs. Nous rions et chantons en nous-mêmes, sans desserrer les lèvres, car rien ne doit jamais briser le silence.

Parfois, certains d’entre nous disparaissent sans laisser de trace, sans raison, et c’est comme un vide dans notre âme, nous ressentons au plus profond de nous cette absence. Une case blanche qui s’assombrit sur un échiquier. Nous pleurons des jours et des jours sur la perte de nos frères. Notre deuil est éternel. Nous voulons croire que les disparus retrouvent la liberté et la sérénité, qu’ils ont trouvé cette issue utopique et sont partis vers des lieux plus cléments. Mais quelque part en nous, nous savons qu’il n’existe pas d’autre monde que le notre.

Nous creusons les murs les plus éloignés du centre avec nos doigts, car nous n’avons pas d’autres outils. Nous grattons les murs trempés de nos ongles, défaisant doucement le mortier ancien entre les parpaings. Nous frottons les jointures dures jusqu’à nous faire saigner, jusqu’à nous arracher les phalanges. Nombreux sont les blessés, les enfants aux jambes estropiées à cause d’une chute de gravats intempestive au cours de nos destructions laborieuses. Nous espérons voir ces parois horribles se ruiner sous nos coups répétés, notre prison s’ouvrir un jour grâce à notre acharnement.

Rien ne brise jamais le silence des lieux, hormis parfois les rumeurs souterraines, le festin insupportable des vers dans les corps décomposés de nos frères. Ils grouillent dans un fracas épouvantable, à peine étouffé par les poignées de terre dont nous recouvrons nos morts. C’est comme un tremblement de terre, une mastication souterraine insupportable.

Nous passons notre vie à éviter des fosses qui s’ouvrent sans prévenir sous nos pas. A tâtonner contre des obstacles dressés devant nos paumes. Dédale piégé, trafiqué, sans issue. Nous hurlons notre faim et nous pleurons nos morts, c’est là toute l’histoire de notre vie imbécile et larvaire.

Lorsque la terreur s’abat sur nous et que les vers se mettent à susurrer dans nos têtes des cantiques de destruction massive, nous nous serrons les uns contre les autres, en larmes. Nous nous recouvrons de baisers et de câlins et murmurant en nous des encouragements. Nous nous consolons, nous essayons de nous caresser sans nous faire de mal, mais parfois nos doigts osseux glissent fiévreusement sous les os, tentent de forcer involontairement la peau de la gorge pour atteindre les grosses artères. Nous n’y pouvons rien, l’agonie court sur nous. Nous nous entretuons sans être surs de rien. Des centaines d’entre nous tombent, victimes d’une tendresse vorace et meurtrière. Délire d’amour et de mort, gourmandise maladive, tueries hébétées. Nous avons tant besoin de réconfort. Nous avons tant besoin d’aide. Lorsque l’engourdissement cesse et que le froid claque contre nos peaux nues, notre fuite laisse derrière nous des dizaines de morts étouffés, piétinés, déchirés, éventrés.
        
Nous nous occupons des blessés, nous recousons nous-mêmes nos plaies avec du vieux matériel chirurgical retrouvé dans une réserve. Il arrive que nous ne fassions qu’aggraver les blessures, les infecter avec des aiguilles courbes trop anciennes. Il arrive que dans des poussées de folie incontrôlées nous suturions les blessés les uns aux autres, adjoignant les membres des uns aux troncs des autres, reliant des organes sans rapport. Nous créons des monstres incapables de vivre, des œuvres d’art qui s’éteignent sitôt créées. Ca n’a pas sens.

Ceux qui tombent malades deviennent nos dieux, au moins temporairement, jusqu’à leur mort, et encore au-delà jusqu’à la disparition totale de leur corps. Leur affaiblissement progressif et lumineux s’accompagne d’une ascension psychique qui les change en entités sacrées, rayonnantes. La putréfaction elle-même n’est que la suite logique d’un processus qui démarre avec notre éveil.

Depuis quelque temps nous entourons le jardin de précautions. Bientôt viendra le temps où le jardin, rendu trop dangereux, deviendra une zone interdite, maudite, qui disparaîtra de notre conscience et sombrera dans l’oubli. Un territoire où les morts s’ébattront sans contraintes, soulevés par les vers, tels des mannequins désarticulés.

Tout n’est que faux-semblants. Rien de tout cela n’existe réellement, mais ça ne nous exempte pas de devoir jouer cette comédie ridicule, de devoir supporter le fardeau de cette existence truquée. Nous ne sommes que des fantômes amoindris, des sous-âmes errantes dans des limbes décomposées. Des pantins ridicules qui tentent de survivre en l’absence du montreur de marionnettes. Parfois une voix sombre et atone nous appelle et nous nous levons, et nous marchons vers elle, ignorant nos misérables entraves. Mais toute forme de liberté n’est qu’une autre forme d’avilissement.

En nous, les fresques imaginaires qui recouvrent chaque parcelle de paroi pourrissent d’un coup et se désagrègent tandis que le tumulte des larves monte encore d’un cran supplémentaire, comme pour nous rendre fous. Alors nous tombons au sol et nous couvrons les oreilles en gémissant. Nous saignons des tympans, mais nous ne souffrons pas vraiment. Nos gesticulations souffreteuses ne sont en fait que des comédies reproduites instinctivement depuis la nuit des temps. Ce n’est pas comme si nous étions vraiment vivants.

Nous les âmes effrayées, les ombres tapies dans l’ombre, nous, les stupides petits gosses affamés, les chiens aux abois. Nous, les adorateurs de la déliquescence. Nous les réminiscences muettes, les chimères échafaudées par des captifs emmurés depuis des générations. Les souvenirs gravés dans la pierre. Nous les déités anciennes et enterrées. Nous, les anormaux, les fantômes qui se croient encore vivants. Nous les feux follets détraqués qui ne vivons que dans les rêves des comateux. Nous, les innombrables enfants aveugles.

Il arrive que les disparus réapparaissent mystérieusement, et leur présence nous inquiète, c’est comme un dédoublement. Ces enfants là geignent sur leur douleur, sur les sutures qui sillonnent leur ventre, et qu’ils suivent inlassablement du doigt. Ils ne guérissent jamais, ils sont marqués à tout jamais par l’aiguille du chirurgien. Lors d’une bagarre ou d’un jeu, nous sentons parfois sous nos doigts leur plaie humide, prête à se rouvrir, et en nous-mêmes, nous pensons : « maudit ». Cette accusation résonne à l’infini, dans nos pensées à tous.
Des enfants sont morts, éventrés sur le sol et leurs entrailles séchées sous eux, après avoir rouvert leur incision. Comme si ils se vidaient de leur âme d’un coup, qu’ils l’évacuaient en perdant leurs organes.
Notre cécité est alors une bénédiction qui nous empêche d’être fascinés par le spectacle de leur extinction. Nous ensevelissons les cadavres au fond du petit charnier au centre du jardin.
    
Des monstres. Des sales petits monstres, des sales petits gamins tordus et méchants, voilà ce que nous sommes. Des sales petits monstres. Des monstres.

Nous ne sommes même plus surs d’êtres nombreux, ni même d’être plusieurs. Peut-être sommes nous une seule personne, perdue dans cette prison hostile dont nous ne connaissons rien. Nous ne sommes pas certains d’exister vraiment. Nous n’attendons plus rien d’autre que la fin de ce jeu de massacre auquel nous ce comprenons rien. Balayer ce petit jardin de monstres, ce cortège imbécile d’anormaux, ce petit cirque d’handicapés qui roule sur la jante.

Nos paumes sont collées sur nos yeux et nous appuyons. Non, nous ne voulons pas voir. Personne ne nous empêchera d’être ce que nous sommes, et la cécité est notre béatitude. Non, nous ne voulons pas voir. NON, NOUS NE VOULONS PAS VOIR. Notre handicap est notre force. Rien ne nous empêchera de tomber en fascination face au spectacle saint de notre dégradation organique. Rien ne nous empêchera de nous laisser charmer par les vers, nos anges à nous.

Nous nous dédoublerons encore, encore et toujours, et nous envahirons le dédale de légions d’enfants clones, qui frapperont les murs encore et encore, jusqu’à les raser, la rage nous possèdera et débordera de notre prison. Nous nous multiplierons à étouffer, hurlant en nous-mêmes. Et nous passerons notre démence et nos envies d’holocauste sur nous-mêmes, nous entre-détruisant en cœur, jusqu’à l’extinction. Nous nous enfoncerons dans la douleur et le meurtre, aussi loin que possible, et nous n’en réchapperons jamais. Nous nous répandrons et ferons naître la corruption et la décomposition. Nous croîtrons jusqu’à ce que toute autre forme de vie en ce monde dépérisse, entendez-nous. Entendez-nous.