= La Zone =

= PROPAGANDE = => = TRI SELECTIF = => Discussion démarrée par: nihil le Juillet 21, 2007, 11:44:51

Titre: Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Juillet 21, 2007, 11:44:51
Dialogue à sens unique à vocation thérapeutique
Posté le 31/05/2007
par Mill



Dialogue à sens unique à vocation thérapeutique.

« Non... »
« Non, j'vous dis. »
« Ah ! mais merde ! Foutez-moi la paix ! »
« Non ! J'ai pas cent balles. Et j'donne si j'veux, d'abord. »
« Putain, mais tu vas m'lâcher, oui ? Tu vois pas qu'j'suis pressé ? J'ai pas qu'ça à foutre, MOI ! Alors, tu m'entends ? LACHE-MOI LES BASQUES ! »
« Quoi ? T'as dit quoi au juste ? »
« On a pas gardé les cochons ensemble... T'es gonflé, dis donc. J'te tutoie parce que tu m'emMERDES ! J'suis dans la rue, je marche tranquille, j'fais chier personne et faut qu'y ait un connard de parasite de mes deux qui vienne me péter les roufles. Et en plus, ça râle parce que j'y dis « tu ». J'hallucine... »
« Si j'tutoie mon patron quand j'suis énervé ? D'accord. En plus tu la ramènes. Tu veux p'têt que j'perde mon boulot et que j'vienne te disputer ton bout d'trottoir et tes trois cartons ? »
« Ecoutez-le... Philosophe de mes couilles ! T'as trouvé un vieux bouquin dans une poubelle et tu t'la pètes normalien, penseur social de troisième classe... Tu t'prends pour qui, Diogène ? Si tu veux qu'on te respecte, essaie de le mériter. Tu crois pas ? »
« Mais non, j'le respecte pas, mon patron ! Tu mélanges tout, bordel. Lui, il peut m'virer. Alors que toi, tu peux juste me les casser grave de grave. Et p'têt ben me r'filer tes poux, j'imagine. Allez, fous l'camp... Allez ! »
« J'te parle comme je veux, clodo de merde. Mais si tu veux l'savoir, mon chien, j'y parlais mieux, avant qu'mon ex l'embarque dans ses valises. »
« Meuh non, ça fait un bail. C'est du passé, tout ça... MAIS PUTAIN ! C'EST PAS TES OIGNONS ! »
« Elle a tout pris, ouais. J'ai même pas pu garder l'appart'. Heureusement qu'j'ai un boulot qui rapporte, sinon j'aurais fini comme toi, c'est sûr. »
« Dis pas n'importe quoi, bordel ! Evidemment qu't'es fini. F.I.N.I., Fi-Ni. Tu vas passer le restant de ta vie à te geler les miches chaque nuit, sans ami, sans amour, et personne se souviendra jamais de toi, tête de nœud. Un jour, on retrouvera ton cadavre dans une mare de pisse et ce sera tout. Quant à moi, pique-assiettes à la mords-moi-le-nœud, je s'rai bien au chaud dans mon pieu, une gonzesse à portée d'main et d'la bouffe plein mon frigo. »
« Ben ouais. Je bosse moi. Qu'est-ce tu crois ? La vie, c'est pas du tout cuit. J'ai pas joué les feignasses, moi.  J'me suis levé tôt, moi. J'parie qu'j'ai pris autant d'claques que toi. »
« Je sais, j'connais pas ta vie. Tu connais la mienne, peut-être ? »
« Ah ouais ? Pourtant, j'vois bien que tu m'juges, toi aussi. Tu penses peut-être que tu vaux mieux que moi parce que t'es pas rentré dans l'rang... Ha ! J'me marre. C'est un peu facile, non ? T'as pas d'loyer, toi. Tu paies pas d'impôt. Tu vis avec ce qu'on te donne et t'as pas une ex et un vieux clébs à entretenir. T'as pas à supporter un connard de vingt-cinq ans qui s'permet de te donner des ordres parce qu'il sort d'HEC, de Sciences Po ou j'sais pas quoi. »
« Mais elle me plaît, ma vie, PUTAIN ! J'arrête pas de te le répéter. Je suis super heureux, capice ? »
« Ecoute, petite fiente chiée par un anus syphilitique, sache que les gens heureux hurlent, eux aussi, quand on les emmerde. Et c'est c'que tu fais depuis un foutu quart d'heure : TU M'EMMERDES ! Alors maintenant, t'es gentil, mais... tiens ! Voilà, t'es content ? Tu les as eus, tes deux euros. »
« Ouais, c'est ça, allez. A la semaine prochaine, même jour, même heure. »
« Et achète-toi un divan, merde ! Ca f'ra plus sérieux. »
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: Hyenne le Juillet 23, 2007, 10:49:29
Beaucoup mieux que le dernier texte publié du même auteur.
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Juillet 30, 2007, 21:28:35
Ce texte est recommandé par des éleveurs de champions ( = Winteria, qui l'a bien aimé, mais qui ne l'a pas jugé assez zonard pour passer sur le site).

***

L'impossible narration de Ferdinand Chanel
Posté le 15/02/2007
par Mill



L'impossible narration de Ferdinand Chanel.


La toute récente disparition du jeune maître de la plume, Ferdinand Chanel, n'a causé que de trop vagues remous au sein du grand public. Trop vagues parce que, vu l'éclat de son oeuvre, paradoxalement méconnue, réduite, singulière, son nom méritait davantage qu'une banale épitaphe ou un article bâclé en dernière page d'une gazette sans prestige ni panache. Ceux qui ont eu la chance et le plaisir de lire son oeuvre retiendront sans doute son Horizons nouveaux comme l'un des romans les plus inventifs et controversés de notre siècle, accouplant à la perfection son style magique et enflammé à une intrigue digne des plus grands classiques.
Horizons nouveaux fut rédigé de telle sorte que le lecteur ne peut éviter de s'identifier à chacun des personnages, comme autant de facettes de sa personnalité. L'histoire, quoique largement originale, ne forme qu'un prétexte à une quête personnelle, apparemment menée par le personnage principal - lequel varie selon l'identité du lecteur - mais qui devient, au fil du roman, celle du lecteur. Celui-ci n'achève sa lecture qu'à grand-peine, tant il lui semble douloureux de s'en séparer, comme s'il s'agissait d'une part de lui-même, qu'il lui faudrait abandonner sans espoir aucun de la retrouver par la suite.
Comme il est de coutume pour les rares irruptions de génie dans le vaste domaine de la littérature, les critiques furent d'abord étrangement circonspectes vis-à-vis de ce premier roman, n'assimilant, dans un premier temps, qu'une part bien dérisoire de ce que Ferdinand Chanel entendait transmettre. En fin de compte, on pourrait supposer que les auteurs de ces critiques se sentirent submergés par l'abondance de sentiments, contrastés au possible, qui accompagnait irrévocablement la lecture des dits écrits. Il est par ailleurs remarquable que nos éminents critiques, lesquels se distinguent régulièrement par leurs opinions fanatiques, chargées d'a priori et de conventions, ne parvinrent à esquisser, au départ, qu'un avis incrédule, presque étonné, et dont on ne retenait qu'une vague notion d'incertitude et d'incompréhension habilement masquée par les formules de circonstance.*

[* Note de l'auteur : 1 On se rappellera notamment la fameuse éloge de M. Jean-Luc T..., chroniqueur littéraire au journal Le M..., lequel tentait de justifier son manque de clairvoyance et de compréhension par "(une) absence quasi-totale de repères et de références littéraires, habilement équilibrée par un esprit de la mise en scène comparable au plus grands conteurs d'histoires de ce siècle, j'ai nommé John Irving et H.G. Wells." Il est difficile de ne pas sourire à la lumière de cette remarque si l'on se remémore celle de l'un de ses éminents collègues, M. Pierre-Henri F..., lequel vantait davantage "la culture littéraire qui transparaît volontiers entre (les) lignes (du roman), rachetant ainsi son manque de précision et sa faiblesse d'atmosphère."]

Puis, au fil des discussions, au cours de ces réunions littéraires qu'affectionne notre sacro-sainte élite, l'on réalisa soudain qu'il n'était pas chose aisée que de définir une telle oeuvre avec la précision qui lui était due. D'autant plus que les critiques s'annulaient les unes les autres, se contredisant dans la plupart des cas, se complétant plus rarement, et bien peu s'étonnèrent du fait que des personnes ayant exprimé des vues aussi diverses, voire opposées, sur Horizons nouveaux, puissent finalement l'apprécier avec autant d'harmonie.
Ainsi les critiques favorables à ce nouveau talent ne tardèrent-elles pas à affluer, les miennes entre autres, ce qui toutefois n'empêcha pas le roman de très mal se vendre, étant donné l'impopularité du thème et de son traitement. Ferdinand Chanel n'écrivait ni pour son temps, ni pour la postérité, ni même pour lui, serait-on tenté de dire. Ceci expliquant cela, on comprend mieux l'indifférence du personnage vis-à-vis des critiques autant que du public, visiblement boudeur et peu intéressé. Son ambition, que l'on n'hésiterait pas à qualifier d'inhumaine, tant elle peut apparaître étrangère aux yeux de l'homme commun, dépassait les limites de nos pâles conceptions terrestres. Ferdinand Chanel souhaitait contenir l'homme en une page, le monde en un seul conte, l'univers en un roman.

Je rencontrai Ferdinand Chanel à deux reprises au cours de mon existence. La première se caractérisa par une certaine continuité. Nous étions en effet deux étudiants modèles, chacun à sa manière, tous deux engagés dans des études de lettres à l'avenir alléchant. Futurs scribouillards, nous n'en doutions pas, mais si j'envisageais ma future existence avec cette désinvolture propre à notre jeunesse, lui ne cachait pas son angoisse, profonde et terrible, la peur de n'être qu'une plume parmi d'autres, un poète de second ordre dans une encyclopédie. Il affichait néanmoins une sérénité tranquille et détachée, image parfaite de celui qui n'attend rien mais qui sait parfaitement qu'il l'obtiendra. Nous n'étions ni amis ni confidents, et les rares paroles qu'il nous arrivait d'échanger s'imprégnaient automatiquement de cette détestable froideur qui n'appartient qu'aux rivaux, quel que soit le statut de cette rivalité. Nous nous quittâmes sans un au revoir, sans nous quitter, en quelque sorte, et il ne serait pas mentir que d'affirmer que j'espérais ne pas entendre de ses nouvelles de sitôt. A cette époque déjà, je pressentais chez ce curieux personnage comme un inavouable talent, un véritable feeling qui me dépassait à tel point que je ne le pouvais juger autrement que comme l'expression corrompue d'un esprit diabolique. Le lecteur l'aura compris, je suppose, j'avais peur de son talent. Non pour ce qu'il pourrait impliquer par la suite, lorsque lui et moi entamerions nos carrières respectives, autant que concurrentes, mais à cause du pouvoir - quel autre mot pourrait ici convenir? - qu'il suggérait. Je dois avouer que sur ce point, je manque de vocabulaire. Lui n'aurait pas souffert de telles faiblesses.
Notre deuxième rencontre, qui fut aussi la dernière, se déroula dans mon bureau, un certain nombre d'années plus tard, la veille de son suicide. Lorsque je le vis entrer, avec sa veste en toile de jean aux coudes usés, il me sembla saisir une nuance qui flottait dans la pièce, dont l'atmosphère me parut tout à coup pervertie par sa présence. La notion d'arbitraire envahit naturellement mes pensées, sans pour autant m'éclairer sur le pourquoi d'une telle intrusion. Je n'avais qu'une certitude en cet instant: le hasard n'existait plus. Lui, l'écrivain, et moi, le critique, étions subitement réduits à un jeu littéraire que nous ne maîtrisions pas.
Notre conversation, dénuée de chaleur et de nostalgie, ne dura qu'à peine plus d'une heure. Lorsqu'il quitta les lieux, j'étais on ne peut plus conscient de sa détresse mentale, intellectuelle, et je savais, au plus profond de mon être, qu'il ne dépasserait pas la journée du lendemain. A aucun moment je ne dis ni ne fis rien pour le dissuader de son suicide imminent, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, aucun d'entre nous n'aborda cet aspect de la question durant notre entrevue, et si celle-ci traînait en filigrane dans le moindre de ses gestes, contaminant ses regards, simultanément inexpressifs et désespérés, je n'envisageais le drame que comme une éventualité, une décision qu'il serait seul à prendre et qu'aucun argument ne saurait influencer. Il eut été inutile de le placer sous surveillance pour le protéger de lui-même. Après tout, on ne peut pas forcer quelqu'un à rester en vie s'il a décidé du contraire.
Cependant, je ne fis aucune tentative en ce sens parce que celle-ci se serait avérée malheureuse. Ferdinand Chanel avait choisi de mourir avant même de pénétrer dans cette pièce, avant même, me hasarderai-je, d'avoir eu l'idée de me rendre visite. Comment puis-je me permettre de telles affirmations - remarquez que je parle d'affirmations et non de conjectures? C'est difficile à dire... Il portait, sur son visage frêle, les stigmates d'un mal irrévocable, une douleur intérieure qu'une seule et unique personne était capable de déchiffrer. Avait-il lu dans mon esprit, dans le passé? Absurde... Pourtant, quelle sorte d'inconcevable intuition l'avait-elle effleuré, lui révélant cette vieille terreur que j'avais éprouvée, des années auparavant, en devinant l'inexprimable ampleur de son talent?
Le plus sage serait de lui laisser la parole et d'écouter sa voix sèche et timide discourir sur les multiples méandres d'un tel dédale. Mais à défaut de rapport exact, je laisse à ma mémoire, si odieusement précise, le soin de dévoiler notre dernière discussion, et avec elle, les vraies causes de sa mort.

"Tu te souviens de moi." Ce fut son entrée en matière, efficace et directe, fidèle à ses habitudes. J'économisai un acquiescement.
Il posa son corps rigide et coincé sur le fauteuil qui faisait face au mien, un noir bureau s'interposant entre nous. Il tenait sur ses genoux maigres une chemise en plastique, légère en apparence, à laquelle il ne cessa d'infliger de nerveuses caresses durant notre dialogue.
"Je n'ai que deux questions à te poser, cher Ferdinand. Comment et pourquoi."
Il ne m'entendit pas, ou feignit ne pas comprendre, et entama, fébrile, ce qui m'apparut d'abord comme un monologue dénué de tout propos.
"Il est si loin, le temps où, pauvres et simples étudiants, nous nous ignorions l'un l'autre, sans jamais admettre devant quiconque, et encore moins devant nous-mêmes, l'admiration réciproque, quoique fragile, qui nous unissait follement, au-delà de nos passions et de nos différences. Une union des plus paradoxales, je l'admets, puisque chacun de nous fuyait l'autre, et avec quelle insistance, avec quelle sagacité! Jamais rapports humains ne se sont montrés plus froids, distants, et par là même faussés par une espèce de sanglant préjugé qui voulait que, ayant tout en commun, nous nous repoussions l'un l'autre, comme les deux pôles identiques de deux aimants."
En l'écoutant ainsi divaguer au gré de ses états d'âme, je n'avais d'autre choix que de m'étonner à chaque vérité divulguée par ses deux lèvres moites. Avais-je été aussi délibérément aveugle à pareille évidence? Je m'abreuvais de ses paroles, frappé de stupeur et de consternation: son visage était imprimé de sa fin déjà toute proche, mais ses mots parlaient en amis.
"Pourtant, poursuivit-il, insatiable, nous n'avons jamais laissé de nous remémorer l'un l'autre, comme deux parasites en symbiose, en des termes souvent conflictuels, parfois grossiers, chacun prisonnier de l'autre et de ses capacités. Toi, le critique, le découvreur, l'analyste littéraire, et moi, l'écrivain, tisseur d'intrigues et fabricant d'émotions."
Je n'osais l'interrompre. J'éprouvais pour son oeuvre le plus profond respect, et pour lui-même une saisissante et fidèle inimitié que je n'avais jamais pu élucider. C'est donc dans un esprit d'inquiétante neutralité que je recevais ses réponses, des réponses à des questions qui m'avaient jalousement tourmenté depuis l'université.
"N'est-il pas sidérant, et par là même fascinant, le mystère de l'homme, qui ne parvient jamais qu'à aimer son prochain, sans toutefois l'aimer entièrement, d'une manière absolue? Certains considèrent que l'homme n'aime que lui-même, mais je serais tenté de croire que c'est justement cette part de lui-même qui le répugne et qu'il n'accepte pas chez l'autre. Tu ne m'as pas rejeté pour nos différences, critique cher à ma plume, mais pour ce qui pouvait éventuellement nous rapprocher, ce selon quoi l'on pouvait se sentir autorisé à nous comparer, et dite opération t'aurait désavantagé, selon certain point de vue. De mon côté, ce n'est pas ton insouciance et ton esprit d'auto-dérision qui m'ont rebuté, mais tes qualités d'homme de lettres, celles que je ne possède pas, celles qui t'ont mené à un certain type de succès, charmant critique, ou bien devrais-je dire, si je décidais d'adopter ce fameux soupçon d'ironie qui te va si bien, sainte parole d'évangile dans les milieux lettrés.
"Tout ceci est déplorable, condamnable à la rigueur, si, désespérément, l'on s'efforce de se situer par rapport à une éthique qui n'a plus rien d'humain, mais le résultat est là, curieusement regrettable et banal. Tu as suivi ton instinct d'être humain et j'ai eu la faiblesse de t'imiter, ou de te devancer, qui peux le dire? Moi qui vainement rêvais de m'élever vers d'autres sphères, d'autres perspectives..."
Je crois me souvenir qu'il a marqué une pause à cet instant. S'il est juste d'indiquer cette interruption au lecteur, ce n'est pas dans le cadre d'un rapport précis et objectif des paroles de Ferdinand Chanel. Ce qui m'impulse - oui, c'est bien d'impulsion qu'il s'agit ici - à noter ce détail, apparemment sans conséquence, c'est cette vague émotion que j'ai ressenti, lors de ce bref intermède, en ne remarquant dans ses yeux qu'une étrange pâleur, vibrante et translucide, un voile émaillé qui masquait l'étincelle commune aux yeux d'un être humain. Lorsque je repense toutefois à ce qui semblait une fine pellicule de gaze sur la surface de ses organes, étrangement immobiles, je ne puis échapper à un double sentiment de perte et de vertige. Perte de la consistance, de la matière de mon corps. Quant au vertige, comment l'expliquer? Je ne sais plus, au juste, si son regard s'était simplement vidé de sa vitalité ou si c'était l'insondable espace, l'univers sans orientation ni couleur, qui, on ne sait comment, s'était greffé à sa vue.*

[Note de la Rédaction : Ceci n'est évidemment que la reconstruction fictive d'un état d'esprit antérieur à ce qui constitue le dénouement de cet article. L'on peut dire sans crainte que feu M. Arthur K. a en quelque sorte "triché" avec les faits pour préserver un certain suspense à sa confession. Ceci n'est par ailleurs valable que si l'on admet pleinement la sincérité de ses propos et l'exactitude des faits relatés. ]

"Je crois deviner tes pensées - ton visage est un livre ouvert et chacune de ses rides une phrase révélatrice. J'y suis bel et bien parvenu, à cette éthique, cette impossible conception que tous devraient adopter, si le courage, bien sûr, ne leur manquait pas. Je ne puis les blâmer. Ne suis-je pas finalement devenu à la fois le plus heureux et le plus malheureux des hommes?
"Ne sois pas trop sévère à l'égard de ma condescendance, probablement déplacée, selon tes vieux critères décrépits. Je me situe bien au-delà de ta compréhension, et donc, de ta bénédiction. D'ailleurs, c'est en partie pour te faire profiter de ma découverte que je suis ici. En partie seulement. En ce qui concerne le comment, j'ai simplement expliqué à ta secrétaire que nous nous étions connus à la faculté, ce qui n'est qu'un faux mensonge, sur lequel j'ai brodé, me prétendant ton fier et inconsolable ami.
"Tu as dû t'enfermer pendant des mois, lançai-je, encore un peu étourdi par son discours, pour en arriver à de telles conclusions, lesquelles, je le reconnais, ne manquent pas d'originalité et d'à-propos.
"Je ne suis pas, je n'ai jamais été très ouvert sur le monde extérieur, préférant à la réalité des sens, bien illusoire, le monde de l'esprit. Je ne me suis donc pas plus retranché que de coutume, quand bien même la tentation de m'isoler définitivement fut parfois grande. Et cette originalité dont tu me parles, elle n'est que vaine flatterie venant de ta part. Nombreux sont ceux qui ont exprimé des idées similaires aux miennes, hormis le fait qu'elles ne m'appartiennent pas. Je ne me distingue de mes prédécesseurs que sur un point précis: je ressens ce que je dis, je le vis et le comprends. Il n'y a là rien de théorique... Non, je ne me suis pas cloîtré dans la pénombre à rêvasser en poète, ces "travaux" ne sont pas non plus le fruit logique et attendu d'une grave dépression, j'ai simplement écrit un conte."
Sans doute mon visage, déjà largement décomposé, devait montrer l'évidence d'une indécise incrédulité, car il osa un sourire fin, imperceptible, avant d'enchaîner, infatigable:
"Il n'est pas long, il tient sur une page. Je l'ai ici avec moi, dans cette pochette. Forteresse tangible et donc bien dérisoire pour son contenu lumineux, incompressible, illimité...
- Quel est son titre?
- Il n'y en a pas, mais si ce conte devait être publié, ce qui n'arrivera jamais, il y aurait de fortes chances pour qu'il s'intitule "Univers".
- "Univers"? Pourquoi pas "L'univers"?
- Qui peut dire s'il n'existe qu'un seul univers, et si c'était le cas, comment s'assurer de son éternité?"
Ses toutes dernières observations, quoique marmonnées sans aucune sorte intonation, me parurent sarcastiques, ce qui ne me plaisait qu'à moitié. Il donnait l'impression d'être l'unique personne à même de résoudre de telles énigmes.
"Pourrais-je le lire?
- Je t'en prie, murmura-t-il, soudain mielleux. Pour ton information personnelle, sache que les deux seules autres personnes à l'avoir lu l'ont interprété de manières parfaitement distinctes et opposées...
- C'est donc le prolongement logique d'Horizons nouveaux.
- Une analyse certes plausible, mais ceci dépasse le roman, lequel, trop ambitieux pour atteindre la hauteur de ses prétentions, ne me satisfait qu'en tant qu'ébauche. Maintenant écoute-moi, écoute-moi bien. Les deux personnes à qui j'ai proposé la lecture de ce manuscrit étaient de parfaits imbéciles, trop ancrés dans leurs illusions d'existence et de réalité pour saisir le sens exact de la chose. Je confesse que c'est cet aspect peu affriolant de leur personnalité qui a motivé mon choix. Je voulais faire une expérience.
"L'un a littéralement dévoré le texte en cinq minutes, l'autre s'est vu amputer d'une demi-heure de son précieux temps, et ce sans décoller une seule fois les yeux de cette page. D'autre part, si le premier y a relativement apprécié un récit de science-fiction - distrayant, mais point trop s'en faut - l'autre m'a confié, avec son air complice faussement palpitant, qu'il avait beaucoup peiné sur les arguments de mon essai sur la linguistique des pays d'Asie du sud-est. Comprends-tu ce que cela signifie?"
J'acquiescai, mais en réalité, mon geste était purement mécanique. Ma seule certitude: je n'avais pas le choix. Ses yeux me regardaient, terribles et enfoncés dans leur vapeur sans forme. Je n'avais pas le choix. Il fallait voir ces yeux, vous dis-je...
Alors j'ai agrippé la feuille de papier, souple, svelte, inoffensive. Ma main jouait le rôle d'une serre qui n'aurait pu lâcher prise, l'eût-elle seulement désiré. J'ai ajusté mes lunettes d'un geste nerveux de l'autre main, que j'imaginais libre. Et mes yeux ont effleuré le texte, timidement, puis se sont égratignés. L'univers, ou un univers, ou le schéma d'un univers, de tout univers, la structure de tout et de n'importe quoi, de ses grandes lignes, celles qu'aucun esprit ne saurait concevoir, jusqu'au moindre détail, futile et inopportun. Autour de moi, la pièce se mouvait en tout sens, appliquant mille sortes de mouvements et déplacements que j'avais ignorées jusque là. Puis brusquement, il n'y avait plus de bureau, plus de placard, plus un seul mur, toutes frontières disparues, ou confondues, pour ne laisser place qu'au vide, seulement le vide, un néant informe et prodigieux dont je faisais partie intégrante mais que je ne comprenais pas, que je ne comprenais plus. Et puis des images, bien sûr, Dieu sait combien - mais quel Dieu? - défilèrent sous mes yeux épouvantés, aussi bien simultanément que successivement, les noyant d'anachronismes et paradoxes, si bien que ce qui subsistait de ma conscience avait oublié que le contact de mon doigt sur le papier, de mes pupilles sur les lettres tracées à l'encre noire, de mes dents blanches sur mes lèvres striées de sang, ne formaient pas qu'une fiction.
Je vis des millions de vies se dérouler devant moi, toutes au même moment, sans nul souci d'ordres logique, chronologique ou autres, pour recommencer aussitôt jusqu'à n'en plus finir. Parallèlement à ces existences chaotiques, s'étalait le spectacle, mille fois répété, mille fois reflété, d'une explosion cosmique, un accouchement planétaire - ou bien plusieurs, une infinité? J'observai également, affreusement tiraillé entre une terreur mesquine et le détachement le plus total, les abracadabrantes déambulations de personnages que j'avais crus légendaires et intouchables, et leurs comportements, tant de fois loués dans ces livres et poèmes dont j'épiais la genèse, l'écriture de chaque ligne, jugeant chaque correction et chaque page déchirée, me gavaient de tristesse et de bonheur, un mélange inconfortable et radieux qui ne me lâchait plus. Désenchantement, cynisme forcé, fatalisme indolent, autant d'attitudes qui me submergeaient tour à tour sans jamais vraiment me quitter. Ulysse tyrannisant son peuple, Homère se crevant les yeux pour ne forger qu'un mythe, Arthur, plongeant la lame chaude et cruelle d'Excalibur dans la chair de ceux qui avaient eu la malchance d'être nés ses ennemis, Dédale, construisant son labyrinthe pour y enfermer un enfant, monstrueux de naissance, Minos, emprisonnant Dédale dans son ultime chef-d'oeuvre, et puis les autres, les personnages réels, ceux dont la légende reste à prouver, Shakespeare, pratiquant le péché d'Onan sur un pauvre chérubin, Molière, négligeant sa dernière scène et mourant dans son lit, Voltaire, Hawthorne, Lovecraft et Poe, tous dénaturés, ou plus vrais que nature, et Borges, les yeux comme moi perdus dans un Aleph, où il m'aperçut sans doute, le fixant du regard. Leurs personnages d'encre et de papier évoluèrent à leur tour, sans vraiment se dissocier de leurs créateurs, puis des créateurs de leurs créateurs, et le rictus d'un Hyde amer et désoeuvré me secoua dans toute mon horreur. Je visitai les pyramides, avant qu'elles ne soient érigées, dressai leurs plans en silence et embaumai les pharaons avant leur naissance. Je parcourus les couloirs de la grande bibliothèque d'Alexandrie, ne m'attardant pas sur ses ouvrages, que j'avais vus naître et brûler plus de cent fois déjà. Les jardins de Babylone ne m'impressionnèrent pas, je me sentais repus, délirant, sur le point d'éclater.
Enfin, je me vis, moi, sous toutes mes formes, écrites ou parlées, visuelles, auditives, sous tous les angles existants, y compris ceux qui nous sont inconnus, à tous les âges de ma vie, de mon corps jeune et frétillant à la poussière de mon cadavre. Je vis chacune de mes pensées, chacune de mes émotions, certaines pourtant reléguées à un casier délabré de ma mémoire, et je vis celles de chaque homme et de chaque femme, celles de chaque être vivant, depuis la première création, dont on nous a tant parlé, et qui, hélas, n'existe pas. Je vis cela, et bien plus encore, odeurs et parfums, souvenirs encore vierges, et je crois que je serais resté ainsi indéfiniment si une main asséchée ne m'avait arraché à ce piège aux mille tournures.
La soudaineté du retour à la normale me désorienta pendant de longues minutes. Je me sentais à l'étroit, dans ce corps imparfait, limité, dans la petite boîte de mon crâne aussi bien que dans cette pièce réduite dont les murs blanc poreux et les étagères chargées de livres et d'encyclopédies ne me seraient jamais plus d'aucune utilité. Je respirai de longues bouffées d'oxygène - je jugeai l'expérience douloureuse et m'efforçai de retrouver une respiration ordinaire, moins brutale pour mes poumons trop fragiles. Ferdinand Chanel me regardait, désabusé et souriant.
"Tu as tenu quinze secondes, c'est un joli score."
Je refusais de le croire, mais je sentais qu'il avait raison. Pire encore, je savais qu'il était sincère. N'avais-je pas déjà vécu la scène, dans ce tourbillon de folie? Je réalisai que la suite de notre entrevue serait irrémédiablement plate et sans effet. Nous ne pouvions plus, l'un et l'autre, connaître ni surprise ni étonnement. Nous savions précisément ce que l'autre pensait, ce que l'autre allait dire, et le moindre au revoir perdrait toute spontanéité avant même d'être prononcé.
Nous nous fîmes néanmoins nos adieux, sans y croire, et il quitta la pièce, puis la vie le lendemain.

J'ai tenu dix jours et n'en tiendrai pas un de plus. Je connais chacune de mes pensées, mes actes ne sont ni spontanés ni réfléchis. J'ai perdu tout instinct, tout libre-arbitre, et pourtant, j'ai l'intime conviction qu'il en est mieux ainsi. Ne me demandez pas pourquoi. Vous ne comprendriez pas.
J'irai poster cette lettre tantôt, mon dernier article. La revue littéraire dont je fus le rédacteur en chef pendant plus de dix ans devrait la publier ne varietur. Il s'agit d'un scoop, après tout, et de toute façon, je sais. L'on me croira fou, puis l'on m'oubliera, et un jour lointain, l'on exhumera mes cendres et leur épitaphe, ce texte, pour chanter ma mémoire et celle de mon initiateur. Ne riez pas, je le sais, je l'ai vu.
Ce soir, j'ouvrirai les vannes de gaz de mon appartement, puis j'irai me coucher de bonne heure, un verre d'alcool à portée de main. Du whisky pur avec deux glaçons de taille inégale. J'aurai fumé ma dernière cigarette en écoutant la radio et ne me serai pas étonné d'entendre Morrison proclamer la fin, sa seule amie, encore une coïncidence ratée. Dommage... En d'autres circonstances, j'aurais trouvé cela poétique, effrayant, savoureux.
Je sais que je ne pourrai pas m'endormir tout de suite et feuilletterai quelques volumes. Je lirai, dans l'ordre, "The Raven" et "Annabel Lee" d'Edgar Poe, ainsi que le "Wakefield" de Hawthorne, "Las ruinas circulares", "Ajedrez", et bien sûr "El Zahir" et "El Aleph" de Borges, puis je m'endormirai, tranquille mais désolé, sombrant rapidement dans un sommeil sans rêves dont je n'émergerai pas.
Je sais tout cela, puisque je l'ai vu, et je n'y peux rien changer. Ce n'est pas une question de destin. Je vous ai dit que vous ne comprendriez pas.
Cependant, je sais aussi qu'il y avait une faille dans les explications de Ferdinand Chanel, qu'il avait volontairement omis de me signaler. Toutes ses idées avaient sonné juste à mes oreilles de non-initié, mais ne m'avait-il pas prévenu qu'il me cachait l'essentiel, qu'il n'était pas venu uniquement parce qu'il me savait digne de partager son secret, le plus fabuleux des secrets?
Lui qui s'était prétendu détaché de toute passion humaine, lui qui se voulait au-dessus, porté par son éthique supérieure et universelle, m'avait purement et simplement administré une vengeance, la plus cruelle qui soit. C'est en cela que je le dépasse dans l'application de ses propres théories, qui ne sont pourtant pas les siennes. En effet, je lui pardonne, et ça aussi, hélas, il le savait.


Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: MILL le Août 06, 2007, 21:07:48
Je ne suis pas étonné de retrouver Ferdinand Chanel dans le forum. C'est pas zonard. Par contre, le dialogue à sens unique me semblait coller au cahier des charges. I'm curious.
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: MILL le Août 19, 2007, 20:43:24
Il y a quelque temps, nihil m'a refusé ce texte.

Moi aussi, j'ai été punk.


Papé-pépé-papie, père-à-papa, et pas qu'un peu, cultivant pipes-à-trips dans petits pots polyglottes, maniait la langue comme moi la plume, fébrile et maladroit, soucieux de parures et luxure, négligeant trames et détails pour semer du non-sens entre les lignes de ses silences impromptus, car voilà qu'il se signe, s'exalte et trépigne, moi aussi, j'ai été punk, qu'il s'écrie, c'est écrit, décrit, transcrit, je fus infime et minime, une goutte, une tache éparpillée, pauvre cellule sans agrégat, j'avais yeux moites, incandescents, les lèvres closes et tout à dire, bon sang d'bon dieu, pépé transpire, souffle et suffoque, mais fiston, c'est ainsi, je fus la conscience secrète d'un ersatz sociétal, le symbole méconnu d'un échantillon restreint, mais représentatif, et je l'vois qui s'touche les tiffes, tire une taffe, bredouille une bafouille, grogrone puis entonne, ah Gavroche, j'avais mèches en bataille, fringues en vadrouille et trous dans fringues, des épingles à nourrice se nourrissaient de mes jeans, tous plus obscurs que le Grand Soir, qui se pointerait peut-être, un de ces quatre matins, moi aussi, grand môme, je fus punk, digne héritier d'un Sid post-moderne et destroy, puis pourri qu'un Johnny, dents blanches et voix honnie, chantant faux louanges à une reine, qui était à la fois bien plus et bien moins qu'une reine, tu me vois délabré, mais toi, gamin, sais-tu, avec tes marques étiquetées, le code-barre de tes vignettes, les touches atones de ton phophone, j'étais colère et j'étais haine, fixant les règles au jour le jour, les clauses fanées de danses mortes-nées, mimant combats et capoeira, m'usant l'envers des grolles à coups de taloches dans les dents, ben oui, fiston, moi aussi j'ai traîné, après-minuit, cannettes de Kro en poche, z'yeux plus cernés que Butch et l'Kid, joints vissés dans mâchoire, narines filtrant fumées douces, moi aussi j'ai eu gangs-et-bandes-et-groupes, de rock, de punk, de pop, de pop-rock tendance punk jazzifié, électro-funk modifié, brûlant micros et cordes de grattes, hurlant no way et no future à qui ne souhaitait rien entendre, m'escrimant en vain contre des spectres si cravatés que symétrie s'impose, adieu aux courbes et au blasphème, moi aussi j'ai perdu.
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Septembre 19, 2007, 16:50:54
Premier jour d'un nouvel âge d'or
Posté le 07/06/2007
par Mill



Premier jour d'un nouvel âge d'or.

Au milieu des ruines, quatre tables, dressées avec fantaisie, les attendaient.
« Tout semble se dérouler exactement comme prévu, pensa le général Bamf. »
Il ne fallut que quelques secondes à son œil clinique et froid de militaire surentraîné pour s'assurer de la bonne disposition des tables et du nombre de sièges requis. Il ne manquait rien.
Les quatre tables formaient un carré incongru au milieu des débris. Leurs pieds de métal noir reposaient à même le sol et semblaient ne faire qu'un avec la terre sale où se mêlaient encore cendres et rebuts. Le général nota avec satisfaction que chacune des tablées avait été préparée en fonction de la délégation qu'elle allait accueillir. Boissons et nourriture avaient été sélectionnés expressément dans le but de satisfaire chacune des quatre communautés représentées. L'on avait soumis, de même, le choix des objets décoratifs à l'approbation des divers ambassadeurs. A chacun sa cocarde, ses couleurs et ses traditions culinaires.
Le général s'était montré intraitable : des fruits depuis longtemps disparus, comme le litchi, l'ananas, la banane ou la cerise avaient été recréés artificiellement. Viandes et poissons provenaient de répliques clonées des rares animaux encore existants. Les alcools proposés sortaient tous du même laboratoire. Le général avait toutefois eut maintes occasions d'apprécier la saveur de quelques-uns uns de ces ersatz et il n'y avait jamais rien trouvé à redire.
Le vent était tombé et la température ambiante plutôt agréable. Le cadre restait sinistre mais avaient-ils seulement le choix ? Le monde entier venait de subir vingt longues années de guerre totale. Nul ne pouvait effacer cette souffrance. Les accords de paix seraient donc rédigés et signés dans une zone dévastée, encore imprégnée des violences et des horreurs qui avaient ravagé la planète.
La perspective d'un tel décor avait tout d'abord inquiété le général Bamf. Il en saisissait l'intérêt symbolique mais redoutait des réactions contradictoires, dues à certaines émotions susceptibles de ressurgir dans la foulée. Pour calmer à la fois ses inquiétudes et l'agressivité potentielle des quarante représentants, le général s'était arrangé pour inoculer à chaque parcelle de nourriture un soupçon d'Euphora, une drogue de synthèse très légère.
« On en avale un chouïa et on se sent relaxé et confiant, lui avait-on expliqué. Tout le monde devient beau et l'on veut être ami avec tout le monde. » L'atmosphère serait simplement plus détendue et le ton plus amical.
La rencontre s'annonçait donc sous les meilleurs hospices. Sauf que la Présidente australozélandaise affichait un retard certain. Bamf l'avait encore entrevue, la semaine passée, pour finaliser des points de détail au sujet de la réunion. D'une raideur presque cadavérique, la Présidente arborait sa panoplie la plus austère et son visage de marbre blanc. Cette femme était un robot. Comment pouvait-elle être en retard ?
Les quatre délégations s'approchèrent silencieusement de leurs places respectives. Il n'y eut pas de cohue, de maladresse, pas un mot plus haut que l'autre.
En face de la table du général, les représentants de l'Empire eurochinois contemplaient tous, incrédules, les trois bouteilles de Saint-Emilion, cuvée 2012, qui trônaient insolemment entre les nems et la vodka.
A leur gauche, la délégation africaine s'extasiait sur des fruits que certains de ses membres n'avaient jamais vus qu'au cinéma. Mais l'abondance de fruits tropicaux, de fallafels et de tajines n'empêchaient pas les plus avides – ou affamés – de lorgner sur les whiskys, cognacs, vins français et autres ouzos de la tablée eurochinoise. Le général Bamf entendit distinctement une voix chuchoter :
« Y en a toujours que pour les mêmes. »
Face à l'Afrique, la délégation australozélandaise attendait toujours sa Présidente. L'unique aborigène présent constatait avec dégoût que les plats exposés n'arrivaient pas à la cheville de ce qu'il apercevait sur les tables voisines. Il se consola avec une cannette de Forster's.
La délégation Supraméricaine n'attendit même pas que les autres invités se soient assis pour entamer ses hamburgers, burritos et autres chilis. Ils mangeaient en parlant fort et lâchaient un rot tonitruant après chaque gorgée de soda. Le général, lui, ne mangeait pas. Installé à la droite du Président Smith-Ramirez, il observait les convives, distribuait ses sourires de fonctionnaire et rongeait péniblement son frein.
Jusqu'ici, seul le retard de la Présidente australozélandaise posait problème. Les autres représentants ne pouvaient entamer la moindre négociation en son absence et reportaient toute leur attention sur la boustifaille.
« Oui, mais quand ces messieurs-dames auront tout bu, tout mangé, elle a intérêt à être là. Sinon, c'est cuit. »
Il frémit à l'idée qu'un tel échec pourrait éventuellement replonger le monde dans le chaos des deux décennies fraîchement écoulées. A cet instant, son vibromobile lui chatouilla le haut de la cuisse droite. Il tira rapidement l'appareil de sa poche revolver, répondit, murmura un « Bien ! » radieux, accentua son sourire. Un hélicar déposerait la Présidente australozélandaise à proximité du point de rencontre dans les cinq prochaines minutes.
Il n'en fallut que dix et la surprise fut de taille. Lorsque la Présidente se présenta enfin à ses interlocuteurs, chacun put se rendre compte qu'elle venait très vraisemblablement de se convertir à la Secte Universelle de l'Extrême Jouissance.
On ne pouvait certes pas se tromper. Selon les préceptes de la Secte, par ailleurs mondialement reconnue et acceptée, les disciples s'engagent à pratiquer une activité sexuelle constante dans le but d'atteindre un état extatique quasi-permanent. Le plaisir le plus intense s'accapare ainsi de l'esprit des adeptes et lui ôte par voie de conséquence toute velléité belliqueuse. C'est pourquoi cette femme, jadis glaciale et fermée, arrivait aujourd'hui sur un trône de cuir rose, les jambes nues et la poitrine au vent, un étrange instrument phallique en perpétuel mouvement entre ses appétissantes cuisses d'ex-vieille fille.
« Je suis prête à tout... entendre, articula-t-elle entre deux gémissements. »
Silence dans l'assistance. Désarroi de Bamf.
Ce fut le Premier Consul africain, un énorme Noir au crâne lisse et luisant, qui entama la discussion. Par réaction, peut-être, à l'attitude très franchement lascive de la dernière arrivée, il orienta d'emblée les débats vers des considérations ultra techniques.
Le général salua intérieurement cette initiative mais n'en remarqua pas moins les incessants coups d'œil que certains esprits échauffés adressaient à la table australozélandaise, où les corps commençaient à se mélanger.
« J'avoue, bredouilla l'Empereur chinois, qui menait la délégation eurochinoise, que je suis quelque peu... gêné par... ces ébats. »
La Présidente australozélandaise, désormais entièrement nue, changeait de partenaire et de position comme d'autres se resservaient à boire : sans cesse et avec délectation. Elle n'en participait pas moins aux débats.
« Rejoignez-moi, suggéra-t-elle amoureusement. Rejoignez-moi. »
Et là, sous leurs yeux, elle eut une envolée. Le général s'étonna qu'on put faire preuve d'autant de lyrisme en étant si occupé par ailleurs, mais fut forcé d'admettre que la Présidente suivait une tactique toute personnelle. Si les autres représentants cédaient à ses avances, ils se retrouveraient tous embrigadés d'office dans la Secte.
Et l'autre qui pérorait :
« Si vous me cédez, vous serez, vous aussi, soumis aux dogmes de l'Extrême Jouissance... »
Le général songeait que les dogmes, quels qu'ils fussent, seraient probablement ravis de mettre la main sur les quatre territoires qui composent la planète Terre. Le général songeait beaucoup mais n'osait rien. A la différence de son homologue eurochinois, une espèce de bellâtre italo-slovaque qui venait de se jeter dans les jupes de la Présidente, la bouche grande ouverte.
« Nos corps à tous ne seront plus qu'un et nos querelles n'auront plus lieu d'être. Nous serons unis dans le plaisir et pour le plaisir. »
Plus d'ennemi, plus de haine, plus de frontières. Avec, en prime, la perspective alléchante de faire l'amour sur les restes d'un festin divinement arrosé. Perspicace, le général Bamf put lire sur le visage de chaque personne présente que l'idée avait fait son chemin.
Déjà, des cravates se dénouaient, des jupes se relevaient, des mains s'insinuaient ça et là. Il comprit qu'il avait définitivement perdu le contrôle de la situation. Il s'aperçut également qu'il avait faim et soif.
Ce fut là la fin de toute guerre et le début d'un nouvel âge d'or.





Message complémentaire : Pour la petite histoire, cette nouvelle a participé à un concours de nouvelles où il fallait écrire la suite de : "Au milieu des ruines, quatre tables, dressées avec fantaisie, les attendaient." Nouvelle classée 106e sur 118 parce que, selon le jury, "trop délirante". Je pouffe un brin, pas vous?


Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: MILL le Septembre 19, 2007, 17:01:33
Dommage qu'il finisse dans le forum, celui-ci. Je l'aimais bien, malgré tout.
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Septembre 24, 2007, 16:00:31
Notre-Dame de mon cul.
Posté le 03/09/2007
par Mill



Notre-Dame de mon cul.

J'ai travaillé, y a quelque temps, sur les tours de Notre-Dame.
Les touristes japonais me prenaient pour Quasimodo.
Et moi, j'me consolais en taquinant le quidam
Qui, essoufflé dans l'escalier, recrachait ses boyaux.

J'me souviens, quand j'y bossais, j'me disais : "T'auras pas d'mal
A te souvenir de combien de marches il faut se taper
Pour aller prendre son poste tout là-haut, vigie spatiale."
En fait, j'ai oublié. J'crois bien que j'ai r'foulé.

Il y avaient des chimères qui n'avaient plus rien du caillou.
A force de r'garder en l'air, l'esprit délire et désespère,
Et ces fameuses chimères, je les semais un peu partout.
Je les voyais dans mes rêves, dans le métro, dans ma bière.

Pour ce qui touche aux gorgones, y avaient pas que les statues.
J'ai vu des gens si moches crapahuter là-dedans
Qu'on se serait cru, facile, au marché des invendus,
A la foire aux monstres blêmes, humains et emmerdants.

Des dieux, j'en ai vu peau d'balle sur cette Olympe désastreuse.
Notre staff était beauf, Cabu même en aurait pleuré.
Mesquinerie sur mesquinerie d'une petite chef paresseuse,
Flanquée d'son escogriffe au cerveau d'un balai.

J'me rappelle la Yougoslave au bras arraché
Par des bombes sans frontières, et donc démocratiques.
Elle et moi, en tout honneur, avions choisi de rigoler
Pour oublier que notre salaire avait quelque chose de symbolique.

Et tout ce petit monde se déchirait le ventre,
Se bastonnait la gueule en faisant des courbettes.
La pire, c'était l'administratrice de cet antre,
Qui avait mué l'hypocrisie en art et en fête.

Qu'est-ce que j'ai pu lire, qu'est-ce que j'ai pu glander...
Je surveillais que dalle, je me laissais envahir
Par une sorte de courant qui me faisait hiberner.
Heureusement qu'ils m'ont viré avant le dernier soupir.

Parce qu'il y a des mecs qui passent, là-d'dans, toute une existence.
Y a des cons qui s'emmerdent à crever d'ennui.
Je refuse d'infuser, je préfère tenter ma chance,
Et l'absence de mouvement, je la garde pour mes nuits.

Et encore, moi qui aime l'amour et les nuits agitées,
Je crois que je ne suis pas fait pour jouer la sentinelle,
A Notre-Dame ou ailleurs. J'ai épousé la liberté
Et c'est d'elle que je tiens,
D'elle que je tiens mes deux ailes.



Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: lapinchien le Septembre 24, 2007, 16:56:49
whaaaaa la feinte..... Est ce qu'on aurait publié "la princesse de Clèves de ma chatte" sur la Zone rien qu'a cause du titre modifié ?
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: MILL le Septembre 25, 2007, 13:52:54
Allons, allons, ce n'est qu'une chanson. L'histoire est vraie. J'ai vraiment travaillé sur le circuit de visite des tours de Notre-Dame et il y a vraiment eu des touristes japonais pour me demander, le plus sérieusement du monde : "Etes-vous Quasimodo?"
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: lapinchien le Septembre 25, 2007, 22:00:32
putain, Mill c'est Grand Corps Malade en vrai...
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: MILL le Septembre 26, 2007, 11:51:04
Petit Corps Repoussant serait plus juste.
Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Octobre 19, 2007, 21:46:09
Une patience.
Posté le 03/09/2007
par Mill



Une patience.


La première carte qu'il me fut donné de voir m'apparut sous la forme immaculée d'un as de coeur aux bords lisses et droits, dont les coins arrondis n'avaient, comme moi, jamais frôlé la moindre particule d'oxygène. Ma conscience encore inexpérimentée n'osa oublier le dessin symétrique du chiffre premier qui, d'un rouge grimaçant, imprimait une sensation de vie sur la blancheur sans taches du carton. Je ne saurais dire si j'en eus le souffle coupé, ou quelque autre platitude, mais cette première image se grava sur ma rétine avec tant d'intensité qu'aujourd'hui encore, je me surprends à rêver de sa texture sans défaut, son teint sans moucheture, m'incitant malgré moi à négliger le va-et-vient de mes doigts craquelés de rides, inaugurant ainsi une série de multiples combinaisons que je ne remarque qu'après coup, mais que les règles du jeu m'interdisent de reconstituer.
Une fois seulement, la fureur et la honte m'ont convaincu de transgresser la coutume, de glisser mon index sous les cartes que j'avais reléguées à cet envers de la pioche dont la figure tournée vers moi m'a toujours paru une sentence aussi insolente qu'irrévocable. Je n'ai jamais retenté l'expérience depuis. Toutes mes tentatives de séparer les cartes que recouvrait la toute première de la pile -la seule mobile de tout le paquet- ne me valurent qu'une cinglante douleur sous chacun de mes ongles, ainsi qu'une frustration morale que le temps n'est parvenu à atténuer qu'en partie. Une angoisse somme toute assez compréhensible s'est depuis superposée à ce sentiment d'échec permanent, comme si je pressentais que je ne suis pas le véritable maître de ces cartes et que leur contrôle ne dépend pas plus de moi que je ne dépends d'elle. Car il est vrai que je puis interrompre mes gestes, trahir le mouvement réputé continu de cette partie qui refuse de s'achever, pour me plonger en une contemplation dérisoire de la table de jeu. C'est devenu chez moi une habitude. Mon regard vogue alors de carte en carte, étudiant chaque suite, chaque possibilité nouvelle qui pourrait s'offrir à son expertise, puis, finalement, lorsque le jeu s'annonce irrévocablement bloqué, j'observe, un à un, les quatre petits paquets de cartes que je ne compléterai jamais, ceux qui se situent au-dessus des suites aux couleurs entremêlées, et dont la carte qui supporte le tout ne peut correspondre qu'à un as (contrairement aux suites bigarrées qui doivent s'effectuer dans un ordre décroissant, en commençant par le roi) et m'attriste inutilement sur l'as de trèfle demeuré solitaire.
En temps normal, c'est à ce stade de mélancolie avancée que mes nerfs s'emballent, m'obligeant à reprendre ma tâche avec ce mélange d'amour et de résignation, piochant alors une nouvelle carte qui s'en ira probablement rejoindre la corbeille, du fait de la fragilité de mes facultés d'observation. Mes émotions m'ont quelques fois submergé avec tant de hargne que plusieurs associations heureuses ont esquivé mon esprit par ailleurs relativement vif et logique. Toutefois, il m'est également arrivé de retarder le jeu avec d'autant plus de malice, de passion, d'impatience, que ces interruptions me concèdent la possibilité d'analyser ma condition avec davantage de vision.
C'est grâce à l'un de ces intervalles plus que momentanés que j'ai découvert que je n'étais rien d'autre qu'un buste rivé à une colonne dont je ne devine pas la matière. Mes bras, prisonniers de cette géométrie relativement naturelle, se distinguent par leurs dimensions réduites qui ne les autorisent qu'à balayer la table de jeu, geste sacrilège que je n'ai pu me résoudre à esquisser, et qui, par conséquent, leur interdisent de palper les substances qui composent la partie inférieure de mon être. De même, les articulations de mon cou ne m'offrent qu'une perspective limitée des objets qui m'entourent. En fait d'objets, il n'est en face de moi qu'une surface plane, dépourvue de couleur, dont l'unique propriété consiste à me renvoyer le reflet de mon dos, ce qui m'a toujours sensiblement étonné, puisqu'une inexplicable intuition me souffle sans cesse à l'oreille qu'il en devrait être autrement. Je me souviens que le jour où j'ai remarqué cette chose, j'ai pensé en premier lieu qu'il s'agissait d'un second joueur aux prises avec une situation tout aussi énigmatique que la mienne. Mon absence d'organe vocal m'imposa le silence et je ne pus que tenter de l'atteindre de mes bras trop courts, trop menus; je n'osai lui lancer l'une des cartes de la pioche, de peur de rompre l'équilibre du jeu, et il me fallut accepter ce supplice apparent, tout en réalisant avec une indicible horreur, que lui ne connaîtrait jamais la présence de l'un de ses semblables à quelques mètres à peine en arrière. Je frémis une nouvelle fois en comprenant brusquement qu'une tierce personne s'agitait également dans mon dos, peut-être... dans l'espoir de me révéler son existence, de partager cette solitude insupportable et monotone qui semblait former notre lot commun.
Au fur et à mesure de mes observations, je finis par distinguer des coïncidences répétées entre nos conceptions du jeu et de la vie en général. Lui et moi décidions de concert d'une même pause, durant un laps de temps identique, reprenant la partie avec une synchronie stupéfiante, bougeant les bras selon des gestes similaires et adoptant des poses en tout point semblables, sans jamais varier d'un iota. Nous étions bien la seule et même personne.
Je répugne néanmoins à m'attarder sur la déduction qui m'est immédiatement apparue en comprenant le statut d'image à cent quatre-vingt degrés de celui qui se trouve en face de moi. Il est parallèlement envisageable qu'une image analogue subisse le même calvaire à mes arrières, ce qui devrait signifier, en toute logique, que je ne suis moi-même que le contenu d'un miroir, mais en fin de compte, reflet ou original, chacun de nous exprime la même pensée, effectue les mêmes manipulations et respire le même air. L'entité unique que nous formons -combien sommes nous, au juste?- vit dans la solitude la plus totale.
Le jeu auquel je suis forcé de jouer porte bien son nom: la patience. Il possède en outre une appellation beaucoup moins appropriée: la réussite, synonyme de succès, de conclusion heureuse et sans lendemain. Je n'y suis pas encore.
Je ne sais qui a fixé les lois du jeu; elles sont gravés dans mon esprit. L'as de coeur que je tirai à ma première ingérence ne me surprit que par sa beauté mathématique, la perfection de ses dimensions, de son dessin, la douceur de sa peau tiède, comme si quelqu'un l'avait caressé un instant auparavant... Je sus où le placer sans me poser la moindre question, tout comme je sus, avec cette exactitude irréfléchie qui voudrait m'éloigner de l'idée même de pensée, où je devais poser les cartes suivantes.
Le jeu est éternel, mais non pas interminable. J'ai pioché puis translaté des millions de cartes, beaucoup ont échoué dans la corbeille, mais celle-ci comme la pioche, son reflet ou son moule inversé, ne varient que légèrement en épaisseur. Le nombre de cartes est infini, mais non pas indéfinissable. Les cartes nécessaires à l'achèvement du jeu palpitent quelque part à l'intérieur de l'un de ces paquets, et un jour viendra où je les caresserai des doigts et du regard. Chaque suite descendante sera complétée, puis viendra le tour des suites ascendantes, dont l'intégralité apparaît comme une condition indispensable à ma délivrance.
Le jeu réserve toutefois quelques déconcertantes surprises. Certaines de ses cartes n'ont ni chiffre ni figure à présenter à mes pupilles d'esthète. Ni pique, ni coeur, ni trèfle, ni carreau, elles relèvent parfois de la noirceur absolue, à moins qu'une main discrète les aient raturées de cinglantes successions de symboles inconnus, à la signification relativement sous-jacente mais aucunement traduisible en un langage intelligible et sensé. D'autres encore, quasiment déchiffrables, mais tout aussi obscures, du point de vue sémantique, exhibent des phrases inachevées dont l'intention m'échappe mais dans lesquelles je reconnais clairement l'influence d'un allié invisible. L'une d'elles expliquait en ces termes:
"Si la septième carte après le valet de pique s'apparente à la neige, celle qui la suit apporte une réponse."
Ou encore:
"Il n'est de phalanges que dans le doigt de Dieu..."
Et enfin:
"Le jeu des possibles n'est qu'une improbabilité parmi d'autres. Quelle connexion, quelle combinaison..."
Mais je me rappelle une dernière inscription qui, je me souviens, troubla mon esprit d'une manière insoluble:
"En espagnol: el Solitario."
Avec le temps, mes doigts se sont usés, tout autant que les cartes, dont les plis sans élégance me renvoient ma vieillesse fripée à la figure. Le dos de mon reflet avachi, pesant et faible, souligne la lenteur exécrable de mes pseudo mouvements, et il me faut redoubler de concentration pour mener à bien les suites décroissantes entamées, me semble-t-il, des siècles plus tôt. Je ne sais ce que c'est qu'un siècle, mais l'une des inscriptions laissait transparaître une notion temporelle à la fois importante et fragile.
Faites que je tombe sur le deux de trèfle...


Titre: Re:Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Novembre 03, 2007, 15:47:06
La routine
Posté le 13/08/2007
par Mill



Chérie, prends vite ton manteau et saute dans tes deux bas. Enfile donc ta robe noire, nous serons assortis. Je ne promets rien pour la cravate, mais j'aurai noué mon col Mao quelque part entre la gorge et l'œsophage. Cesse donc ces simagrées, ce miroir se fout de toi. Il ne te renvoie qu'un reflet tandis que je t'inonde d'amour. Tu reluis, tes yeux brillent, ta peau me noie de son éclat. Je te suivrai partout, tu le sais, mais cette fois c'est à toi de me suivre.
Vois : je laisse la porte ouverte, je t'ai tourné le dos et je franchis le seuil. Je sens tes yeux cloués quelque part, là, dans mon dos. Je les sens qui s'agrippent. Je ne m'en vais pas puisque tu me suis déjà. En descendant les marches, dans la cage d'escalier, j'entends les talons de tes bottes cogner le parquet. Ca résonne comme une mélodie de Varèse à mes oreilles d'assoiffé. Car tu me suis, je le sais, tu me suis et je sais : promesses de mille caresses qui, tôt ou tard, me surprendront. Sous un porche, dans le noir, dans une cabine d'essayage, dans un ciné, sous un pont.
Je sais qu'une fois dans la rue, tu ne me lâcheras plus des yeux, mais tu me laisseras de l'avance, et se glisseront entre nous ombres, badauds et passants. Nous marcherons, chacun seul mais ensemble, du même pas, à peine éloignés l'un de l'autre. Je sais qu'une fois dehors, passé quelques trottoirs, j'aurais le dard enflammé et le futal érigé au niveau du bas-ventre. Je visualiserai ton corps, tes jambes suaves et longues, et leur gaine de résille, en bon fétichiste primaire. Je t'imaginerai surgir de sous un banc, d'une voiture, de je ne sais quel stratagème ourdi pour me séduire. Mais séduit, je le suis déjà. Il te suffit d'un mot, d'un souffle, d'un murmure, et moi j'explose dans mon calbut, je crache, je jute, je Nirvana.
Je suis inquiet. D'habitude, tu ne fais pas autant traîner. Tu aimes attiser mon désir, tout en excitant le tien, mais je commence à ne plus pouvoir penser. Je ne suis plus que sensations exquises, effleurements délicats... Cette fine brise, sur ma peau transpirante, joue les aphrodisiaques. A chacun de mes pas, la toile de mon jeans me malaxe délicieusement le gland. Mes couilles écrasées ne me font guère souffrir. Je pense à toi, mon ange, je te vois en extase, je t'imagine jouir. Gorge tendue et jambes au ciel, le corps vrillé, verrouillé. Saccades, soubresauts, et ta chair qui s'expose et s'ouvre. Je te vois, je te sens, je te touche. Je n'en peux plus, je suis à bout, je brûle d'une passion inassouvie. Si tu étais là, ma pute, je te casserais le cul.
Je me retourne. J'ai craqué. J'ai brisé une de nos règles mais il est vrai que je ne joue plus. Je te cherche. Je balaye la foule de mon regard fiévreux dans l'espoir d'apercevoir ta chevelure animale et ta robe hypothétique. Des chevelures, j'en vois plein, des robes, tout autant, et si toi tu n'es pas là, je me rends compte que, merde, cette salope en skaï me semble bien bonne. Aussi bonne que sa copine à jupette écossaise. Il serait temps que tu surgisses, mon ange. Je ne crois pas pouvoir tenir encore longtemps. Tout m'excite et tout me surexcite. Le moindre signe de vie alentour me transporte au-delà. C'est comme si j'avais envie de tout baiser, comme si je pouvais, d'un coup, prendre chaque personne présente en deux temps, trois mouvements, tous ensemble et simultanément.
Une des salopes court-vêtues a laissé tomber une paire de lunettes noires. Je me précipite et ramasse, fais mine de les essayer, j'arrive à les faire rire. Mon désir exacerbe mes talents de courtisan, et bientôt, elles s'agenouilleront, avides, et libèreront mon glaive de son douteux fourreau.
Elles résistent pourtant. Ces putains osent me résister en ce moment où, justement, j'aurais tant besoin de leur défoncer le premier orifice qu'elles voudraient bien me prêter. Je me fais pressant, j'insiste. Heureusement, je les charme. Elles semblent hésiter. Je souris, carnassier, lorsqu'elles me proposent de prendre un verre. J'arrive à masquer ma colère. Elles ne voient donc rien ?
Soulagez-moi, par pitié, prenez-moi tout de suite, illico, sur-le-champ ! Mélangeons-nous sans prévenir, sur ce trottoir jonché de merdes. Pourquoi causer ? De toute façon, je mentirai, tairai mon nom, pincerai vos gambettes sous la table. Je me collerai à vous, me frotterai sans vergogne. J'ai dans la poche des menottes et un rouleau de chatterton. Je sens qu'on va s'amuser, tous les trois. Bien entendu, je vous suis. Je serais fou de marcher ailleurs que derrière vous. Je mate vos petits culs, je les lorgne, les dévore du regard. Mes yeux se soudent à vos jambes, et moi, je me rapproche. Plus ou moins consciemment. Vingt centimètres de plus et nous nagerons ensemble dans vos mignons sous-vêtements.
Dans le bar, je choisis un coin sombre. L'endroit paraît désert. Assises, vous êtes encore plus désirables. Le buste cambré sur vos fesses à l'air – car les jupettes, ça remonte – vos jambes si nues que je pourrais les bouffer, la peau tendue sur vos genoux. Je ne tiens plus. Quelque chose se brise à l'intérieur et je perds le contrôle. J'empoigne la rouquine à jupe écossaise par les cheveux et lui fracasse le nez contre la petite table en formica, pile entre le cendrier et un exemplaire du Figaro. L'autre réagit brillamment en se couvrant la bouche de ses deux mains et en me fixant de ses yeux bleus, tellement écarquillés que je pourrais la fourrer par-là, si l'envie m'en prenait. Au lieu de ça, je la chope par le front et lui cogne plusieurs fois l'arrière du crâne contre le crépi, derrière elle.
Je suppose que le serveur n'a rien vu. En tout cas, je m'en fous. Je ne réfléchis plus. Profitant de leur état de semi-conscience, je menotte l'une des filles, scotche les avant-bras de sa copine, et libère enfin Popaul. L'une après l'autre, plusieurs fois de suite, par tous les trous, entre les seins, et si le serveur se pointe, je l'invite à nous rejoindre. Alors, je lime, fornique, besogne et lustre. Dès que l'une des deux putes fait mine de revenir à elle, je lui explose la mâchoire, la menace de la tuer, la routine. Peut-être qu'à force de cogner, j'ai fini par en tuer une, je ne saurais dire. Toujours est-il que, lorsque je suis parti, les deux filles dormaient toutes deux à poings fermés.

« Ah, t'es rentrée ?
- Ouais... T'as vu ? On s'est perdu.
- Ben ouais. T'as fait quoi ?
- Oh... la routine. Et toi ?
- Pareil. La routine. »


Titre: Re: Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Janvier 06, 2008, 16:06:58
Enième retour au Jardin-Dédale
Posté le 06/01/2008
par Mill



Enième retour au Jardin-Dédale.

Y a toujours un écureuil dans les asiles de fous,
Où les âmes glacées s'effeuillent en se cognant les genoux,
Parce que bobo par-ci, parce que bobo par-là.

Ils se plient dans un cercueil dont on enfonce les clous
Directement dans l'œil de cadavres un peu mous,
Parce que leurs maux se crient sans encre sur les doigts.

Sinistres, ils déambulent dans une cage à lapin,
Se la jouent funambules en se brûlant les mains.
A tant frôler Soleil on finit comme Icare.

Y a ceux qui font des bulles en songeant à demain,
S'étouffent avec les tubercules de leur propre jardin
Et plongent dans le sommeil pour mieux jouir du brouillard.

Ils s'ignorent en silence et brillent par leur absence,
Soulignent les conséquences de leur pseudo démence
En souillant de leur verbe la plus vieille des frontières.

Ils s'accrochent à leur errance, l'associent à malchance,
S'entremêlent les sens, concluent à l'inexistence
De leurs pensées acerbes, humaines et délétères.

Toi qui vis ta vie d'homme normal et normé,
Qui collectionnes les soucis comme d'autres les cachets,
Tu les vois comme des fous, imbéciles et sans couilles.

Toi qui vis ta folie sans oser t'avouer
Que tu bouffes les pissenlits, à l'avance, à t'étouffer,
Tu n'en restes pas moins dans les clous à tisser ta quenouille.


Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Mars 24, 2008, 11:42:59
Une autre bibliothèque
Posté le 23/03/2008
par Mill



Une autre bibliothèque.

Mes yeux, sans doute, ne lisent pas ces phrases, et la plume qui les trace, fictive, allégorique, n'entretient qu'un rapport ambigu avec les lobes de mon cerveau. Nul support matériel - quoique Hume, par delà d'autres terres, continue d'affirmer que tout est matière - pour ce qui ne sera ni lu, ni écrit, peut-être enregistré, probablement oublié sous un alias grotesque, mêlant chiffres d'ailleurs et syllabes imprononçables.
S'il ne tenait qu'à moi, il n'y aurait bibliothèque que dans les dictionnaires et les contes de Borges. Les méandres de papier, d'enluminures et de cuir tanné ont usé mes souvenirs, caillé presque tous mes rêves, et il n'est pas une seconde où le souhait d'investir le corps de Guillaume de Baskerville, prisonnier de flammes écrites ou simplement assassines, ne traverse mon esprit. J'ai tant songé, tant espéré, visualisé tant de couloirs chargés de livres, que ce qui reste m'est torture, honte et froideur. L'enfer exhale l'antiseptique, les lueurs n'existent pas, et la lumière synthétique recouvre chaque pouce, chaque recoin des carrelages et parois. J'habite - semble-t-il - un dôme de plastique blanc, un faux dédale dont l'issue paraît si simple qu'il serait sacrilège de l'emprunter. L'ombre ne pénètre jamais dans cet endroit brillant, immaculé, étincelant, lui préférant, non sans raison, les envers glauques de ma conscience et l'illusion d'un grimoire, d'un conte ou d'une histoire depuis toujours effacés.
Mon statut purement conventionnel de narrateur anonyme ne doit pas induire en erreur l'éventuel lecteur - dont, évidemment, je nie l'existence - de cette série d'images sans consistance. La bibliothèque comprend tous les volumes et n'en contient pas un seul. Ses étagères, à la fois vides et virtuelles, grouillent de pages qui n'en sont pas, de paragraphes immolés, greffés à d'autres aberrations, d'autres monstruosités tenaces préalablement amputées.
L'utilisateur de la bibliothèque n'accède à ses fichiers qu'après d'étranges rites tactiles engageant tout son être ainsi qu'un panneau de contrôle comprenant chiffres et lettres, et un écran de cristal. En théorie seulement, car les touches alphabétiques ont cédé la place à une série de fonctions réduites, aux symboles indéchiffrables pour le profane, et à cette étrange créature hybride qui sert d'hypothétique prolongement au chercheur ou au bibliothécaire. Il s'agit d'une boîte plastique, moulant aisément toute paume, que le visiteur déplace spatialement pour évoluer entre les rayons. Passant alors d'une figure à l'autre, d'une icône à une Bible, d'un document tronqué à l'extrait d'un chef-d'œuvre, l'aventureux intrus s'insinue entre les lignes, applique et modèle sa pensée selon les collages effectués, puis impose, architecte éphémère, la création illusoire d'une œuvre factice.
A de rares exceptions près, seuls les bibliothécaires s'avèrent habilités à déjouer les embûches, en aucun cas inoffensives, que recèle la bibliothèque. Nombreux ceux qui se sont égarés parmi les fiches, notes et indices parsemés ça et là, paraphrasant peut-être l'illicite influence de leurs pensées secrètes. J'ai moi-même, à plusieurs reprises, croisé la route, interminable, d'une prostituée sans nom et au physique presque multiple, qui venait et revenait sans cesse, rompre le fil de mes recherches. Je m'échouai d'ailleurs plus d'une fois en des plages sans rivage, déserts surpeuplés ou autres orgies solitaires.
On ne peut éteindre la bibliothèque. Sa mémoire évolutive réclame et avale sans détour, engrangeant à l'infini de nouvelles données pour les restituer plus tard sous une identité composite et polymorphe, incontinente et parfaite. Ses œuvres, pourtant, sont appelées à mourir, à se fondre en ribambelles d'autres combinaisons. La matière première a depuis longtemps disparu.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Mars 29, 2008, 19:58:03
Confession d'un blanc-bec, fumeur de haschisch
Posté le 23/03/2008
par Mill




Confession d'un blanc-bec, fumeur de haschish.


Ah oui. Thelonious Joke... Ce nom est sur toutes les lèvres depuis près de dix ans aujourd'hui. Particulièrement sur celles des voleurs à la tire ou des mafiosi sans scrupules, ceux qui ont toujours un petit quelque chose à se reprocher.
Je sais aussi que c'est un nom qui évoque, pour d'autres sinistres personnages, quoique dans un domaine différent, celui de l'ésotérisme et de la magie noire, une impureté indécente, une source de mal paradoxalement associée aux forces bénignes de la nature. Mais je ne suis pas là pour faire dans la rumeur d'opérette. Lisez plutôt Lovecraft. Dans sa spécialité, il dépasse Mozart, à ce que l'on dit.
Moi, Thelonious Joke, je l'ai rencontré dans sa jeunesse, avant sa crise d'amnésie, celle qui lui a si subitement dérobé tout souvenir de sa vie d'avant ses vingt-six ans. Un sacré mariole, à cette époque, je peux vous l'affirmer. C'est sans doute de famille, à en juger par la sémantique de son nom: Joke. Une bonne blague, ouais, ce type, c'était une plaisanterie à lui tout seul, la dérision et le sarcasme à l'état pur. Paraît que sa mère était folle du fameux pianiste de jazz, Thelonious Monk, et que c'est à cette passion qu'il doit l'extravagance de son identité. Il n'empêche qu'il n'y en avait pas deux comme lui, et si je puis me permettre, ça m'étonnerait qu'il ait beaucoup changé sur ce point-là.
Voyez-vous, je l'ai rencontré à Amsterdam, il y a de ça des siècles, me semble-t-il, au sous-sol du Grasshopper, l'un des coffee-shops à la mode pour les yeux cernés qui ont du fric et bien peu d'illusions. Le genre d'endroit plutôt brumeux, paisible, les rares conversations empâtées y font écho à des toux tièdes ou grasses, selon la qualité de l'herbe, et souvent, les seuls bruits qu'on y perçoit, mise à part le fond sonore du bar, résultent du frottement des feuilles à rouler, des boulettes qu'on effrite, malgré la sueur sur les doigts, des briquets qu'on allume, l'espace d'une aspiration, et surtout, du tintement du tiroir-caisse qui ne s'interrompt que lors des rares pauses que s'accorde le dealer en costume. Un sacré rigolo, celui-là aussi. Avec ses lunettes noires et sa veste impeccable, il se prenait pour le caïd du coin, alors qu'en vérité, il n'était rien d'autre qu'une sorte de fonctionnaire, ni plus ni moins.
Tenez, puisqu'on en est à parler de basse politique, je vais tenter de vous décrire le guichet à chichon du Grasshopper, tel qu'il est encore aujourd'hui, d'ailleurs, vu qu'il n'a pratiquement pas changé. D'abord, on descend au sous-sol par un escalier aux marches recouvertes de caoutchouc, histoire qu'un beatnick trop défoncé ne dérape pas dessus s'il a les semelles glissantes et le sens de l'équilibre en veilleuse. La maison veut éviter les frais superflus, vous comprenez? On arrive alors à une salle rectangulaire, de taille moyenne, pouvant contenir une vingtaine de personnes, la moitié debout, et dont le bar est tenu par une ravissante midinette en jupette orange et cuissardes vertes. En général, les clients les plus atteints, ceux qui savent le moins se tenir, passent l'essentiel de leur temps à reluquer sous sa jupe, pour vérifier si... Enfin, vous connaissez ce genre d'inepties.
A droite de l'escalier, on a eu l'idée, quelque peu saugrenue, mais toutefois originale, d'ériger une cabine hermétique. L'une de ses trois faces, celle qui se présente en premier à l'oeil du visiteur hagard -à moins qu'il ne soit encore à jeûn- se compose d'un panneau de verre sous lequel règne une pénombre alléchante. Un bouton, placé juste sous la vitre, permet d'illuminer la cage de verre, et, surprise, qu'est-ce qui apparaît? Le menu du Grasshopper. Skunk, népalais, pakistanais, libanais, space cake, double zéro, pollen, toutes les cultures, ne m'en voulez pas, je vous prie, pour ce jeu de mots ridicule, y sont représentées.
Un pas vers la droite, et l'on découvre le second panneau de la cabine, le plus intéressant, croyez-moi, car c'est là qu'on fait affaire. Le décor est d'ailleurs tout à fait approprié à ce genre d'expression, si vous voulez mon avis. On se croierait à un guichet de gare, ou à un bureau de poste, le type en costard nickel derrière son hublot et son hygiaphone en kit. Sauf que là, il dispose d'une balance électronique, et ce n'est certainement pas pour peser le courrier.
J'étais justement, ce soir-là, en plein conciliabule avec le commis aux affaires fumette, lorsque Thelonious est arrivé, vêtu d'un costume noir, le cou noué d'une cravate si fine qu'on en pouvait compter les mailles. Son élégance et sa prestance nous surprirent à tel point, l'employé et moi, que nous interrompîmes notre transaction pourtant sacrée, pour mieux le contempler.
Comment vous dire? Ce type avait la classe de Gérard Philippe, la courtoisie de Niven et le sourire du héros d'Orange Mécanique. En d'autres termes, c'était un parfait exemplaire d'extra-terrestre, quelqu'un d'irréfutablement supérieur à tout ce qui l'entourait. Son allure générale rappelait vaguement celle du Sick Boy de Trainspotting, ce film qui a charmé tant de junkies ces derniers temps, mais avec la discrétion et la noblesse d'âme en plus, une noblesse qui irradiait de chacun de ses traits, trompeuse et magnifique. Enfin, il avait les cheveux si noirs que je ne pouvais décider s'il s'agissait de vrais cheveux ou bien si l'on avait peint sur un crâne chauve une telle chevelure ébène, où semblaient se mêler des filaments nocturnes, surnaturels.
Je continuai de l'épier nonchalamment, tout en payant mon hasch, et je remarquai, non sans une certaine curiosité, qu'il marchait à la féline, se déhanchant avec détachement, comme si tous les muscles de son corps avaient pu jouer sous sa peau sans son autorisation préalable. Bien sûr, en vous expliquant ceci de cette manière un peu confuse, on pourrait supposer qu'il roulait des mécaniques, et que, par conséquent, il se couvrait de ridicule. Mais ce n'était pas le cas. De cet individu irréel irradiait une aura de beauté et de perfection, un dieu grec personnifié, humanisé, venu du fin-fond de la galaxie.
Vous allez probablement penser que j'ai encore trop fumé de P4, que ma cervelle tourne à l'envers, à vide et au ralenti, et je ne peux pas vous en vouloir. Je n'en ai plus la force...
Quoi qu'il en soit, il s'est installé à une table, ténébreux, solitaire, et nom de Dieu, d'une dignité à vous couper le souffle. Ai-je besoin de vous confier que la serveuse le mangeait littéralement des yeux, l'aguichant de temps en temps d'un clin d'oeil ou d'une apétissante poitrine exhibée à la va-vite? Mais lui ne s'en souciait pas. De fait, il la remarquait à peine, et quand la provocation de la dîte demoiselle devenait si évidente qu'elle en résultait insultante, il se contentait de lui adresser un sourire délicat, judicieusement teinté d'une désapprobation à la fois tendre et cynique.
La bande-son se parait justement d'un petit You can't kill me, du groupe Gong, lorsque je me décidai à l'accoster. Un tel personnage valait sans doute un début de soirée, et si, en fin de compte, il se révélait suffisant et sans intérêt, j'avais toujours l'opportunité de rejoindre quelques potes au Highway ou au Smokey's.
D'entrée, je l'invitai cordialement à quelques taffes sur mon joint et il me fit signe de m'asseoir.
-Salut, j'ai dit, et franchement, je ne savais pas quoi lui dire de plus.
Il semblait s'en rendre compte, car il me répondit d'un léger sourire qui se voulait engageant.
-Je m'appelle Simon, mais tout le monde me traite de "Bazooka", parce qu'il paraît qu'à Amsterdam, y a personne qui puisse en rouler d'aussi gros.
-Fort bien, mais une loi universelle stipule, et souvent à juste titre, que "les plus gros", pour reprendre ton expression, ne sont pas toujours les mieux tassés.
Sa remarque, que je jugeai plutôt déplacée, un brin offensive, avec ce ton narquois qu'il employait, ne me fit pas aussi mal que j'aurais cru. Il y avait en lui un je ne sais quoi qui m'interdisait toute colère à son égard.
-Ah ouais, répliquai-je, feignant une susceptibilité qui sonnait faux à mes propres oreilles? Et qu'est-ce que tu proposes, toi?
-Serait-ce un défi, un challenge, pour paraphraser nos chers amis Anglais?
Ses yeux brillaient dans la semi-pénombre, ce qui ne cadrait pas avec ses paroles, grouillant de correction et de bonne éducation. Les coups de guitare de Daevid Allen ne faisaient rien pour arranger l'état de trouble qui commençait à m'envahir. Il faut dire que je débutais gentiment une défonce on ne peut plus agressive, et j'avais le sentiment, par moments, d'affronter, non pas un être humain, mais le spectre, ou le reflet d'un esprit.
Pour toute réponse, je lui prêtai mes feuilles, des Smoking King Size, évidemment, et m'adossai à mon siège. Je sursautai lorsque je l'entendis me demander, d'une voix aussi posée que possible:
-Ca t'ennuie si j'achève le paquet?
Un paquet neuf.


* * *


Cela lui prit près d'une heure, ce qui est plutôt rapide, étant donné le résultat obtenu. Il ne s'agissait pas d'un joint immense, interminable, de trois mètres de long -bien que je sois persuadé qu'il n'aurait pas eu beaucoup de mal à m'en confectionner un- mais d'un enchevêtrement de joints qui se rejoignaient les uns les autres, se chevauchant, se croisant, puis se contournant, quelquefois se fondant l'un dans l'autre, formant ainsi une étrange figure qui me rappelait vaguement quelque symbole cabalistique que j'avais eu le loisir -et non la joie- de rencontrer durant mes études.
-Mon Dieu, sussurai-je finalement, qu'est-ce que c'est que ça?
Il plongea son regard noir étincelant tout au fond de mes pupilles, comme pour en extraire l'essence même de mon âme.
-Ceci, mon cher ami, est un signe magique, un pentacle hébraïque, pour être plus précis. Pour ma part, j'irai jusqu'à le considérer comme une porte, une serrure dont toi et moi possédons la clef.
Sur ce, il me tendit son briquet. Je le regardai luire dans l'obscurité, qui se faisait insistante, écoutant d'une oreille distraite les riffs d'angoisse de Dancing with Mr. D, des Rolling Stones, et ce fut la voix de Jagger qui m'incita à saisir le piège qu'il me tendait dans sa main droite.
-Et où je l'allume?
Je ne voyais plus ses yeux. Seules ses dents blanches et son sourire de fantôme flottaient encore dans la brume sombre et grisâtre qui m'embuait la vue. La musique continuait de résonner et gagnait en puissance.
Je pris le briquet et le pentacle, constatant alors qu'il était parfaitement bien tassé. Une véritable oeuvre d'art, croyez-moi, avec à l'intérieur assez de hasch pour faire planer pendant des siècles une véritable armée. Et c'était ce truc-là, justement, que je m'apprêtais à humer à pleins poumons!
Je tirai une première latte, au son de Fire, de Hendrix, souriant stupidement à cette analogie, puis une seconde, et lui passai le pétard. A son tour, il aspira quelques taffes, mais apparemment, ses poumons encaissaient bien mieux que les miens, car le pentacle diminua de façon bien plus notable, cette fois-ci. Il me repassa le joint, et tout en reprenant mon souffle après cette nouvelle tournée, je risquai une question.
-Dis donc, cette porte. Qu'est-ce qu'il y a derrière?
Il me répondit d'un ton sarcastique, à la limite du dégénéré. Des filets de fumée noire s'échappaient d'entre ses dents.
-La réalité, mon cher Simon, la réalité.
Nouvelle aspiration. La fumée imprégnait mes poumons, puis mon sang et mon cerveau. J'étais ailleurs, sur une autre planète, complètement défracté. Mais ce genre de réponses, j'en avais déjà entendues des tas à chaque fois qu'un pauvre couillon déglingué voulait se la jouer mystique et clairvoyant.
-Ah non -ma voix était traînante, pâteuse, les syllabes collaient à chacune de mes dents, et ma langue s'embourbait à chaque voyelle. On me la fait pas à moi.
Je crus apercevoir ses prunelles s'enflammer, mais j'ignore s'il s'agissait de colère ou d'excitation. Je pencherais plutôt pour la seconde solution car un rire difforme et sépulcral le secoua de bas en haut, lui donnant l'allure d'une marionnette dont on aurait secoué les fils jusqu'à la frénésie. En fond sonore: Helter Skelter...
-Ah oui, miaula-t-il, ignoble et insidieux? Et si ce n'est pas la réalité qui t'entoure, qui t'encercle en ce moment même, qu'est-ce donc? Ton pire cauchemar?
Son rire, cette fois, n'eut rien d'humain. Il s'écarta de la table, secoué de spasmes reptiliens, et au même instant, la pièce entière parut s'illuminer d'un rouge envoûtant, affamé, une couleur indescriptible, infâme que je ne pouvais supporter. Je tenais toujours le reste du pentacle à la main, et en jetant un coup d'oeil autour de moi, aussi fugace que possible, ma seule réaction fut de le porter à ma bouche pour en venir à bout une fois pour toutes. J'en avais besoin, vous comprenez, j'en avais besoin! La couleur hideuse et palpable continuait de s'étendre, et la scène qui s'ouvrait ainsi à mes yeux ne présentait plus qu'une faible ressemblance avec le Grasshopper que j'avais toujours connu. On se serait cru aux profondeurs de l'enfer.
La minette du bar avait pris des siècles de rides, et elle n'avait pas changé de tenue, exposant à mes yeux ébahis, horrifiés, une chair flasque et poussiéreuse, son visage à moitié dévoré par les vers. Quant aux clients attablés, ils tenaient plus du crapaud déchiqueté par le temps que du junky pacifique et désoeuvré, leurs yeux globuleux de poissons rouges me fixant d'un air qui n'avait rien d'équivoque.
Je m'enfuis en jetant loin derrière moi le filtre du pentacle, la voix hurlante et possédée de Thelonious Joke proclamant à qui voulait l'entendre que la réalité n'était plus ce qu'elle était.
Ah ouais... Un sacré bonhomme, ce Thelonious Joke, ça je peux vous le dire, oh ça ouais...



Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: 400asa le Mars 29, 2008, 20:19:55
arf
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Astarté le Mars 29, 2008, 20:20:39
Maman!
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Dourak Smerdiakov le Mars 30, 2008, 00:22:24
Commentaires aléatoires ?

C'est pas que c'est insupportable, du tout, mais ce n'est passez zonard pour être publié dans la conjoncture actuelle.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: 400asa le Mars 30, 2008, 03:14:27
je manifestais simplement ma mélancolie car ça va faire 3-4 textes que je ne ris plus à Mill.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: MILL le Avril 11, 2008, 19:28:57
Comme c'est parti, ça ne va pas s'améliorer. Je ne suis pas trop d'humeur.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: 400asa le Avril 11, 2008, 20:54:10
Ta gueule, pute.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Avril 24, 2008, 13:40:42
L'appart en T / 1er épisode
Posté le 23/03/2008
par Mill




L'appart en T - 1er épisode

Le fantôme de l'appartement 112 s'appelait, de son vivant, Clarence Winterland et affectait dans la mort le même snobisme propre à sa classe qui avait assurément causé sa perte une trentaine d'années plus tôt. S'obstinant à refuser une poignée de main au fiancée de sa sœur, un roturier autochtone du nom de Villeneuve, il avait, par cette attitude offensante, provoqué un duel qu'il ne pouvait espérer gagner.
Villeneuve avait vécu dans la rue et les crans d'arrêt n'avaient pour lui aucun secret. Winterland affectionnait la boxe universitaire et s'attendait, de son propre aveu, à affronter un gentleman dans toutes les règles de l'art. Ce grave malentendu lui valut d'être poignardé dans son sommeil un soir où cinq joueurs de poker attestèrent de la présence de Villeneuve à une partie amicale sévèrement arrosée. L'affaire fut classée sans suite et Villeneuve ne fut qu'à peine inquiété.
L'appartement 112 demeura inoccupé trente longues années. Une période durant laquelle les visiteurs ne manquèrent pas, mais aucun ne parut se satisfaire de l'habitation. De fait, les visites dépassaient rarement les cinq minutes et les aspirants locataires quittaient habituellement les lieux d'un pas pressé, nerveux, voire carrément effrayé selon certains agents immobiliers. Bientôt, il n'y eut plus du tout de visite. Les employés les plus vieux de l'agence racontaient d'étranges histoires, le soir au bar. Certains évoquaient des murmures dans la salle de bains, d'autres des silhouettes fugacement entrevues dans le dressing, derrière le rideau de douche ou dans les miroirs. Les lumières s'éteignaient volontiers toutes seules et il arrivait qu'une ou l'autre des portes claque de temps à autre.
C'est là que je pointe le bout de mon nez. Il y a trois semaines, j'ai reçu un coup de fil de mon oncle qui m'ordonnait de rappliquer fissa. Apparemment, le vieux était tombé sur le méga bon plan et je ne pouvais pas le laisser passer.
« Non, je ne veux pas en parler au téléphone. Allez, bouge ton cul et ramène-toi une fois pour toutes. Je sais très bien que tu fous rien de tes journées. »
J'ai donc pris le premier tram et je l'ai rejoint aussi vite que j'ai pu. Je n'avais plus d'endroit où me loger, ne trouvais plus de boulot depuis six mois facile, le gros de mes économies tenaient dans une chaussette de nouveau-né. Mon oncle connaissait ma situation et, tout agent immobilier qu'il fût, je savais qu'il n'arnaquerait jamais un membre de la famille. S'il disait que c'était du tout bon, j'avais tout intérêt à lui faire confiance.

« Installe-toi, qu'il me dit sans le moindre bonjour. »
Je m'assois sur un fauteuil moelleux, juste en face de son bureau vernis que je m'empresse d'encrasser avec les semelles de mes Clark's. Je me suis toujours senti très à l'aise dans le bureau de mon oncle.
A côté de moi, sur le grand frère de mon fauteuil qu'il occupe avec davantage de distinction, un vieux hibou en costume à carreaux tout droit sorti d'une série noire des années quarante avec une condescendance non dénuée de curiosité. Le genre qui sait très bien qu'il va finir par me bouffer tout en ignorant à quelle sauce.
« Paul, reprend mon oncle, je te présente...
- Polo, abois-je presque ! »
Je déteste qu'on m'appelle Paul. Je peux pas m'empêcher de corriger ceux qui m'appellent Paul.
Mon oncle ne sourit plus lorsqu'il parvient au bout de sa phrase.
« ... Monsieur Duclos, Roger Duclos, l'actuel propriétaire de ton futur logement. En d'autres termes, voici ton sauveur. Car il n'y a pas d'autre mot, n'est-ce pas, Monsieur Duclos ? »
Ce dernier n'a pas bronché depuis mon arrivée. L'idée me traverse l'esprit qu'il est mort et que mon oncle, devenu fou, s'apprête à me sacrifier à je ne sais quel dieu païen de l'immobilier. Dans la foulée, je me dis aussi que j'aurais sans doute mieux fait de ne pas finir le pétard de tout à l'heure, lorsque le tas de poussière se met enfin à bavasser.
« Polo... Vous préférez porter le nom d'un sport idiot plutôt que celui du fondateur de l'Eglise. Bah ! Vous, les jeunes, n'avez plus le sens du sacré. Je subodore que vous n'avez rien du candidat idéal. Monsieur votre oncle s'est trompé, voilà tout. »
Amusant. En général, quand on lâche quelque chose d'aussi définitif, on prend ses cliques et ses claques et on s'arrache sans se retourner. C'est moi qui ai le dernier mot et je le garde, na.
Pourquoi il bougeait pas, alors ? Il restait là, recroquevillé sur son vieux porte-documents en cuir élimé, à me regarder de ses yeux globuleux comme si j'étais la huitième merveille du monde ou un exemplaire peu banal d'étron radioactif. A voir le léger frémissement de ses narines, je penchais plutôt pour la seconde solution.
« Quelqu'un aurait-il l'extrême obligeance de m'expliquer de quoi on parle exactement, bordel de merde ?
- Ah, Polo-Polo-Polo... Heureusement que je suis ton oncle et que je t'aime. Disons que je te connais un peu et que, malgré tout, je sais qu'il se cache quelqu'un de bien derrière cette grande gueule à l'hygiène dentaire franchement douteuse. Permets-moi toutefois de te dire que tu exagères. Comme d'habitude. Je te présente à peine que tu t'attires déjà l'antipathie de Monsieur Duclos, lequel a pourtant eu la gentillesse de venir me trouver lui-même avec une proposition qui ne peut que t'interpeller. »
Protestations crispantes du vieillard.
« Vous savez très bien que, si j'avais le choix, vous seriez la dernière personne que j'irais voir. Alors cessez ce petit jeu, dites à ce godelureau de se taire et parlez-lui de l'appartement. »
On y vient enfin. Je me jure mille fois de ne plus l'ouvrir tout en me rongeant l'ongle du pouce gauche parce que, putain, je me sens un peu tendu.
« Il s'agit d'un F4 en assez bon état, quoique légèrement poussiéreux puisque virtuellement inoccupé depuis octobre 1976. On n'a pas touché au mobilier depuis les années soixante et un coup de peinture serait le bienvenu. Je sais qu'en temps normal, te demander d'effectuer ce genre de travaux relève du fantasme pur et simple, mais c'est ça ou rien.
- Deux, trois merdouilles à réparer en échange de la question ? Pas de problème, ça baigne du tonnerre de Dieu.
- Tais-toi, laisse-moi finir, merci. »
Promis, cette fois, je vais y arriver, mais c'est plus fort que moi : faut que je cause.
Je me suis mordu les lèvres et mon oncle a poursuivi son petit laïus.
« L'appartement es situé sur l'île Saint-Louis. Je ne sais pas si tu te rends compte de ce que ça signifie en termes de loyer, mais... »
Il marque une pause, le temps d'apprécier le blêmissement soudain de ma face de petit con, puis :
« ... mais sache que, contrairement à ce que conjecturais tantôt, tu n'auras rien à débourser. Seuls seront pris en compte les charges et le téléphone. Pas de loyer. Rien que le minimum pour que ton propriétaire et bienfaiteur n'ait rien à sortir de sa poche. Ta contribution inclut la taxe d'habitation et les impôts locaux, mais ton statut de chômeur impénitent règle déjà une part du problème, n'est-ce pas ? Pour ce qui est de la taxe, nous avons une idée du montant que tu auras à régler dans onze mois. Il te suffira d'économiser. Financièrement parlant, tu es gagnant sur toute la ligne. »
Je réponds nib. Surtout ne pas parler. Je me connais. Je suis capable de sortir trois vannes d'un coup juste pour évacuer le stress, et après, bonjour pour reprendre le fil. Je m'efforce de réfléchir un brin – pas facile – de calculer. Supposons mille euros pour les charges et la taxe d'habitation, à quoi ? allez, mettons cinq mille euros, c'est quand même l'île Saint-Louis, ça nous fait en tout, oh putain, c'est dur, 5000 divisé par 12, ça donne heu 416,16 euros par mois, donc 517 en tout. Hé ! Comme ça, l'air de rien, on dépasse les cinq cents alors qu'y a pas de loyer ! Je fais part aussitôt de mes conclusions mathématiques.
« Pauvre abruti. Laisse-moi les calculs, veux-tu ? Monsieur Duclos et moi-même nous sommes mis d'accord sur la somme de deux cents euros. Tu toucheras quand même l'aide au logement, ne t'inquiète pas pour ça, et on ne te demandera qu'une participation occasionnelle aux étrennes du concierge. L'argent, crois-moi, n'est pas le nœud du problème. »
J'avoue n'avoir rien compris. Mon oncle portait ce jour-là son costume d'agent immobilier : un ensemble de bonne facture mais visiblement bon marché. Toujours se montrer chic, clean, irréprochable, sans jamais étaler aux yeux du client le fric qu'on se fait sur son dos. Avec le compère Duclos, j'ai bien peur qu'il ne s'agissait d'un combat perdu d'avance. Il arborait en effet les mêmes fringues antiques depuis le couronnement d'Elisabeth II. A présent qu'il avait cessé de me scruter de ses grands yeux de crapaud décrépi, je ne pouvais le voir autrement que comme un pigeon sénile dans l'attente de se faire plumer.
Cette impression fut réduite à néant à l'instant où il prit la parole.
« Jeune homme. Tel que vous me voyez aujourd'hui, j'entame ma quatre-vingt-septième année. Cela fait près d'un demi siècle que je vis de mes rentes et loue mes meublés aux quatre coins de la France. Celui-ci, particulièrement, ne m'a causé que tracas depuis la mort de son dernier locataire, un Anglais, Clarence Dieu sait quoi. Plus personne n'ose le visiter depuis belle lurette. Les rumeurs... Quant aux locataires qui se seraient laissés tenter, ma foi, il y a bien ce parapsychologue écossais, vers la fin des années quatre-vingt. Il a tenu deux nuits consécutives, pas plus. La plupart déguerpissait au milieu de la première nuit dans un état de terreur absolue. L'Ecossais, lui, a pris une retraite anticipée et on ne l'a plus jamais revu.
- Qu'est-ce que vous êtes en train de me dire, au juste ?
- Monsieur Polo, il semblerait bien que l'appartement soit hanté.
- En T ? En forme de T ? Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ?
- Hanté, jeune homme. Han – Té. Habité, en quelque sorte.
- Mais s'il est habité, vous cherchez pas de locataire, non ?
- Hanté, merde ! Une maison hantée, un manoir hanté, les fantômes, les apparitions, les spectres...
- Ah... Ouais. Hanté, quoi.
- Bien. Je sais ce que vous allez me dire. Nous sommes au vingt-et-unième siècle et tout ça, c'est fadaises et compagnie, mais vous pouvez m'opposer les arguments les plus rationnels que vous voulez, ce sont là des faits avérés. La vraie question est d'une simplicité exquise et vous concerne exclusivement : vous croyez-vous capable de partager votre quotidien avec un esprit? "
Stop. J'arrête le temps. Je déconnecte. Vous trouvez pas que ça fait un peu trop d'un coup ?


Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: -Nico le Avril 24, 2008, 17:20:13
pfff cette vieille blague pourrie hanté - en T qui a du être inventé par un belge au Ier siècle...

ça donne pas franchement envie de lire les épisodes à venir, mais bon.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: 400asa le Avril 25, 2008, 20:30:00
Ce qui donne pas envie d'en lire plus c'est surtout que pour une intro c'est relativement chiant, longuet, et structurellement baclé. Un texte long écrit vite fait, je dis non, mes yeux disent non. Par contre, l'intro de l'intro, j'ai bien aimé. Et quelques morceaux, par-ci par-là.
Puis c'est très moyennement zonard, ça.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Novembre 01, 2008, 14:36:58
Il faut se suicider malin. Les règles d'or : 1 – Laisser une bonne impression.
Posté le 31/10/2008
par Mill


Vous avez décidé de mettre fin à votre misérable vie d'eunuque de la pensée mais manquez totalement d'imagination. Non seulement ignorez-vous comment vous y prendre, ce qui n'étonnera personne ici bas – n'êtes-vous pas le dernier des cons ? – mais vous prétendez, en outre, vous lancer comme ça, dans l'inconnu, sans aucune planification, ni démarche identifiable, rien. Non mais oh. Ca va les chevilles ? Le suicide est un sport sérieux, une affaire grave. Il exige par conséquent un minimum de préparation.

Aujourd'hui, l'équipe surdiplômée d'Il faut se suicider malin se centrera sur l'un des aspects les plus essentiels de cette préparation : laisser derrière soi une image positive et agréable. N'oubliez jamais que votre suicide doit provoquer les larmes les plus sincères, le chagrin le plus dévastateur. Si vous parvenez à donner l'exemple en instillant le désespoir le plus profond, l'incompréhension la plus dérangeante chez vos proches, eh bien, ma foi, vous aurez gagné. Faire bonne impression pour se faire regretter. La règle d'or numéro un, ainsi formulée, paraît simple, aisément applicable. Voici toutefois quelques menus conseils qui aideront les plus limités d'entre vous à atteindre ce but ô combien louable et à parachever sous les meilleurs auspices votre projet d'auto-annihilation tout en emmerdant les vivants.
En premier lieu, efforcez-vous de cacher votre mal-être. Vous savez que vous n'êtes rien d'autre qu'un minable résidu de merde molle et ça vous travaille. En d'autres termes, vous souffrez. De fait, vous êtes pathétique et gluant, dépressif jusqu'au bout des ongles que vous rongez benoîtement comme un enfant inquiet ou une adolescente pustuleuse. Là-dessus, je ne vous contredirai pas. Il convient cependant, pour la mise en œuvre de votre projet, de radier cette image de loque larvesque (ou de larve loqueteuse, on s'en fout) au profit d'une figure héroïque et conquérante.
Soyez fourbe : vous jouez désormais un double jeu. Apprenez à sourire, puis à rire, de tout et n'importe quoi. Montrez-vous léger, frivole, délibérément idiot. Arrangez-vous pour que vos relations vous surnomment le « boute-en-train », le « rigolo de service », « ce bon vieux clown ». Il vous faut en effet gagner vos grades de bouffon incontrôlable, de fou régicide, de cinglé cinglant et singulier. Pour vous, la vie est une partie de laser-quest, une blague absurde, inconséquente.
Pour cela vous n'avez d'autre choix que de cultiver un look original et coloré. Sans doute éprouverez-vous en permanence l'impression d'être déguisé, mais ne vous déguisez pas pour autant. Soyez cool, branché, tendance, trendy, fêtard, artiste. Attention, artiste bohème, méconnu, reconnu, tout ce que vous voulez, mais pas maudit. Evitez, par pitié, de vous balader tout de noir vêtu, des cheveux longs et gras vous recouvrant les yeux et des piercings plein la gueule. Il s'agit en effet de n'effrayer personne, pas même vos parents, s'il vous en reste – et si c'est le cas, je vous plains.
Suivant la même idée, valorisez des loisirs communicatifs et portés sur la jovialité. Jetez vos disques de Dead Can Dance, Bauhaus et Radiohead. Arrachez vos posters de Ian Curtis et Kurt Cobain, prenez au besoin des cours de salsa. Ecoutez de la dance, du rock festif, Tryo, « J'veux du soleil » en boucle et n'importe quelle bouse dépourvue d'accords mineurs et de violons larmoyants. Pratiquez des sports d'équipe, organisez des soirées foot avec vos collègues et amis, et ne soyez jamais le premier à vomir vos cinquante bières parce que cette société voue un véritable culte aux champions de la picole. Multipliez les occasions de jouer les gais lurons. Faites-vous inviter à chaque fête et débrouillez-vous toujours pour briller aux moments clefs : dégoupillez le champagne puis léchez les flaques après coup. Si, dans la manœuvre, vous avez éclaboussé une convive, faites mine de la lécher dans l'élan. Ha ha ha. Tout le monde rira de la bonne blague et vous aurez marqué de votre empreinte indélébile leurs esprits innocents.
Attention. Evitez de perpétrer la première connerie qui viendrait à vous passer par la tête. De façon générale, vous vous appliquerez à bannir de votre comportement – certes imprévisible, certes déluré – tout indice susceptible de révéler vos penchants pour l'autodestruction. Il n'est donc pas recommandé d'afficher la moindre déviance sociale et / ou psychologique, quelle qu'elle soit : la toxicomanie, la violence gratuite, le vandalisme, l'extrémisme politique ou religieux, le sadomasochisme et j'en passe sont à proscrire. Dans votre immense mansuétude, vous tolérez ces phénomènes chez votre entourage sans jamais porter jugement aucun auprès des intéressés et allez même jusqu'à les défendre dans leur dos lorsqu'un tiers vient à les critiquer. En deux mots, vous êtes juste et bon.
Dans votre rapport à l'autre, n'hésitez pas à renvoyer l'image d'un être moralement parfait. Vous savez vous montrer tolérant, vous l'avez d'ailleurs démontré au paragraphe précédent. Sachez également faire preuve de sensibilité. Vous savez écouter, vos conseils sont précieux. Vous êtes compréhensif et délicat, mais jamais fleur bleue. Attentif et bon enfant, mais nullement mièvre. Vous ne doutez de rien mais n'écrasez personne de vos certitudes. Vous flirtez à l'occasion avec l'idéalisme mais demeurez lucide. Votre sens des réalités ne vous incite pas pour autant à mépriser les rêveurs, que vous encensez volontiers, non sans vous prémunir d'une distance salutaire.
Evidemment, vous vous êtes constitué un bagage culturel irréprochable et profond que vous savez finement mettre à profit au détour d'une conversation sans jamais vous autoriser à briller de mille feux. Vos interlocuteurs vous en sont gré et l'on ne peut que louer votre verve humblement érudite. On encense votre esprit critique et vos analyses pertinentes. On admire la désinvolture avec laquelle vous reconnaissez vos erreurs, que vous assumez généreusement, sans arrière-pensée. Montrez qu'au fond vous vous en foutez. L'on se souviendra de cette complexité désinvolte.
Appliquez tout ce qui précède au monde du travail. Serviable mais pas bonne poire, ferme sans être hostile, confiant et sûr de vous sans aucune condescendance. Si vous n'avez pas de boulot, inventez-vous en un et faites semblant. A ce stade, vous avez acquis et développé un talent d'acteur suffisant à alimenter les conversations du soir avec les divers aléas d'une profession fictive. Contentez-vous ensuite d'accumuler les dettes et de vous suicider plus vite.
Auprès de votre conjoint, soyez le compagnon idéal, le prince charmant des contes de fée, attentif et fidèle. Mariez-vous. Un beau mariage, des noces exemplaires, le plus beau jour de la vie de votre partenaire. Si vous n'avez pas d'enfant, ne faites pas de chichi : reproduisez-vous. Quant à vos gniards, chérissez-les, gâtez-les, pourrissez-les de votre amour sans limite totalement inventé. Démerdez-vous pour que votre disparition révèle un gouffre béant dans le cœur de chaque membre de votre famille. Votre vieille maman doit regretter à jamais le coup de fil dont vous la gratifiiez chaque soir aux alentours de 20 heures. Votre rejeton de six ans pleurera à Noël lorsqu'il s'apercevra que ce n'est pas vous sous le déguisement du vieux Santa.

AVERTISSEMENT :
N'oubliez jamais, ô grand jamais, que sous cette apparence de bon vivant bien dans vos chaussettes, vous restez et demeurez une merde infâme et putride. Vous n'avez plus goût à la vie et réciproquement. Ne vous laissez pas leurrer et rappelez-vous que vous jouez un jeu. Ce type parfait, joyeux, amical, fichtre, ce n'est pas vous. Si vous vous mettez à aimer la vie, vous n'aurez plus envie de vous suicider et vous aurez fait tout ça pour rien. Soyez fort. De la volonté, et ne perdez jamais de vue votre objectif primal : crever et faire pleurer.

Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Narak le Novembre 01, 2008, 14:55:19
Je l'ai trouvé mieux que les autres, j'ai moins senti la volonté de faire rigoler à tout prix.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Décembre 28, 2008, 19:11:48
In Memoriam Eric Arthur Blair.
Posté le 28/12/2008
par Mill

    Il s'était toujours senti double, jumelé à son envers ou son endroit. La terminologie exacte l'avait fuit à jamais lorsque une première lueur de conscience lui avait transmis celle d'un autre, à la fois si proche et si dissemblable que toute interrogation semblait vaine. Il avait fait ses premiers pas au-delà des vagues, en un jardin où ceux qui avaient peau brune se courbaient à son passage.

    L'Angleterre, tantôt d'un vert tangent, tantôt d'un gris taché de bruine, l'avait accueilli ensuite à la manière d'un homme du peuple un peu rude, pis que bourru, ancré dans ses contradictions et son folklore en extinction. L'expérience l'avait marqué. Lui ne se sentait pas à l'aise dans cette île tiède et close, mais l'autre lui recommandait patience.
    Il se rappelait humiliations et vexations de toutes sortes, qu'il attribuait, impitoyable, à son physique à part. Au fond de lui, pourtant, il savait sans savoir que l'autre ne le lâchait pas d'un pouce, qu'il l'avait, sans remords, mené à la torture, à l'automutilation morale sous le douteux prétexte de conventions à respecter, de barrières sociales à préserver, le tout dans l'expectative. Un jour viendrait, semblait lui susurrer cette voix interne, où il pulvériserait serrures et franchirait frontières. Pour l'heure, qu'il se soumette aux étiquettes, il n'en serait guère brisé.
    A dix-neuf ans, le revers de son être desserra soudain son emprise, et profitant de sa chance, il s'enfuit au bout du monde, à la recherche de son île, n'y rencontrant hélas que le reflet souillé de ses souvenirs d'enfant. Il ne souffrit qu'indirectement de l'absence de pression. Son esprit était dégagé et paraissait lui appartenir. Il ne tarda guère à percer l'illusion de cette liberté depuis peu acquise. L'autre n'était plus en lui, mais il le croisait chaque jour, sous une forme ou une autre, dans les rues sans trottoir des villes birmanes. La couleur même de son uniforme de la police impériale ne lui rappelait que trop la force tranquille de son jumeau. Fatigué de Kipling et de ses promesses non tenues d'aventure, de rédemption et de justice, il revint parmi les siens après cinq ans d'inexistence.
    Il ne reconnut qu'à grand peine l'Angleterre et ses implications. L'autre avait récupéré sa position initiale et lui soufflait continuellement des paroles insensées à l'oreille. Et tout autour de lui, le monde évoluait, changeant, ne lui offrant jamais qu'une place d'observateur occasionnel, commentateur public qui ne commentait que lui-même, ou peut-être aussi sa part d'ombre. Il s'aperçut toutefois que le métier d'écrivain ne s'improvise pas, qu'il lui manquait une matière, un insondable fond culturel d'où il pourrait extraire anecdotes, messages et conclusions.
    Divers séjours dans la Cour des miracles lui enseignèrent un autre type de souffrance, et sa quête de douleur ne put prendre fin qu'à sa trentième année. Il n'avait pu tuer l'autre en jouant les vagabonds, n'avait convaincu personne, et surtout pas lui-même, de son caractère bohème. Ayant échoué à sublimer son double pour le refouler ensuite de manière définitive, il résolut de l'exploiter, de lui confier sa vie et son identité.
    Le nom de l'autre, accolé aux titres de ses romans et articles successifs, ne lui apporta ni la gloire ni l'argent. S'il avait passé un pacte, consciemment involontaire, avec ses démons personnels, celui-ci ne valait rien. De plus en plus vide de ses propres émotions, il connut néanmoins l'amour, d'une cause, puis d'une femme, et tous deux, entremêlés, l'avaient suivi en Espagne, dans les rangs farfelus d'une unité sans armes, sur le Front républicain. Car l'autre, celui dont il portait le nom, s'était incarné en une masse d'hommes mécaniques, une armée d'épaules carrées, de mentons droits et fermes, de regards sans pupilles et sans la moindre étincelle. L'idée l'avait même traversé qu'il pourrait ainsi affaiblir son siamois. Mais l'histoire fut ce qu'elle fut et le général ibère, apprenti dictateur l'emporta haut la main.
    Il revint, faussement héroïque, le corps meurtri, mais transformé. Si elle l'habitait encore, sa moitié ténébreuse, il s'en accommodait. Mais la lutte était engagée. Il étudia l'influence de son double à travers le monde, s'épiant pour mieux l'observer, apprenant de lui-même ce qu'il ignorait des hommes, se racontant à l'envi pour appréhender ses semblables. Il noircit des dizaines de pages à accoucher de théories sociales ne décrivant que ses fantasmes, épuisa des litres d'encre à étudier les fonctions les plus implicites du langage, de la politique et de l'histoire, s'attachant à contredire sans relâche chacune des avancées de l'autre.
    Ce dernier n'était pas demeuré inactif. De nombreuses populations l'avaient accueilli en leur sein, l'embrassant avec la fougue d'une tornade écervelée, et la guerre avait succédé à la paix, puis la paix à la guerre. Et entre temps, des chairs avaient brûlé, des os avaient été broyés, des esprits déchiquetés.
    Il avait riposté en immortalisant cette image de grillages et de corps démembrés sous celle, métaphorique, d'un visage piétiné à jamais par une botte militaire. Il avait démasqué son double, lui avait offert un nom, une enveloppe charnelle, et venait de lui parapher un mythe. L'on s'étonna de ce grand frère, paternaliste et fictif, dont le regard n'épargne personne, mais les individus concernés - qui n'en formaient qu'un seul - savaient à quoi s'en tenir. Lorsque la mort lui clôt les paupières, il entrevit son jumeau qui le regardait, narquois. Il avait demandé à être enterré sous son nom de baptême, abandonnant son pseudonyme au bon soin des libraires, éditeurs et critiques. Il mourut triste et en colère, furieux de comprendre qu'il avait rendu l'autre immortel.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Janvier 06, 2009, 19:38:02
Le narrateur isolé
Posté le 05/01/2009
par Mill

    Il avait décidé qu'il n'écrirait plus jamais. Fini, le glissement feutré de la petite bille imprégnée d'encre noire sur les pages à carreaux de ses cahiers d'écolier. Terminées, les séances de jonglage syntaxique jusqu'au petit matin. Achevée, l'insomnie du plumitif. Il composerait dans sa tête, à l'abri des regards et des compromis. Son œuvre n'existerait que pour lui. Sa mort le tuerait deux fois. Il en avait conscience mais en acceptait l'idée avec le sentiment affirmé de contribuer ainsi au maintien de cet équilibre cosmique qu'il était seul à percevoir.

    Il savait qu'il était capable de réciter l'équivalent de centaines de pages glanées dans des romans, des contes et des poèmes, des chapitres entiers sans la moindre erreur de ponctuation. Il s'agissait toutefois de volumes à jamais inédits, dont l'existence immatérielle ne tenait qu'à l'inconcevable fiabilité de sa mémoire. Personne ne lirait jamais ses nouvelles fantastiques, ses enquêtes policières, ces courts textes d'inspiration surréaliste. Ses absurdités littéraires, qu'il appelait nonchalamment ses « œuvrettes » dans le secret de son âme, ne connaîtraient jamais l'examen attentif, et peut-être enfiévré, d'une paire de pupilles.
    Lorsqu'on l'interrogeait à ce sujet, il répondait que l'écriture constituait à la fois un leurre et une prison. « Elle nous transporte, disait-il volontiers, et prétend nous élever. En cela, elle nous promet, avec la superbe que lui procure son irréfutable savoir-faire, de nous affranchir de nous-mêmes. De nos limites, celles imposées par la science, physique, chimie, biologie, cette nature à laquelle nous devons nous soumettre. Mais aussi les bornes que nous nous infligeons. Plus ou moins consciemment. Par atavisme ou par éducation, presque par instinct ou, au contraire, par convention. »
    « Quand j'écris, je réduis les voies de mon esprit à une autoroute rectiligne sur terrain plat. J'égare le sel de mon histoire et me contente d'un squelette sans chair. Où sont passés les subtilités, les nuances, les détails à foison qui pimentaient le récit dans sa version d'origine ? Ecrire nuit à l'imagination là où la lecture tendrait à la développer. Ce paradoxe m'insupporte mais je dois composer avec ça. »
    Et de répéter qu'il n'écrirait plus.
    On s'inquiétait alors de savoir s'il se souvenait de ce qu'il produisait en pensée et cette inquiétude sonnait faux. On l'agressait mollement sur le ton de la conversation polie. Il mentait systématiquement, souhaitant éviter à tout prix d'avoir à réciter ne fût-ce qu'une simple phrase.
    Un jour que l'agression s'était durcie sous les effets conjugués de l'alcool et du mépris de la plupart de ses interlocuteurs, il déclara que l'artiste maudit leur pissait au fondement et qu'il était prêt à leur « lire » une saga de sept cents pages dans la seconde qui suivait s'ils insistaient.
    Ils insistèrent et il s'exécuta. Patiemment et suivant un rythme enlevé, constant, prenant une gorgée d'eau, de bière ou de vodka à la fin de chaque sous-chapitre. Il réclama cinq minutes de pause entre les chapitres dix et onze, afin de soulager quelque besoin corporel, et reprit son récit une nouvelle bouteille à la main. Il sentait qu'il n'avait plus le droit de s'interrompre, qu'on lui avait fait une fleur, ça va pour cette fois... Il devrait ménager sa vessie le temps des cinquante chapitres suivants. A moins qu'un des membres de l'assistance n'exigeât à son tour un entracte de même nature, il était clair qu'il allait passer les deux prochains jours vissé à ce fauteuil en mousse.
    Au matin du deuxième jour, il se leva brusquement au milieu d'une longue phrase descriptive, et, s'il n'interrompit guère son récit, on ne pouvait nier que le demi-soupir qu'implique une virgule s'était attardé plus que de raison. Des sourcils furent froncés, des regards se figèrent, changèrent d'expression. Malgré sa voix de plus en plus éraillée et sa langue pâteuse qui semblait vouloir embrasser son palais à chaque syllabe prononcée, il continuait de narrer, infatigable. Et tandis qu'il relatait, tandis que sa bouche formait des mots que lui dictait une zone bien précise de son cerveau, le reste de son esprit comprenait qu'il n'existait plus en tant qu'être humain à leurs yeux fascinés. L'homme s'était effacé devant sa fonction. On ouvre un livre, on le referme, on le prête, on l'offre, on le déchire, on le jette.
    De plus en plus mal à l'aise, il commença à se dandiner sur ses jambes, d'abord calmement, puis de façon arythmique, comme traversé de spasmes irréguliers. Sa vessie le brûlait. Il se tordait le bas-ventre en grimaçant de douleur, prenant un soin morbide à ne pas altérer d'un iota le fil de son récit et la cadence de son monologue.
    Fatalement, il mouilla son pantalon. Personne n'y prêta attention. Personne.
    Les heures s'étiraient. Doucement, avec l'allure indolente du piéton provocateur qui fait mine de marcher d'autant moins vite que le chauffeur semble pressé. Le temps s'attardait, le narguait. Ses auditeurs lui apparaissaient désormais comme mués en statues de sel et de granite, ne conservant de l'humain que les traits et la morphologie. Pour ce qu'il en savait, il aurait pu s'agir de carcasses de dieux morts. Leurs yeux perdus, parfois exaltés, toujours lointains, lui rappelaient les billes de verre qui constituent le regard des requins. Il ne se voyait pas en eux. Ils ne reflétaient rien.
    Il éprouva une satisfaction purement pataphysique lorsqu'il s'imagina partageant le point de vie intrigué du chat qui observe son maître plongé dans un ouvrage, et se traita d'idiot. Il se rappela qu'il avait peur. L'urine avait séché sur son pantalon de velours, mais la sensation de l'étoffe chaudement imbibée sur la peau de ses cuisses l'avait marqué au fer rouge. Sa bouteille était vide et il n'osait plus demander à boire. Quelque chose dans l'atmosphère lui signifiait très clairement que sortir du récit à ce stade de l'histoire pourrait s'avérer néfaste. Il ne s'aperçut pas qu'il pleurait, tout à son labeur de vaillant narrateur. De fait, nul ne remarqua ses larmes. Il en pleura davantage, incapable, cette fois, de réprimer les sanglots qui menaçaient de s'insérer dangereusement dans le texte de sa voix off.
    Le récit fut achevé le troisième jour, un peu avant vingt-deux heures. Sa voix se brisa sur le point final, mais cette faiblesse lui fut pardonnée. Il s'étira bruyamment, livrant un long râle enroué à la cantonade, mais telle ne fut pas la raison. Pas plus que lorsqu'il esquissa quelques pas malhabiles pour réveiller ses membres, sévèrement ankylosés, puis qu'il but au goulot d'une bouteille trop chaude et trop vide.
    Il reçut un cendrier sur la tempe. On entendit distinctement l'os du crâne se fendre. Il bascula, inconscient, déjà presque mort, s'écrasa sur le sol comme une pyramide s'affaissant sur elle-même, mourut sous les coups silencieux de ses lecteurs trahis.
    On n'aimait pas la fin.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Janvier 06, 2009, 19:39:58
Contrairement à d'habitude, je l'ai lu sans difficulté, sans la tentation de survoler des paragraphes. C'est fluide. Mais au final je regrette ma lecture. Elle ne m'a avancé à rien, je n'ai pas vu d'intérêt et rien ressenti.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Mai 17, 2009, 23:29:10
La part de pizza
Posté le 24/04/2009
par Mill



Je ne sais pas trop comment, ce mercredi-là, on s'est retrouvé rien que nous quatre. En fait, je crois pas que ce soit vraiment important. C'est sûr, d'habitude, nous traînions plutôt à sept ou huit, parfois bien plus. En gros, les mômes de 7 à 13 ans de la cité de Vintimille. Mon frère m'a dit une fois que ce nom lui semblait très « ironique ». Faudrait qu'il m'explique.

En tout cas, ce jour-là, un 4 avril, nous n'étions que quatre. Il paraît que c'est un chiffre magique, parce qu'il y a quatre saisons, quatre éléments, quatre phases de la lune, et j'en passe. Mais je vais vous dire un petit truc : nous étions quatre et il y a quatre parts dans une pizza.


« N'importe quoi. Dans une pizza, il y a autant de parts que tu veux. Tout dépend de comment tu les coupes. »
Ca, c'est mon grand frère qui parle. Il m'énerve, ce con. Il veut toujours avoir raison. Alors que c'est pas possible, puisque c'est moi qui ai raison. Dans une pizza, il n'y a que quatre parts dignes de ce nom. Voilà pour la nuance.
Si tu ne veux pas avoir encore faim après l'avoir mangée, ta part, il vaut mieux qu'elle soit bien grosse. En même temps, le gars qui vend des pizzas, dans la cité, est aussi Italien que je suis Russe : allez savoir ce qu'il met dans sa pâte. Et je ne vous parle même pas de la garniture. Du coup, si t'en manges trop, t'es sûr de tomber malade et de vomir tes boyaux. Ni trop petite, ni trop grosse, la part idéale, c'est un quart de pizza. Pas plus, pas moins.
Et ce jour-là, on était quatre. Ah bon, je l'ai déjà dit ? Je m'en fous. Je fais ce que je veux, c'est moi qui raconte.
En plus, il faut voir qui c'est qui était avec moi. Rachid, avec ses lunettes à moitié éclatées, dont les branches tiennent avec trois bouts de scotch, portait crânement ses dix ans. Pour une fois qu'il pouvait se présenter comme le plus vieux de la bande, je peux vous dire qu'il se la pétait pas qu'un peu ! Et vas-y que je donne des ordres, que je secoue les plus petits, que je parle qu'en gros mots... Heureusement, comme petit chef, Rachid n'est pas vraiment crédible. Trop gentil, trop bonne pâte. Même moi, qui suis plutôt silencieux, comme bonhomme, j'arrive à en faire à peu près ce que je veux. D'ailleurs, dix ans ou pas, un chef qui porte des lunettes, je suis désolé, mais ça ne fait pas sérieux.
Djibril, plus jeune d'une petite année, le lui faisait bien sentir. Lui, c'était la petite terreur. Vachement balèse, le mec. Un jour, je l'ai vu se castagner avec un grand de douze ans. Croyez-le ou pas, il lui a fracassé la gueule. Il y en avait partout dans la cité.
Faites-moi confiance, ce genre de types, il vaut mieux les avoir avec soi plutôt que contre soi. Il réfléchit pas beaucoup mais on peut compter sur ses muscles. Djibril joue toujours les boute-en-train. Il raconte plein d'histoires idiotes, et quand on se fout de sa gueule, il finit par lâcher plaintivement :
« Mais j'vous jure, les mecs, c'est vrai ! »
En général, là, il y a toujours Farid qui balance un truc du genre :
« C'est ça, et moi je suis Nicolas Sarkozy. »
Moi, j'éclate de rire. Parce qu'avec la tronche qu'il se paye, basané et tout, Farid, il ressemble vraiment pas à Nicolas Sarkozy. Pour ne rien vous cacher, il ressemblerait plutôt à Jamel Debouze, avec un peu plus de bras. Sauf que Farid, il cherche pas à faire rire tout le monde sans arrêt. Des fois, ça lui échappe et ça déborde, comme si les mots les plus bizarres se battaient pour sortir de sa bouche. D'un coup, un mot en pousse un autre, et de fil en aiguille, t'as une phrase hallucinante qui se forme en moins de temps qu'il n'en faut pour dire « ouf ! »
Je me souviens d'une phrase particulière qu'il avait lancée dans le vent au hasard d'une discussion sur Dieu et les imams :
« Oh, tu sais, grâce à mon père, je suis plutôt doué en théologie. Mais c'est à cause de lui que je suis nul en tout ce qui concerne la foi. »
Je lui avais demandé de répéter et d'expliquer. J'avais fini par apprendre encore d'autres mots : athéisme, prêchi-prêcha, dubitatif...
Farid connaît aussi plein d'histoires que son père lui a raconté : celle du Vieux de la Montagne et de la secte des Assassins, celles de Sinbad, d'Aladin, d'Ali Baba et des quarante voleurs, les histoires d'Averroès et des mathématiciens arabes qui vivaient en Espagne, ou encore des épisodes de la vie du prophète qu'on ne trouve pas dans le Coran. Lui, il dit que c'est pas forcément faux, que le Coran, c'est rien de plus qu'un livre et qu'il faut à la fois aimer tous les livres et s'en méfier.
En même temps, que ce soit bien clair : Farid n'a que huit ans. C'est un môme, comme moi. Et à mon avis, mon père s'y connaît vachement mieux en Coran et en prophète. Ca fait quand même plus de temps qu'il est sur terre. Il a réfléchi plus de temps et il a vu plus de choses.
« D'accord, dit Farid. Mais mon père à moi, il est plus vieux que le tien, et en plus, il était prof d'histoire quand on vivait encore en Algérie.
- Tu veux dire avant qu'on le vire.
- Ouais, ben on l'a viré parce qu'il enseignait des choses qu'il avait lues dans des livres qui plaisaient pas aux imams, justement. Je trouve ça un peu con. Quand une religion ne tolère pas qu'on la contredise gentiment de temps en temps, ça veut dire qu'elle n'a pas confiance en elle. »
Là, je l'engueule et je me fâche, parce que mon père me dit toujours que le blasphème peut nous envoyer en enfer. Moi, je veux pas y aller. Et ça m'embêterait que Farid y aille juste parce qu'il veut se la péter intello comme son père.

Et ce jour-là, donc, on était ces mêmes gusses : Rachid, Djibril, Farid et moi. Moi, j'ai neuf ans et demi et je porte le prénom du prophète. J'essaie d'être un bon musulman, mais j'aime bien regarder les filles. J'y peux rien, je suis un garçon. C'est ma maman qui dit ça, toujours en levant les yeux au ciel. Si elle ne veut pas que je m'intéresse aux filles, elle n'a qu'à éteindre la télé, masquer toutes les publicités entre la maison et l'école, et brûler les minijupes de ma cousine Fatiah.
Ce qui est sûr, c'est qu'on avait un peu la dalle et qu'on était le nombre idéal de mangeurs de pizza. Le problème, c'est qu'on n'avait, dans nos poches, pas l'ombre d'un centime.
« Alors, demanda Djibril, comment on va faire ? »
Djibril n'a jamais les réponses, mais il sait poser les bonnes questions. On s'est tous regardé, et finalement, Rachid a eu l'idée du siècle :
« On va attendre le prochain épisode. »

Là, y a eu comme un blanc. Rien compris, et toi ? Pas plus. Alors, Rachid a éclaté de son rire de binoclard. Pas trop fort. Sinon, il fait tomber ses lunettes. Mon frère me dit parfois que Rachid n'est « pas vraiment un modèle de spontanéité ». Mon frère, des fois, il dit des trucs qui ont l'air de sortir de la bouche d'un présentateur-télé, mais j'suis sûr que même lui, il comprend rien à ces conn... bêtises.
« Vous êtes teubés, ou quoi ? J'vous vannais, c'est tout. J'faisais comme si on était dans une série, voilà. »
Rachid, quand c'est lui le plus grand, il peut pas s'empêcher d'imiter les grands, jusqu'à leur façon de parler. Même les gros mots, les « ta reum » et tout. Je l'ai entendu répondre, un jour, à la maîtresse qui l'engueulait :
« Z'y va, eh ! La vérité, M'dame ! C'est pas wam ! »
Moi, ça me fait bien rigoler, mais ça amuse pas tous les copains. Farid, il supporte pas. J'parierais ma collection de Pokémon qu'il emplâtrerait bien Rachid par moments, tellement il le gonfle. Là, c'était justement un de ces moments-là. Quand Farid a faim, vaut mieux pas l'emmerder. Oh, c'est pas lui qui vous cassera la gueule, c'est sûr. Même s'il était plus costaud – « Ca, c'est carrément de la science-fiction », dirait mon frère - , il le ferait pas. Farid, il fait pas ce genre de trucs. Par contre, s'il est vraiment fâché contre toi, tu peux toujours courir pour qu'il t'aide à faire tes devoirs. Moi, j'y fous la paix. J'suis sérieux : j'déconne pas avec les devoirs.
« T'es tellement drôle que je serais capable de rire jusqu'à l'Aïd, abruti. »
Rachid a pas aimé. Mais bon, Rachid a des devoirs à faire, comme tout le monde, et pis c'est rien qu'une grande gueule à lunettes. Il a esquivé, m'a regardé en souriant, puis se tournant vers les autres, a déclaré :
« On va fouiller les cachettes des grands. »
Consternation de Farid, enthousiasme idiot de Djibril. Moi je savais pas trop comment réagir. Mon frère se tient plutôt à l'écart des dealers de la cité. Il en a pas peur, faut pas croire. Il les connaît tous assez bien, en fait, et il lui arrive même de taper la discute avec quelques uns d'entre eux quand il rentre du lycée. « Des vieux potes », qu'il m'avoue, quand je lui demande qui c'est. Il m'en dit pas plus mais, à chaque fois, je peux voir à sa gueule que y a quelque chose qui l'ennuie profondément. Je suis pas sûr mais j'ai toujours l'impression qu'il est tout remué du dedans, le genre super triste, vous voyez ? C'est bizarre, parce que mon frère, il est jamais triste à part ça.
Remarque... Ses « vieux potes », on peut dire qu'ils paient pas trop de mine . Je veux dire, ils ont l'air d'être tout le temps hyper fatigués. Peut-être que quelqu'un les empêche de dormir. Que tous leurs parents ronflent ou parlent en dormant. Ou alors ils sont somnambules et ça les réveille.
En plus, ils ont les yeux tout rouges comme sur les photos de ma cousine Fatiah, avec des valises j'vous dis pas, et ils tremblent vachement. Comme si le moindre petit geste exigeait de leur part un effort surhumain. Pourtant, je peux vous garantir qu'ils sont pas crevés du tout. J'en ai vu plus d'un semer des flics en courant dans la cité. Il paraît aussi qu'ils se battent de temps en temps, entre eux ou avec d'autres gars d'autres cités. Mais ça, ça s'passe la nuit, alors j'peux pas dire. J'ai jamais rien vu.
Mon frère non plus. Je crois. Alors pourquoi il veut pas que je reste à côté de lui quand il parle avec ses copains dealers ? Pourquoi est-ce que ma mère les évite dès qu'on risque de les croiser ? Pourquoi est-ce que mon père leur lance toujours un regard de tueur quand il les a sous les yeux ? A la réflexion, ces types me flanquent un peu la frousse.
J'ai aussitôt décrété que Rachid était le dernier des imbéciles et qu'il pouvait aller se faire égorger par qui il voulait, mais que, surtout, surtout, il pouvait m'oublier.
« Comptez pas sur moi. J'ai pas envie de me faire latter. » J'ai dit.
Farid hochait frénétiquement la tête, tout content de pas se retrouver le seul être sensé dans les parages. « Oui ! Voilà, c'est ça. », qu'il répétait. J'crois bien qu'il avait eu une sacrée trouille, lui aussi. Je pense même que, s'il a encore plus flippé que moi, ça n'a rien à voir avec le fait qu'il soit ou non une poule mouillée. Farid, il est pas juste intelligent. En fait, il est beaucoup plus intelligent que nous autres réunis, et à mon avis, y a d'la marge. Y a même eu des fois où je me suis demandé s'il était pas aussi futé que mon grand frère, qui a dix-sept ans. Alors, vous comprenez, Farid il a vu tout de suite, en une fraction de seconde, j'dirais, tout ce qui risquait de nous arriver si on suivait Rachid dans son délire. C'est ce qu'il m'a expliqué, quelques jours après la pizza.
« Ils nous auraient pas tués », qu'il m'a dit, d'une voix très basse. « On est petits, on est arabes comme eux, ils nous connaissent de vue et par leurs petits frères et sœurs. Ils nous auraient pas tués mais il nous auraient marqués ! »
Il a dû comprendre que moi, j'captais rien. Parce qu'il a ajouté :
« Marqués. Un coup de cutter sur la joue, le front, la main si on est chanceux. Le sourire du diable si c'est plus grave.
- Le sourire du diable ? »
J'ai essayé de le cacher, mais ça m'effrayait un peu, son histoire.
« Oui, c'est comme ça qu'on appelle ça. On te tranche la joue au coin de la bouche sur quelques centimètres. On te fait ça des deux côtés et tu finis par ressembler au Joker dans Batman. »
Vous imaginez bien que Rachid nous a pourris jusqu'à la moelle. Il nous a traités de plein de mots dégueulasses, en français et en arabe, nous a crié que nous étions des bébés et qu'on avait peur de tout et de n'importe quoi. Ca a duré quelques minutes puis Djibril lui a collé sa main pleine de doigts sur la bouche. Ca lui a cloué le bec direct, à Rachid. Voilà pourquoi j'l'adore, Djibril : tout en réflexes. C'est toujours l'instinct qui parle, avec lui. Et là, il se trouve que ça tombait pile-poil. Le problème, c'est quand il se met à l'ouvrir.

Bien entendu, il a fallu qu'il l'ouvre.
« D'abord, tu te tais. T'arrêtes sinon j't'éclate. Ensuite, tu nous expliques ton plan. »
Oh, putain... Farid et moi, on s'est regardé avant d'lever les yeux au ciel, les deux en même temps. Si on avait pas eu autant les boules, ça aurait pu nous faire rire. Au lieu de ça, on a commencé à râler un peu, tout pas contents qu'on était. Seulement, bon, y a un truc que vous savez pas sur Djibril. Quand il regarde quelqu'un d'une certaine façon, il se fait toujours obéir. C'est comme si la personne en face savait qu'à partir de là, il a fini de parler. Après ce regard, il cogne. Même Farid, qui en était à le traiter de con, ça l'a calmé d'un coup. Pourtant, ça s'voyait qu'il avait envie de nous laisser. Moi, si j'avais su, à ce moment-là, pour le « sourire du diable », j'peux vous garantir que j'me serais barré vite fait.
Rachid, quand il a parlé à travers les gros doigts de Djibril, il avait l'air largement moins sûr de lui.
« Bon-ben-heu, je connais au moins trois des cachettes des grands d'la cité. Je sais exactement où chercher et comment faire pour tout bien remettre comme il faut. Vrai de vrai. »
Pourtant, j'vous assure qu'il bredouillait et qu'il tirait une drôle de gueule, notre chef à lunettes. A côté de lui, et malgré sa petite taille, Djibril avait l'air d'une montagne.
« Bon. Mais le problème, c'est qu'ils sauront forcément que quelqu'un les a volés. Sûr. Puisqu'il manquera quelque chose. »
Je regarde Farid du coin de l'œil et je vois bien qu'il s'énerve un peu beaucoup. Il est tout rouge et il fait la grimace. J'dirais qu'il a l'air de trouver tout ça très, très con. Pourtant, c'est super logique, ce que dit Rachid.
Sauf que si les « vieux potes » de mon frère se rendent compte que quelqu'un leur a piqué de l'argent, ils vont être furieux. Et s'ils devinent que c'est nous, on va se faire grave massacrer.
Je pense ça très fort dans ma tête. J'aimerais que Rachid et Djibril – surtout lui, en fait – m'entendent dedans la leur. Mais j'ose pas parler, maintenant. Le dernier truc dont j'ai envie, c'est d'un coup d'poing dans la tronche.
« Et si on nous voit ? » a demandé Farid.
Farid connaissait la réponse à cette question et je me suis dit que, s'il prenait la peine de braver les poings de Djibril, ben, cette réponse me plairait pas du tout. Je me suis mis à avoir vraiment les chocottes. Vous savez comment ça fait ? J'parie qu'vous savez – tout le monde sait. Même mon frère. Même mon père. Y a que Dieu qui a jamais peur. Et encore, un jour, Farid m'a dit que s'Il nous avait crées, c'était surtout pour se rassurer.
« On nous verra pas. La vie d'ma mère qu'on nous verra pas ! » a dit Djibril. « J'ai réfléchi, qu'est-ce vous croyez ? On va faire ça tout comme j'vous dirai et ça va marcher. »
Impressionnant, le Djibril, quand il s'y met. Rachid s'était légèrement ratatiné pendant tout le temps qu'il avait causé. Il venait peut-être de comprendre que c'était plus trop lui qui commandait. Ou alors pour la forme. Si on se faisait choper, il serait le premier à prendre cher. Pratique. Pas sympa, mais pratique. Du Djibril tout craché. Il veut bien jouer les patrons, gonfler les biceps et, franchement, il adore se bastonner. Mais dès qu'y a un adulte à l'horizon, faut qu'il puisse se planquer quelque part. Derrière Rachid, par exemple.
Farid et moi, on devait tirer une drôle de tête, parce que Djibril s'est cru obligé d'ajouter.
« J'vous jure, les mecs. C'est vrai. »
« Merde-merde-merde ! » j'ai pensé. « On est mal barré. Tout ça, ça va mal finir, et dans une heure, j'aurai plus de nez. »
Bon, en fait, j'avais raison et j'avais tort. Mais j'vous dis pas pourquoi. Vous voulez pas que j'vous raconte la fin, tant qu'à faire ?

A peine cinq minutes plus tard, on s'est rassemblé tous les quatre au pied d'un des rares arbres de la cité. Rachid, à genoux, grattait la terre entre deux grosses racines. La sueur lui brouillait un peu la vue, alors il a dû s'essuyer les lunettes deux ou trois fois avant de finir son trou. Farid ne tenait pas en place. Il avait les yeux partout, tournait la tête de tous les côtés, des fois qu'un des grands ne surgisse à tout bout de champ. Et il tremblait, oh la la comme il tremblait ! Moi, j'la ramenais pas plus. J'étais debout, à côté de lui, carrément tétanisé. Si un des vieux potes de mon frère se pointait à ce moment-là, jamais je serais capable de bouger. Et rien que cette idée suffisait à me donner envie de pisser dans ma culotte.
Djibril, visiblement, s'en foutait. Penché par-dessus la tête de Rachid, il arrêtait pas de demander si c'était la bonne cour, le bon arbre, les bonnes racines. Et l'autre quatre-z-yeux qui répondait oui, oui, oui, oui. Parce que maintenant, c'était clair et net dans sa tête : s'il trouvait rien, Djibril lui casserait la figure. Il n'avait pas le choix. Il devait absolument trouver un bout de shit, de l'argent, n'importe quoi. La question de savoir ce qu'on pourrait bien faire d'un bout de shit ne se posait pas. Peut-être que Farid l'avait sur le bout de la langue mais rien ne l'aurait décidé à parler. Trop la frousse, quoi.
« Ca y est, c'est bon, a dit Rachid. »
Il touchait du doigt un truc marron, qui ressemblait un peu à du bois, mais en plus lisse. Djibril l'a poussé d'un coup de reins et s'est précipité sur la trouvaille. En deux temps trois mouvements, il a dégagé le morceau, l'a reniflé puis l'a levé en l'air en signe de victoire.
« C'est du shit, les copains ! On va l'avoir, notre pizza. »
Farid l'a empoigné doucement.
« Viens, faut pas qu'on reste ici. On peut nous voir. »
On s'est vite réfugié dans la cage d'escalier du bâtiment D, chez moi en fait. Je savais que ma mère ne sortirait pas de la journée et que mon père et mon frère ne rentreraient pas avant huit heures. J'avais quand même un peu peur à cause des voisins. N'importe qui pouvait passer et nous surprendre avec le shit, et alors là, je sais pas ce que j'pourrais inventer pour expliquer qu'on voulait juste s'acheter une pizza.
N'empêche que j'avais jamais vu du shit avant. J'étais curieux. D'après ce que m'avaient raconté des plus grands que nous, tu dois mélanger le shit avec une cigarette avant de la fumer. Mais ce machin-là, c'était vraiment gros.
« Putain, c'est pas un petit bout ! C'est carrément une boîte d'allumettes ! » qu'il s'est exclamé, le Djibril.
- Ouais, familiale. »
Ca, c'était Farid. Il regardait le petit pavé brun avec mépris. Je voyais bien que ça ne lui plaisait pas.
« A quoi ça sert ? » J'ai dit.
Farid s'est contenté de renifler en baissant les yeux. C'est Djibril qui s'y est collé.
« Tu sais, mon cousin, il fume de longue. Il dit qu'on se sent bien, qu'on a envie de rigoler et qu'on raconte un peu n'importe quoi. Y en a même qui voient des trucs bizarres ou qui se mettent à chanter sans raison.
- C'est comme de l'alcool, non ? Ca m'étonnerait que le prophète approuve. »
Là, Farid a bondi sur ses deux jambes.
« Arrête une fois pour toutes avec ton prophète ! Si tu veux le savoir, il en fumait souvent, lui aussi, du haschisch. C'est culturel, ce truc. C'est comme le vin pour les Français. Mais merde, regardez-les, ces « grands » qui s'envoient ça comme on bouffe des haribos. Ils sont tout mous, ils ont les yeux rouges et ils font rien qu'à glandouiller en râlant sur les « Céfrans ». Tu trouves ça bien, toi ?
- Ca veut dire quoi, « culturel » ?
- Oh, putain... »
C'est marrant comme ce jour-là Farid se lâchait question vocabulaire. Je l'avais rarement entendu parler aussi mal. D'habitude, il cherchait ses mots comme pour nous en mettre plein la vue. Pour une fois, c'était un peu n'importe quoi. Un peu comme quand Djibril lui a répondu, sauf que lui, il cause jamais vraiment bien.
« Z'y va, oh cousin ! Tu nous lâches, on est pas en récré ! Si tu veux pas méfu, c'est toi qui vois, mais nous, on va le goûter avant de le vendre. »
Pis il a rigolé et il a ajouté :
« Pédé. »
Y a eu d'abord un long silence, du genre de ceux que tu sens bien passer. Le genre qui fait tout froid partout. J'ai cru que Farid allait se mettre à pleurer, qu'il allait partir sans se retourner et qu'on le reverrait plus jamais. Puis j'ai distinctement entendu quelque chose se casser, très très loin, et je savais pas ce que c'était. Alors Farid a parlé et sa voix m'a rappelé celle du directeur de l'école. Sauf que Farid, c'est un enfant comme moi, alors j'vous dis pas l'effet que ça nous a fait.
« Petit con, merdeux, morpion invertébré. T'as vraiment qu'un petit pois dans la tronche, et c'est pareil pour Rachid et Mohammed s'ils se mettent à faire exactement tout ce tu leur dis de faire sans réfléchir deux minutes avant de foncer. Tu crois vraiment que tu vas vendre cette merde sans que toute la cité soit au courant ? Non mais t'es con ou tu l'fais exprès ? Tu veux que j'te dise ce qu'il va se passer ? Y a un dealer qui va s'apercevoir qu'un pauvre imbécile lui a fauché son gagne-pain, il va piquer une crise et ensuite, il va se mettre à chercher jusqu'à ce quelqu'un lui dise : " C'est marrant, le p'tit Djibril a vendu du hasch à un étudiant. Aha, t'aurais vu la gueule de l'étudiant ? " »
Moi, ça m'a glacé d'un coup. Rachid, pareil. Djibril, ça a mis un peu plus de temps à lui arriver au cerveau. Mais il est resté con, quand même, silencieux et tout. Je suppose que lui non plus n'avait jamais entendu Farid parler de cette façon. Encore une fois, j'avais l'impression de me faire engueuler par M.Burgala, le directeur. Je peux vous dire que devant lui, y en a pas un pour faire le mariole. Même Djibril, il se tait.
J'ai regardé Farid et j'ai compris que c'était le moment ou jamais de l'appuyer.
« J'ai pas envie de fumer ça, moi. Même la pizza, maintenant, j'avoue que ça me tente plus vraiment.
- Vous êtes marrants, vous autres. On a le shit en main, là ! Qu'est-ce qu'on en fait ? On va le remettre là où on l'a trouvé ou on l'balance ? »
Farid a juste tendu la main.
« Donne. J'ai une idée. »

J'ai pas compris tout de suite. Ce n'est qu'en voyant la porte de l'entrée se refermer dans le dos de Farid que j'ai fini par me dire : « Il va l'leur rendre... Mince alors, il va se faire tuer ! »
J'ai regardé Rachid, qui fronçait les sourcils en se grattant le nez. Il ressemblait à un dessin que j'avais vu dans mon livre de lecture. Il ne lui manquait que les points d'interrogation au-dessus du crâne. Et puis c'est Djibril que j'ai regardé. Il tirait une de ces tronches ! On aurait dit un des méchants de Dragon Ball quand il s'énerve parce qu'il arrive pas à éclater Son Go Ku.
« Z'y, va, les keums ! On peut pas le laisser partir ça comme. »
Tiens, il m'étonnait, là. J'aurais jamais imaginé qu'il puisse se faire le moindre souci pour Farid.
« J'vous parie c'que vous voulez qu'il veut tout s'garder pour lui. »
Ah, j'me disais aussi.
Et là, à les regarder tous les deux, Rachid et Djibril, j'ai eu comme une vision. Quand j'en ai parlé à Farid, quelques jours plus tard, il m'a vissé le fond des yeux avant de lâcher :
« Laisse le prophète en dehors de ça. C'était pas une vision, mais une révélation. Tu as juste découvert une vérité à laquelle tu ne t'attendais pas parce que tu refusais de la voir. »
Il cause bien, le Farid. Je crois que je l'ai déjà dit. Mais comme d'habitude, il a dû s'apercevoir que je pigeais rien. Je ne sais pas si c'est vraiment Allah qui m'a ouvert les yeux, mais Farid, des fois, il est un peu compliqué, comme garçon.
Djibril a toujours été une brute épaisse et stupide, et Rachid, un mouton. Il obéira, quoi qu'il se passe, à n'importe quel tas de muscles et sera prêt à suivre le premier caïd venu parce qu'il ne réfléchit pas plus que Djibril. Voilà ce que j'ai vu à ce moment-là.
Tous deux ont couru vers la porte. Djibril l'a ouverte un peu vite et Rachid se l'est prise dans la figure. J'ai rigolé. Djibril, ça lui a pas plu.
« Quoi ? Ca t'fait marrer ? Tu viens ou j'te défonce ! »
J'ai secoué la tête sans arrêter de sourire. J'ai levé les yeux au ciel. Je me suis mis en route en marchant vraiment lentement. Pour l'agacer. Puis j'ai dit :
« Sinon j'te défonce, ou j'te fracasse, ou bien j'te tue... Tu sais dire que ça, hein, Djibril ? Tu sais pas demander les choses poliment ? »
Je l'ai senti un peu hésitant sur le coup, mais bon, c'est Djibril.
« Viens, j'te dis ! Et grouille, merde !
- Je viens. Evidemment que j'viens. Mais pas parce que tu me casserais la gueule si j'venais pas. Farid va rendre le shit à ses propriétaires et il vaut mieux qu'il y ait quelqu'un avec lui au cas où il aurait des ennuis. »
Ah, ce que j'ai pas dit ! J'aurais sans doute mieux fait de la fermer. Djibril a baissé les yeux, ses doigts se sont mis à jouer avec les plis de son pantalon. Je crois même qu'il tremblait un petit peu.
« Ouais. D'accord, ouais. Mais euh, Farid, il sait parler et tout va bien se passer, non ?
- Je pense que oui, » j'ai dit. « Mais il vaut mieux qu'il soit pas tout seul. On sait jamais. »
Silence. Un peu longuet, en plus, comme silence.
« Bon. Moi, j'y vais. »
Je les ai laissés derrière, dans cette cage d'escalier pourrie, et je ne les ai revus que le lendemain, dans la cour de l'école. On s'est pas parlé. Plus jamais on s'est parlé. Ou en tout cas, plus comme avant.
J'ai couru comme un malade. Farid était parti depuis plus de cinq minutes. Il devait sûrement être en train de discuter avec les dealers.
Je l'ai trouvé, un rien penaud, devant la boulangerie de Nasser, un vieux bonhomme qui passe son temps à fumer la pipe sur les marches de sa boutique. Farid hésitait encore. Ca se voyait. Tant mieux, que j'me suis dit. Puis je me suis rendu compte qu'il regardait vers un immeuble précis. Sans doute qu'il pouvait les voir, de là où il se tenait.
« Farid ! J'ai crié. Attends ! ... Je viens... avec... toi. »
Je suffoquais, j'en pouvais plus, mais quand je l'ai vu me répondre d'un signe, j'ai ralenti ma course. En fait, je me suis tout bonnement arrêté de courir. Mes poumons étaient en feu et je soufflais comme un chien.
« Je suis content que tu sois venu.
- C'est normal. Toi et moi, on est ami.
- Je sais. Je suis content pour ça aussi. »
Et on y est allé. Ensemble.

Un jour, mon frère m'a laissé regarder un western avec lui. D'habitude, il est plutôt du genre à éteindre le poste quand il me trouve devant. Il dit toujours que c'est trop violent et que ça peut me perturber. Du coup, c'est toujours lui qui choisit dans le programme et c'est souvent qu'il m'interdit d'allumer l'écran. « Ce film est une merde infâme et t'as pas besoin de voir tout ce sang. Va lire un livre. » En général, je me résous plutôt à brancher ma Playstation.
Là, c'était différent. Il a regardé le film avec moi et pouvait alors commenter au fur et à mesure en répondant à toutes mes questions. Et vous pensez bien que j'en avais pas qu'un peu, des questions ! Ce western m'a tout d'abord semblé beaucoup plus sanglant que les films dont me parlent les copains. Les cow-boys avaient tous l'air de gangsters ou de clochards, avec leurs barbes de 10 jours, leurs cheveux pas coiffés et cette sueur dégueulasse qui brillait au soleil. Ils tuaient sans rien dire, tranquillement et simplement. Parfois quatre ou cinq personnes en moins de trois secondes. J'étais soufflé. Même le héros de l'histoire avait l'air sale et méchant, mal rasé, jamais souriant. Mais ce qui m'a le plus impressionné, c'est le duel.
Les trois cow-boys se tenaient dans un cercle de pierre, au centre d'un immense cimetière. On nous les montrait parfois d'assez loin, puis carrément de tout près. Du coup, on distinguait parfaitement les rides, les poils de barbe, les gouttes de transpiration et ces regards fixes et mauvais. J'avais presque l'impression de respirer à leur rythme et je me perdais dans ces yeux qui me semblaient sortir de l'image pour me pourchasser jusque dans mes rêves.
J'ai ressenti exactement la même chose en traversant le parking qui nous séparait des cinq dealers. Au début, on marchait comme deux enfants marchent dans leur quartier. Puis ils nous ont aperçus et peut-être ont-ils remarqué que nous ne les lâchions pas des yeux. Alors ils nous ont regardés. Fixement. En plein dans la pupille. A chacun de nos pas, leurs regards durs, mais plus vides encore que ma tirelire. Et ce silence qui s'installait. Ils ne parlaient plus. Ils se contentaient de nous regarder.
« Salam Haleikoum », a dit Farid.
Il s'est touché le cœur du poing droit tout en leur tendant le morceau de shit. J'aurais cru qu'il s'y prendrait autrement. J'ai chuchoté le nom du prophète en baissant les paupières à l'instant même où Farid enchaînait :
« On a trouvé ça. Quelqu'un l'a déterré et l'a laissé tomber. »
J'ai regardé les cinq dealers, qui ont regardé Farid pour se regarder ensuite les uns les autres, s'attarder un instant sur moi, avant de reporter toute leur attention sur Farid. J'avais une furieuse envie de pisser.
« Comment tu sais que c'est à nous ? »
Celui qui venait de parler portait un survêtement Adidas et des Rayban sur le nez. Il ne souriait pas plus que les trois cow-boys mais sa voix ne m'a pas paru hostile. Je suppose qu'il était plutôt content de récupérer son morceau. Je me suis avancé, un peu effrayé, quand même, et j'ai dit :
« Excuse. Je suis le frère de Saïd. Des fois, il parle avec vous et je vous entends sans faire exprès. Alors on s'est dit que si c'était pas à vous, vous sauriez au moins à qui le rendre. »
Derrière les verres fumés de ces lunettes, le type m'a observé pendant au moins deux minutes. Je commençais à vraiment flipper quand il a éclaté d'un rire de détraqué :
« Hé héhééé.... Merci, les mômes. Héééé hé hééé... C'est super. Hé hé hééééé... »
Ca a duré quelques secondes puis tout s'est arrêté d'un coup.
« Allez. Cassez-vous. »
Il a empoché le morceau et s'est remis à causer avec ses copains, comme si Farid et moi, on avait pas été là, devant eux, à ne pas piger que c'était fini, qu'on pouvait partir.
Alors on est parti.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Mai 17, 2009, 23:37:47
Le retour des schtroumpfs sous acide
Posté le 30/03/2009
par Mill

    Ce matin, j'ai trouvé un schtroumpf dans ma boîte de céréales. Grand comme la paume de la main. Une culotte blanche assortie à un bonnet ridicule lui laissait le torse nu, et sa physionomie rondelette, d'un bleu turquoise clinquant, m'a aussitôt ému jusqu'à ce qu' un nœud se forme dans ma poitrine. Je revivais en effet les longues soirées de mon enfance passées à dévorer Peyo, Hergé, Tibet, Roba, toute l'école belge de la BD. Des histoires simples et rythmées, des héros sans défaut, aucune ombre au tableau, aucune ombre tout court.

    Lorsque je me suis aperçu (à ma grande surprise) qu'il respirait, une tendresse débordante s'est emparée de moi, à tel point que des larmes sont venues me lécher le bord des paupières. Je l'ai saisi délicatement, l'ai transporté en douceur, installé sur un coussin. Puis, je suis retourné devant mon bol de corn-flakes.
    J'en étais encore à racler ce dernier lorsqu'un mouvement furtif a attiré mon attention. Je zieute. Rien sur le formica. Je me lève. L'évier étale sa nudité crasseuse. Je profite du voyage pour y déposer bol et cuillère lorsque claque dans mon dos l'une des portes du placard. Je sursaute et me rassure illico. Le petit bonhomme s'est réveillé et il a faim. Il cherche de la nourriture, voilà tout.
    J'entrouvre le placard et, glissant un maximum de miel dans ma voix mal réveillée, murmure :
    « Petit schtroumpf, je ne te veux aucun mal. Dis-moi simplement ce que tu veux manger. »
    Pendant un moment qui me semble bien long, il ne se passe rien. Je m'apprête à reprendre la parole et voilà que la porte s'écrase violemment sur mon appendice nasal. Je sens distinctement l'os craquer et le sang jaillit de mes narines.
    « Ah ! Aïe... aïe... »
    Je hurle, gémis, vocifère. La douleur et le ridicule de la situation me précipitent dans un tourbillon confus. L'impression de tomber dans un gouffre, de glisser dans le néant... Le schtroumpf profite de mon étourdissement pour me vider le placard sur la tête et, si je résiste vaillamment aux assauts répétés des paquets de spaghetti ou des sacs de riz, il faut avouer que les boîtes de conserve ont vite fait d'ébranler mon sens de l'équilibre. Je me retrouve à terre, au milieu des victuailles éparpillées, encore dans le seau lorsque me parvient le cri redouté :
    « Gnap ! »
    Gnap ? Oh, putain de diantre, mais qu'est-ce que...
    « Gnap ! Gnap ! Gnap ! »
    Les cris se répètent à présent à une cadence de cauchemar. Dans la mélasse de mon cerveau, j'ai subitement la certitude qu'il y a plus d'un schtroumpf dans mon placard et que ces petits cons ont dû manger quelque chose ne convenant guère à leur métabolisme. Ma réserve de pilules du bonheur, par exemple.
    Je tente de me relever, glisse sur une boîte de raviolis, m'étale à nouveau sur le lino, reçoit une cafetière sur le crâne. J'ai à peine le temps d'apercevoir une dizaine de petites formes humanoïdes, entièrement noires, avant de sombrer dans un trou sans fond.

    Ca, c'était ce matin. Et là, c'est maintenant, et je suis dans la merde. C'est le feu qui m'a réveillé. Ou plutôt la brûlure. Parce que, vois-tu, quand on te flanque les orteils dans une fournaise, ça brûle. Pire que ça. Ca grésille. La chaleur te mord, te déchire la peau, et les nerfs te démolissent jusqu'à la cervelle. Je ne peux pas crier. Les schtroumpfs m'ont enrubanné de chatterton et je ne peux effectuer que des mouvements limités.
    Autour de moi, une centaine de créatures distordues et sauvages sautillent en poussant des « Gnap ! » haineux et inhumains, quand elles ne me maintiennent pas fermement face à la cheminée. Au prix d'un suprême effort, je parviens à me tordre et à rouler sur moi-même, m'éloignant ainsi suffisamment du foyer pour éprouver l'illusion d'une victoire. Mais je sens déjà leurs petites dents acérées me grignoter les orteils cramoisis. D'autres schtroumpfs entreprennent d'escalader mon corps immobilisé. Certains tiennent des torches minuscules dont ils embrasent mes vêtements et mes cheveux. D'autres brandissent des fourchettes dix fois trop grandes, des couteaux, des aiguilles. D'autres encore n'ont que leurs mâchoires, d'une blancheur démoniaque, étincelante, sur lesquelles danse le reflet des flammes affamées. On m'entaille sauvagement de tous côtés. On me dépèce les cuisses, le ventre, les joues...
    La dernière image à s'imprimer sur ma rétine est celle d'une paire de ciseaux effilés se dirigeant lentement vers mes yeux exorbités. Combien de temps les entendrai-je mastiquer avant de crever enfin ? Combien de temps ?
    Quoi qu'il en soit, je t'en conjure. Si tu as des schtroumpfs à la maison, ne laisse pas traîner tes exta.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: 400asa le Mai 18, 2009, 00:18:12
Mise à part la conclusion qui est à lapider avec des fléchettes imbibées de cigüe et l'intro à laquelle on devrait exciser les seins avec un marteau, d'aucuns eurent confirmés que l'on jà vit pire apéritexte que "le retour des schtroumpfs sous acide". C'est même plutôt sympa (grotesque, débile, improbable, bien qu'un peu déjà-vu).
En fait c'est un peu court. Par là j'entends qu'il n'y a pas vraiment de sens ni de but ni d'idée développée dans ce texte, ou alors j'ai oublié de prendre mes cachets et ça m'a échappé. Et, tout en étant gratuit, ça part pas trop en couille. C'est un peu demi-mou. Ca fait un peu texte de St Con torché en peu de temps sans se relire. Ca me rappelle du Traffic pas en forme (mais ça on s'en fout).

Si un texte pareil est rejeté, cela doit assurément présager une liste de chef d'œuvres en file d'attente.

Le précédent, en revanche, est imbuvable et on y croit pas une seule seconde que le narrateur soit si jeune. J'aurais même préféré lire un pavé en kikoo que ce style qui mélange : "Il veut toujours avoir raison. Alors que c'est pas possible, puisque c'est moi qui ai raison." qui sonne comme une phrase prononcée par un enfant en très bas âge avec : "En même temps, le gars qui vend des pizzas, dans la cité, est aussi Italien que je suis Russe : allez savoir ce qu'il met dans sa pâte. Et je ne vous parle même pas de la garniture." qui sonne plus Robert, 45 ans, au bar, à son voisin.
J'ai vite décroché.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Marquisard le Juin 28, 2009, 15:47:31
ouai, vire les poncifs, les rhymes, décape tout ça un bon coup et il en restera quelque chose bon.

pour enième retour au jardin gnagnagna, en bas de première page, j'avais pas vu la suite
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Septembre 22, 2009, 16:24:20
Suicides de stars : Lupe Velez
Posté le 30/08/2009
par Mill



Qui, de nos jours, connaît la Lupe ? Quel sombre et pénible érudit cinéphilique autre que Tarantino, Goffette ou Tavernier peut se targuer de reconnaître l'ancienne bombe hollywoodienne estampillée Tex Mex, Guadalupe Velez de Villalobos, lorsque le hasard, secondé d'un programmateur kamikaze, nous offre la possibilité d'admirer ses courbes ô combien latines dans les films de Douglas Fairbanks et autres vedettes oubliées du cinéma muet ?

Vous autres, jeunes minots gavés de points com, de bimbos explosives et d'explosions sexy, que plus rien n'étonne puisque vous l'avez déjà vu – pardon, visionné – sur You Tube, au zapping ou en crypté, qui croyez tout connaître sans pour autant savoir l'épeler, je vous sais incapables d'imaginer ce que pouvait bien signifier tourner un film dans l'Amérique du premier vingtième siècle. Hollywood n'a pas attendu Marilyn pour consacrer les pulpeuses, les gamines, les chaudasses. Et encore moins Angelina Jolie, Penelope Cruz ou la terne Scarlett Johansson. Rappelez-vous Fay Wray, la blonde dévastatrice qu'effeuille King Kong dans le film éponyme. Et Paulette Godard, compagne de Chaplin dans la vie comme à l'écran, dont la réputation d'inépuisable bête de sexe excite encore Michael Douglas quand il n'a pas pris sa pilule.
La Lupe tourne dès l'âge de 17 ans et enflamme aussitôt un public avide d'exotisme pour lequel il paraît évident qu'une bonne Mexicaine est une Mexicaine bien roulée. Après avoir éreinté bon nombre d'amants célèbres comme Gary Cooper, Erroll Flynn ou Johnny Weismuller, elle finit par s'amouracher d'un certain Harald Ramond, play-boy de profession – y en a qui sont vernis – qui accepte de l'épouser non sans lui avoir flanqué un polichinelle dans le tiroir. Cependant, le dit Harald abandonne courageusement sa promise quelque temps à peine avant les noces, démontrant par la même occasion qu'il accorde davantage d'importance à sa carrière qu'à sa compagne.
Déchirée, meurtrie, et peut-être également nauséeuse car elle n'a pas dépassé le troisième mois, la Lupe décide de mettre un terme à une existence qu'elle juge trop solitaire, malgré le bébé qui pourrait égayer ses vieux jours – sans compter qu'il y a toujours moyen de se faire du fric avec un enfant quand on a un peu d'imagination. Fidèle à ses penchants capricieux et outranciers, elle met en scène une surenchère d'artifices dont le point d'orgue sera un suicide finalement assez banal. Pour nous rapprocher un instant de la thématique de notre rubrique, il semble indubitable que la Lupe a voulu jouer à la maligne sans se donner la peine de maîtriser nos règles d'or. En d'autres termes, se suicider malin requiert tout de même un minimum de discipline, de préparation et d'effort.
Remarquez que, pour ce qui est de la préparation, la Lupe n'y va pas de main morte. Elle prend d'abord l'initiative de transformer son hacienda en vaste jardin idyllique, se faisant livrer des fleurs par milliers. Du rare, du coloré, du dispendieux en veux-tu en voilà. La grande maison de Strip Boulevard devient une véritable serre aux senteurs de paradis pour qui n'est pas allergique : le cadre idéal pour la transmigration d'une étoile telle que la Lupe.
La diva se plonge ensuite dans un voluptueux bain chaud, parfumé, mousseux, moussant. Oublieuse, à l'évidence, du fait que nulle caméra n'immortalise l'événement, elle renoue sensuellement avec une certaine tradition de l'érotisme humide, posant pour elle-même dans une salle de bains – que dis-je, d'ablutions – digne d'un empereur nippon. Elle se fait ensuite coiffer, maquiller, manucurer à domicile par les mains expertes de véritables magiciens de l'apparence. L'un d'eux va jusqu'à donner la forme d'un cœur à sa toison intime. Un autre ajoute un chouïa de rouge sur les pointes de ses magnifiques nichons. Glamour jusqu'à la moelle, la bandante créature se mue en déesse de l'amour et de la chair. Elle se glisse dans une scandaleuse robe lamée or, chausse les talons assortis, se pare d'une fourrure blanche.
L'actrice assiste ensuite à la première de son dernier long-métrage, Zaza, ensorcelant le public dans la salle bien plus que son personnage à l'écran. Jouant les charmeuses, elle excite une bonne centaine de mâles pour la dernière fois de sa carrière. Son sourire de vamp torride électrise presque autant que le reste de son corps lumineux, et personne ne peut imaginer que cette véritable nova songe sérieusement à se zigouiller.
De retour à l'hacienda, la Lupe s'offre un dernier banquet, moins solitaire qu'il n'y paraît, prenant soin, en effet, d'inviter tous ses domestiques à partager tamales, enchiladas, et autres plats divers typiques de son pays, aussi exquis qu'épicés. L'atmosphère est à la joie, au rire, à la tendresse. Au dire des domestiques, la Lupe se montre chaleureuse et charmante, comme à son habitude.
Le repas achevé, la reine de la soirée se réfugie dans son boudoir, plus fleuri qu'un cimetière anglais à la Toussaint. Elle y rédige son mot d'adieu, qu'elle adresse à ce « cher Harald », se gave de seconal, puis s'allonge enfin dans un lit gigantesque dont la forme oblongue rappelle un cercueil particulièrement douillet, s'appliquant, comme il se doit, à respecter la symétrie axiale jusque dans ses moindres détails. Ainsi croise-t-elle les mains sur sa poitrine de façon à ce que le bouquet funéraire, qui repose entre ses doigts savamment mêlés, émerge délicatement à la lisière de celle-ci, à égale distance des deux divins renflements. Elle clôt ses paupières et fait mine d'attendre. Peut-être s'assoupit-elle un instant ; peut-être n'y parvient-elle pas, à la fois extatique et anxieuse à l'idée de sa libération. Toujours est-il que les piments mexicains ingérés plus tôt dans la soirée n'apprécient que modérément la présence du seconal dans l'estomac de la beauté. En bonne réminiscence d'Emma Bovary, la voilà qui dégobille sur son bouquet, salope la soie ébène de son lit de mort, arrose chaque fleur à proximité. Son corps splendide, parfumé, talqué accueille les torrents de vomi avec la joie canaille d'un Fatty Arbuckle faisant la nique à Miss Rappe. Désespérée d'un tel gâchis, l'estomac tordu de douleur, Lupe Velez se hisse sur ses jambes souillées et se précipite à grandes enjambées vers la salle de bains salvatrice, vomissant à chaque pas de nouvelles flaques de bile et de mangeaille à peine digérée. Parvenue à son but, elle expulse un dernier pâté dans lequel elle ne manque pas de glisser, voltige en avant et atterrit dans la cuvette grande ouverte, le minois bien enfoncé dans une eau qui n'a de vert-de-jade que ce que la licence poétique voudra bien lui laisser.
On la retrouve le lendemain, le cul à l'air, mimant l'autruche apeurée avec cette tête drôlement noyée, qui semble désormais se confondre avec l'ancien réceptacle de ses sublimes déjections. Une tragédie de cette ampleur nous incitera à conclure qu'il ne faut pas se suicider plus haut que son derrière, aussi joli soit-il.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Septembre 22, 2009, 16:24:48
(ça aurait plus vite en citant un lien : http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/Dossiers/Lupe_Velez)
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Yog le Septembre 22, 2009, 16:41:36
Tout est dans la mise en scène, enfin.
Il ne manque que des gommettes et ça fait un joli final d'anniversaire.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Octobre 02, 2009, 20:17:39
Le meurtre n'est pas une science exacte.
Posté le 25/04/2009
par Mill



A l'époque, je vivais une double vie de dépressif à temps plein. Marié jeune et papa à 26 ans, j'échouais à trouver un boulot stable et profitais de mon emploi du temps pour le moins flexible pour torcher le minot et assurer la logistique des courses et du ménage tout en m'accordant de fréquentes séances d'écriture. Quand il m'arrivait de bosser, le taf puait jusque dans son essence même. On me payait au lance-pierre, quatre fifrelins vite dépensés, et chaque jour qui passait m'enfonçait dans un spleen de plus en plus profond.


A côté de ça, je me défonçais. Grave de grave. Dans les 8 à 12 pétards chaque nuit. J'écrivais sur le balcon, une couverture sur les gambettes et j'enchaînais joint sur joint, parfois une clope, histoire de varier, et sans doute aussi pour faire durer la nuit. Ma femme l'ignorait. Personne ne savait. Je dormais peu, insomnie oblige – pour les mauvaises langues, insomniaque, je le suis depuis tout môme, rien à voir avec le teuch, la beuh et mes couilles sur ton nez – et disposais ainsi d'un prétexte impeccable pour justifier mes cernes moites et mes appétits nocturnes.
Je fumais parce que j'aimais ça. A tout point de vue : le goût, l'effet, l'émiettement, le jeu manuel qui consiste à bâtir un petit cône de papier en feuille de bible. J'en aimais le rituel, mais j'adorais la défonce, l'esprit qui s'engourdit tout à coup, puis qui s'évade sans crier gare, et que j't'emprunte la voie freudienne, ou au contraire j'extrapole, je paradoxe, je m'envole et me prose.
Avec ça, j'érigeais un nuage de fumée – au sens propre comme au figuré – entre le gâchis de ma vie, ou ce que je percevais comme tel, et ce moi fatigué que je traînais comme un étron accroché à mes Clark's.
La nuit, lorsque femme et enfant sombraient dans le chaos rassurant de leurs rêves égoïstes, je sortais faire un tour. Je marchais jusqu'aux Halles. J'y achetais du shit. Je m'envoyais deux spliffs sur le chemin du retour, écrivais ensuite des textes sans queue ni tête jusqu'à cinq heures du mat'. Je me levais toujours à temps pour amener le fiston à la crèche, revenais me coucher vers neuf heures, me rendormais jusqu'à midi.
Je répétais ce manège une à deux fois par semaine. Il arrivait que Châtelet grouillât de pandores. Ces soirs-là, pas moyen de dénicher le moindre dealer. Je me fendais alors d'un aller-retour Châtelet-Nanterre et revenais invariablement satisfait de la transaction. On peut dire ce qu'on veut sur les gars de la cité de Nanterre, mais question « bizness », y a pas plus réglo. Et pour enfoncer le clou, y a pas plus prudent.
T'arrives sur les lieux, tu longes un bloc d'un pas assuré, histoire de montrer que tu te sens en confiance dans une cité de banlieue, donc affublée des clichés habituels : violence, racket, tournante et gnagnagna. Tu marches, donc, et là, tu croises des gamins qui jouent aux cartes, au foot, à pigeon-vole, rien à foutre, et l'un deux te dit, péremptoire :
« Toi, tu es Rose. »
Tu captes tchi. Evidemment, la première fois, tu piges que dalle. Mais le gniard n'a rien d'un Morphéüs, et toi t'es pas Néo pour deux ronds, alors tu demandes des précisions. Tout en te traitant de bouffon, le mioche t'explique, avec sa voix flippante d'adulte étiré, que c'est le terme « Rose » que tu dois retenir. Tu poursuis ton bonhomme de chemin.
Deux blocs plus loin, un mec te demande qui tu viens voir. La lumière se fait soudain dans ton esprit, et là, avec l'impression jouissive d'avoir intégré une organisation criminelle occulte, tu réponds :
« Rose. »
Le gars ne daigne pas répondre. D'un geste souple, il te désigne une entrée d'immeuble à environ trois cents mètres. T'y vas. Tu rentres. Un autre mec semble t'attendre depuis la nuit des temps.
« Combien ?
- 20 grammes.
- 50 euros. »
J'hallucine. J'achète. Je me glisse le morceau dans le trou de balle, prends congé de mon nouvel ami, « Rose », rejoins rapidement la rue. Ca se passe toujours vite et bien. Ca s'est toujours bien passé. Sauf la dernière fois.
Je me dirigeais vers la gare. Mon anus me démangeait, comme il se doit. J'avais pourtant pris soin de glisser le bout de shit dans un préservatif rempli de coton. Entre parenthèses, je précise que grâce à ce procédé, je suis passé au travers de nombreuses fouilles au corps sans jamais saigner du cul. Mais ça gratte un chouïa.
J'avais fait la connerie d'opter pour une voie détournée : une allée entre deux immeubles, dépourvue d'éclairage, qui semblait déboucher sur une placette située pile poil en face de la gare RER.
Je pénètre donc la pénombre, sifflote un air de Monk pour jouer les désinvoltes, les poings serrés au creux des poches d'un cuir au dernier stade de la décomposition, et là, un bruit sourd, régulier, pesant dans mon dos. Je ne me retourne pas, j'accélère le mouvement. Mon pied droit heurte une barre de fer. Je la chope au passage, ça me ralentit. Derrière moi, l'autre marche plus vite. Cinq ou six pas encore avant la sortie. De la lumière. L'espoir fait vivre et la trouille donne des ailes. Je me mets à courir.
Ma course est stoppée net par une 125 mètres cube que chevauche un gaillard d'environ 120 kilos de muscles dont j'imagine qu'il ne verrait aucun inconvénient à ce que mon palpitant lâche d'un coup et qu'on en parle plus. Il démarre sa bécane. Ca pétarade, ça vrombit, ça me fonce dessus. L'idée me traverse que je dois puer la terreur à trente bornes. Pourtant, je brandis la barre de fer et l'agite d'un air menaçant.
Surpris, Conan le motard ralentit. Il se met à me tourner autour et je perçois son sourire sardonique que vient éclairer par intermittence le lampadaire qui jouxte la petite place. Pris d'un pressentiment, je me retourne et me retrouve nez à nez avec un rasoir à l'ancienne. Le genre qu'utilise Clint dans les films de Leone, les rares fois où il entreprend de se raser. Vous voyez le topo ? Mais si, cette longue lame plate et tranchante, si fine qu'elle couperait un moucheron en plein vol si elle ne me caressait présentement la pomme d'Adam avec ce léger tremblement facétieux caractéristique des grands timides.
« File ton shit. Lâche la barre. »
J'obéis, pour la barre, laquelle résonne abominablement dans ce désert banlieusard. J'ai froid. J'ai l'impression qu'on va me tuer. Pour de vrai.
L'autre, apparemment, ça le rassure, ce lâcher de ferraille. Il prend ses aises, reporte son attention sur le connard à moto, lui crie quelques mots que je ne comprends qu'à peine mais dont je perçois toutefois l'essentiel : « Ramène-toi, c'est dans la poche. »
C'est là qu'il se met à hurler. Ca me surprend autant que lui, que vous, peut-être. Il se trouve que je n'y ai pas réfléchi. C'est venu tout seul. Un réflexe inattendu qui ne s'est jamais répété depuis. Les doigts de ma main droite se sont sauvagement refermés sur son appareil génital, que je comprime, serre et resserre, tord et retord, triture, ensanglante, tout en le désarmant de la main gauche. Il n'oppose aucune résistance. Je ne m'en étonne pas. Ce qui me turlupine, c'est le calme avec lequel j'accomplis ces gestes de brutasse.
Je lui lâche les roubignoles et il s'effondre en gémissant. L'enculé à moto vient de pousser sur le champignon. Dans trois secondes, ces roues me découpent en deux. Je plonge aussitôt sur le côté, l'entends grogner et déraper trois mètres plus loin. En me relevant, je constate qu'il a failli se vautrer comme une grosse merde.
Là encore, sans réfléchir, je me jette sur la barre de fer. Je l'entends rappliquer, mais cette fois, je sais ce que je dois faire. Ca ne s'explique pas. Appelez ça l'instinct, le côté obscur de la force, le ça, ou le subconscient, foutredieudemerde, on ne se connaît jamais assez.
Lorsque l'autre me frôle à nouveau, j'enfonce brutalement la barre de fer dans les rayons de sa roue avant. Une intense douleur me traverse le bras, du bout des doigts jusqu'à l'épaule. Putain de contrecoup !

Toujours est-il que le gars fut éjecté de sa moto, dont l'arrière se souleva brusquement pour se retourner intégralement et se fracasser sur le dos. Le motard lui-même atterrit à quelques mètres, également sur le dos. J'entendis un craquement que je jugeai sinistre. Un bruit que j'eusse apprécié dans un film, un son hideux qui m'aurait fait rire dans Evil Dead ou Saw. La nuque ? La colonne vertébrale ? Le crâne ?
Le gars aux testicules broyées délirait dans son coin. Je pense qu'il ne s'était aperçu de rien. Pour ma part, je ne tâtai aucun pouls, n'appelai pas police-secours, n'accomplis aucun acte noble et désintéressé, ne songeant finalement qu'à ma peau.

A ce jour, j'ignore encore si j'ai buté ce connard. Légitime défense, me direz-vous, et je suis le premier à m'en rendre compte. Mais si j'ai besoin de coucher par écrit cet épisode de ma vie, c'est pour une raison précise, glaçante, horrible. Lorsque j'ai enfoncé mon glaive de pacotille dans le fourreau de sa roue avant, je me souviens parfaitement de l'explosion de haine qui, l'espace d'un court instant, m'a fait souhaiter qu'il meure. Là, sous mes yeux et sur le champ.

Depuis, je plante mon herbe et j'essaie d'oublier.


Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: glopglop le Octobre 02, 2009, 21:41:05
J'aime bien Mill, il écrit un peu comme moi, en beaucoup moins bien.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Octobre 03, 2009, 12:13:52
J'ai un ticket avec les trav'.
Posté le 20/07/2009
par Mill


Pourtant, je devrais déjà être au courant, depuis le temps que je promène mon joli p'tit cul de beau mec mal gaulé sous le nez des tantouzes. Au fond, je commence à me connaître, non ? Enfin, quoi ! C'est pas la première fois qu'il me tombe une aventure de derrière les fagots.

Pourtant, je devrais déjà être au courant, depuis le temps que je promène mon joli p'tit cul de beau mec mal gaulé sous le nez des tantouzes. Au fond, je commence à me connaître, non ? Enfin, quoi ! C'est pas la première fois qu'il me tombe une aventure de derrière les fagots.
Faut croire que ça m'plaît. Que j'suis un navigateur et cette ville mon océan. Je vais d'escale en escale, et la nuit, j'arrive pas à lire ma boussole, mon compas ne fonctionne plus et je perds mon pied marin. Surtout quand j'ai bu. Et fumé. Comme c'était le cas il y a trois jours.
Trois heures du mat' et des bananes mal épluchées. Je quitte l'appart' d'un ami d'amie, prétextant qu'un peu de marche me remettra les idées en place.
« Reste là. T'as qu'à dormir sur le canap' et demain, p'tit déj' tranquillou. D'ailleurs, il reste des bières au frais. »
Que nenni, je disparais, me barre et mets les bouts, plongeant dans l'obscurité toute relative d'une ville moderne donc percluse de réverbères, néons, façades et vitrines éclairées. M'en fous. La pénombre, je l'ai en moi. Surtout à quatre grammes.
Comme d'habitude dans ces cas-là, je multiplie les détours de toutes sortes, emprunte telle ruelle affamée plutôt qu'une somptueuse avenue, change douze fois de trottoir, parce qu'éternel indécis, grille cigarette sur cigarette pour entretenir la toux chronique qui me confère ce charme unique de Barfly nicotiné.
A l'angle d'un recoin, je remarque un mouvement, un peu à l'arrière-plan de la buée d'alcool qui me brouille légèrement la vue. Je reviens sur mes pas : une pute. Je check mon paquet vide et m'avance sans me poser de questions, vierge d'interrogations, pour ainsi dire.
« Excusez-moi, vous auriez une cigarette à me dépanner ? »
Je bloque sur ses longues et fines gambettes, qui émergent d'une petite jupe à volants, et ne parviens que difficilement à détacher mon regard de ce fantasme au demeurant fort banal lorsqu'elle me rétorque :
«Bien soûr. Attends oun po. »
Apparemment, c'est « il » qu'il faut dire. Mais j'y peux pas grand chose. Cette voix et ces jambes, qui semblent si bien se contredire, me persécutent tant elles transpirent la féminité. Miracle hormonal et / ou chirurgical, il me reste assez de jugeotte dans mon état d'ébriété pour me dire que l'alcool y est forcément pour quelque chose.
La fille – à cette instant, j'ai affaire à une fille, et bandante en plus, un vrai délice – se lève, me saisit le bras en me tendant la tige, puis roucoule :
« Allez, viens. Tou mé raccompagnes. »
Je sens mon esprit se caler en observateur. Mon corps agit tout seul et mes paroles s'accordent sans effort aucun à celles de mon interlocutrice. Elle chantonne. Je chante avec elle. Elle me demande mon nom. Je réponds sans mentir. Je lui demande le sien, j'ai droit à son nom de scène, le type même du pseudo coquin qui commence et s'achève par la même lettre. Bref, je suis très clairement en train de flirter avec un travelo.
Un peu plus loin, nous nous asseyons dans un coin d'ombre et continuons de deviser sans façon tandis qu'elle m'empoigne le sexe à travers le pantalon.
« C'est un peu inattendu.
- Quoi donc ? »
La structure métabolique de l'engin paraît lui convenir. Elle déboutonne ma braguette et me caresse à même la peau. Mains expertes, gestes précis, efficaces. Je durcis à vue d'œil.
« Ben... Tout ça. Nous, ici.
- Ah ? Et ça té plaît pas ? »
Les volants de sa micro-jupe révèlent le haut de ses jambes. J'ai beau scruter, je ne vois pas le moindre poil. Ses cuisses brillent d'un éclat lisse et galbé comparable à celui des danseuses d'un clip de rap. Je n'arrive pas à croire qu'il y ait, sous ses maigres apparats, le même type d'anomalie qu'elle astique à l'instant même de ses mains fraîches d'homme manucuré.
Elle m'embrasse et devient aussitôt un garçon. J'ai senti la moustache. Le baiser a duré, quoi ? Trois, quatre secondes. Amplement suffisant : je l'ai imaginée nue et dans l'instant qui a suivi, deux e finaux ont été définitivement éjectés de la phrase que tu viens de lire.
L'état de ma bandaison s'en ressent illico. Il le sent. M'embrasse à nouveau en activant le mouvement niveau bas-ventre. Hélas pour lui – et peut-être aussi pour moi – le processus enclenché semble irréversible. Il me propose alors de finir la nuit chez lui. Je ne veux pas le froisser. Pas après avoir autant lorgné les jambes de la fille qu'il habite. C'est pourquoi je cherche soigneusement mes mots, que je finis par lâcher d'un bloc.
« Je vais être franc et honnête. Tu me plais. Mais je n'ai jamais fait ça avec un mec. Et je pourrais être... décevant ? Ouais. Décevant. »
Il ou elle interrompt son geste, ce qui m'irrite un tout p'tit peu, je dois l'admettre. Tout en jetant un furtif coup d'œil au haut de ses cuisses, je songe un instant que je lui jouirais bien dans la bouche, à cette salope. Je rebande timidement. C'est elle qui, sans le vouloir, me tire de ce mauvais pas en remarquant :
« Mais, yé té plais, no ? »
J'aurais pu répliquer que ça ne voulait rien dire. Que ramené au niveau le plus bas de l'échelle animale par les efforts combinés de la fatigue, de l'alcool, du shit, de l'iconographie socio-sexuelle en vogue de nos jours et de ma folie toute personnelle, je ne voyais en elle qu'une image glacée. Que j'avais été hypnotisé par ses jambes parfaites, sa mini aérée très film x américain des années quatre-vingt-dix, la perruque à boucles blondes. Que formaté par le fétichisme induit par les centaines de photos coquines ou salaces entrevues depuis deux décennies, hanté par l'érotisme mou de notre environnement audiovisuel quotidien, aggravé par la lecture fiévreuse de Manara, Serpieri et autres Crepax, je n'avais pas rencontré une personne, mais une poupée plus vraie que nature.
Sauf que c'était un mec et que ça ne cadrait plus.

Un peu plus loin, je suis tombé sur un autre travelo. Pour le coup, on ne pouvait pas se tromper. Massif, épaules carrées, le menton trop prononcé pour être honnête. Evidemment, sans même m'émouvoir d'une telle redondance, je m'empresse de lui demander un clope. Sa main se pose sur mon sexe.
« J'en ai chez moi, si tu veux. »
Je souris, l'air désolé.
« Petit un, je suis pauvre. Petit deux, vous pouvez constater par vous-même que je ne suis pas vraiment ce qu'on pourrait appeler un bon coup. »
N'empêche que j'ai un ticket comac avec les trav'.


Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Octobre 11, 2009, 15:20:52
Il faut se suicider malin - Le bon endroit au bon moment.
Posté le 25/07/2009
par Mill

    Selon des sources bien informées, Deng Xiaoping, dernier dirigeant historique de la Chine communiste, demanda sur son lit de mort au moins gauche de ses bras droits s'il était capable de décrire la couleur des flatulences qu'il ne cessait de libérer sous les draps déjà puants, au grand dam des infirmières et, semble-t-il, du décorum qu'exigent de telles circonstances. Interloqué, le plus adroit des bras gauches de Deng Xiaoping cita maladroitement une synthèse inédite de Lao Tseu et Confucius, qu'il attribua – comme pour mieux piétiner le plat dans lequel il avait mis les pieds – à Zhou Enlai, ancien mentor et protecteur du mourant. Celui-ci, assurément imprégné de cette sagesse trois fois millénaire qui force les Chinois à cligner des yeux en permanence, mourut sans apporter de réponse à l'interrogation scabreuse citée plus haut, dans laquelle chaque personne présente avait cru percevoir l'illusion d'une promesse de vérité absolue, le reflet d'un soupçon de révélation sur le secret d'une indéfinissable éternité ou quelque chose d'à peu près aussi abscons, démontrant ainsi à notre comité de rédaction qu'il avait parfaitement assimilé l'idée présidant aux règles d'or d'Il faut se suicider malin, à savoir, faire chier les vivants.

    Cette anecdote, évidemment certifiée et vérifiée par la CIA, le Mossad, Interpol, Julien Courbet, l'AFP et Clark Kent, invite à considérer la malice du vieux bridé – dont on se remémorera la mansuétude la larme à l'œil et la morve au groin, notamment lors des événements de Tian An Men – selon la règle d'or numéro 2, que j'énoncerai comme suit, selon des vers empruntés à un vieux Tibétain qui n'avait de bouddhiste que le crâne rasé et la doublure orange du bomber's :

    Si faire chier les vivants tu dois,
    Le bon moment tu choisiras.
    Il en ira de même pour l'endroit.

    Je pense que vous avez pigé le principe. Vous voulez mourir ? Soit. Mais d'abord organisez-vous. Ne foncez pas tête baissée vers votre destin funeste, qui, a priori, devrait vous attendre sans sourciller (ou alors je ne m'appelle plus Margaret). Il vous faut un plan, un timing, une parfaite connaissance des lieux que vous allez souiller de votre mort insipide afin d'infliger un maximum de dommages aux êtres qui vous sont chers – s'il vous en reste bien sûr, sinon nous sommes disposés à vous en louer un.
    Songez un instant à ce qu'on nous serine habituellement à propos des fêtes de Noël lorsqu'on prétend jouer les cyniques et renverser la vapeur : « Tu savais que c'était le soir de Noël qu'il y avait le plus de suicidés ? Si j'te l'dis... » A ce stade de la conversation, « on » attend probablement de vous que vous arboriez ce qu' « on » aime à qualifier de « mine de circonstance », que vous accompagnerez de certains signaux de type facial qu' « on » pourra identifier sans trop d'effort comme relevant de la reconnaissance pure et nette, voire, carrément, de l'admiration envers ce geyser de science infuse dont « on » se plaît à asperger ses relations – franchement, suicidez-vous sur le champ ne serait-ce que pour qu ' « on » ferme sa gueule.
    Je pose néanmoins la question : faut-il déplorer les suicides de Noël ? Bien sûr que non, sale rejeton de parthénogenèse aléatoire. Le suicide, par principe, force le respect. Ne nous débarrasse-t-il point, en ces temps de crises, d'estomacs qu'il faudrait nourrir, d'enfants qu'il faudrait vêtir, de chômeurs qu'il faudrait fliquer ? Se tuer au réveillon, donc, pourquoi pas ? D'autant plus que votre décès volontaire offrira un majestueux contraste par rapport à la jovialité ambiante, cette belle et néanmoins putride atmosphère de guimauve aux tons rouge et blanc sponsorisée, entre autres, par Walt Disney et Coca-Cola. Rien ne vous interdit pourtant de faire dans l'original. Soyons clairs : le marché des suicides de Noël est déjà saturé depuis belle lurette. Vous croyez peut-être que le monde entier va se tourner vers vous pour vous plaindre et vous regretter ? Putain de diantre ! Vous m'étonnerez toujours.
    Toutefois, s'il subsiste en vous un reste de cet immondice que l'on ose appeler foi chrétienne, montrez-vous démoniaque et tirez-vous une balle pendant la messe de minuit. Démerdez-vous pour que votre cervelle atterrisse sur la robe blanche du prêtre et pour que votre sang éclabousse les enfants de chœur.
    Quoi qu'il advienne de votre corps, vous n'ignorez pas que le suicide condamne votre âme aux flammes de l'enfer. En d'autres termes, foutu pour foutu, gâchez-leur la vie. Montez un club de Suicidés de Noël, par exemple, et décimez-vous simultanément : prenez d'assaut les confessionnaux, laissez choir les cadavres (qui plus est damnés aux yeux des bigots) sur les présentoirs farcis de cierges, encombrez les allées, les sièges et les prie-Dieu de macchabées suintant la mort et le sordide. Il y a franchement de quoi s'amuser. Un jeune enfant – ou un nain, ou notre Président – pourrait par exemple profiter de sa petite taille pour se noyer dans le bénitier.
    Si vous vous fichez comme d'une guigne de la messe et des curetons, rattrapez-vous sur les mômes : déguisez-vous en père Noël et pendez-vous au milieu du salon. N'oubliez pas de disposer leurs cadeaux à vos pieds. Vous pouvez également vous arranger pour vous coincer dans la cheminée, toujours grimé en vieux Santa, peu après avoir ordonné à votre aîné d'allumer un bon feu. Vous souffrirez un chouïa, je vous l'accorde, mais pas autant que votre progéniture, à laquelle il ne suffira pas d'une vie pour supporter le fardeau de son parricide. N'hésitez pas non plus à instrumentaliser les éléments de décor, tels que guirlandes et luminaires, pour accentuer les aspect les plus macabres de votre mise en scène. Faites-vous aider, si besoin, par un collègue suicidaire, et devenez sapin de Noël, enrubanné de barbelés aux couleurs vives et festives, des petites LED multicolores plantées à même la peau couverte de sang, et à vos pieds enracinés, des paquets à l'emballage imbibé d'un rouge tuberculeux. Dommage que vous ne soyez plus en mesure d'apprécier l'expression d'horreur et d'incompréhension qui s'emparera de vos enfants, ni de savourer sur le long terme le merveilleux traumatisme que la découverte inattendue de votre cadavre apprêté n'aura pas manqué de provoquer dans leur âme innocente.
    Maintenant, je voudrais qu'on oublie Noël quelque temps. Je suppose que les rares idiots qui ont suivi cet argumentaire à deux balles ont fini par saisir l'intérêt de la chose : il faut balancer son suicide au nez et à la barbe des gens, qui ont toujours mieux à faire, et si ça les met en retard, c'est toujours ça de pris. Rappelez-vous les kamikazes du Word Trade Center. Les mecs étaient partis pour se trancher les veines avec de pauvres cutters, quand l'un d'entre eux a exprimé l'idée de génie dont nous subissons encore les conséquences géopolitiques. Non contents d'entraîner dans la mort une quantité remarquable de gens qui ne leur avaient absolument rien demandé, ils offrirent à tout gouvernement qui se respecte la possibilité de devenir une dictature en puissance, puisque lois sécuritaires, mesures liberticides, élections de crypto-fascistes, et j'en passe. Croyez-moi, le suicide des terroristes du 11 septembre, c'est du sérieux, du lourd, du grand, du beau. Ca frôle le génie ! L'incident n'était pas terminé qu'il suscitait déjà des vocations au sein même des bâtiments en flammes. « It's raining men, alleluya », semblaient chanter les apprentis zoziaux qui préférèrent la chute au feu. Lorsque le suicide devient épidémique et favorise le mimétisme, je me dois d'applaudir des deux mains. Encore bravo, messieurs les kamikazes.
    Tout le monde, hélas, n'a pas les moyens de se payer un billet d'avion, et encore moins pour New York. Or, nous avons toujours tenu à maintenir le suicide à un niveau financièrement abordable. Si vous êtes pauvre et que vous persistez à jouer les terroristes barbichus, louez un ULM et crashez-vous sur la tour Montparnasse. Pensez à vous remplir les poches de nitroglycérine, sans quoi je doute que vous inspiriez autre chose qu'une bonne tranche de rigolade.
    Le meilleur conseil que je puisse vous donner, pardon, vous vendre, c'est de rester simple. Pas de fioriture, de surenchère, de bling-bling. Vous venez de vous engueuler avec votre gonzesse ? Surtout ne vous réconciliez pas. Argumentez toutefois quant à sa responsabilité dans l'affaire. Culpabilisez-la. N'hésitez pas à verser des larmes tout en l'assurant d'une voix faiblarde qu'elle n'y est pour rien et que « tout ça n'a rien à voir ». Attendez ensuite le moment crucial, lorsqu'elle est sur le point d'implorer votre pardon. Vous le devinerez à son sourire, ses vêtements, notamment la longueur de sa jupe. Testez-la en fixant un point invisible sur le papier peint du salon. Répondez « ça va ! » d'une voix à la fois triste et agacée tout en repoussant ses caresses à la manière d'un petit garçon. Si elle réprime un sanglot et s'obstine dans ses tentatives, suicidez-vous sur-le-champ en lui laissant un mot vengeur. Efficacité garantie : sa vie est gâchée pour un sacré bout de temps. Je vous parie au moins cinq ans de Stilnox contre un siège éjectable sans parachute qu'elle est bonne pour vingt ans à tâter du divan.
    J'oubliais un détail : vous n'avez pas de copine, de femme, de conjoint. Il fallait s'y attendre : vous êtes une merde. Sachez que ces méthodes de torture psychologique posthume peuvent s'adapter à vos parents et amis. Les motifs d'engueulade sont différents, voilà tout. Rappelez-vous chacune des rancœurs accumulées, depuis le jour de votre misérable arrivée dans ce monde, à l'encontre de vos géniteurs, éducateurs, professeurs, baby-sitters, patrons, collègues, voisins... Revoyez l'historique des petites haines et des vilains regrets que vous leur devez. Piochez dedans, provoquez un drame familial – ou socio-professionnel, hein, vous verrez – en vous positionnant comme l'une des victimes avérées, puis suicidez-vous dans un endroit sacré lié à votre enfance : je propose le lit de vos parents ou la petite pièce sombre, sous l'escalier, dans laquelle ils avaient coutume de vous sodomiser pour vous punir ou vous récompenser, selon vos goûts, votre humeur et vos orientations sexuelles. S'ils survivent à ça, vous aurez tout de même la satisfaction de savoir qu'ils finiront leurs jours dans une étouffante moiteur imprégnée de folie. Un père ou une mère persuadé(e) d'être le ou la responsable direct(e) de la mort de son enfant... Couilles de fichtre ! N'hésitez pas à vous faire plaisir : à ce rythme, vous abattrez toute la lignée en moins de temps qu'il ne faut à un Belge pour dire Jean-Philippe Smet.
    Flûte, reflûte et clarinette ! Un second oubli : vous n'avez personne. Vous n'êtes qu'un visage anonyme perdu dans un vaste jeu de miroirs reflétant d'autres visages qui ressemblent au vôtres. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre... Disons juste : des amis, vous ? Trêve de billevesées. Vous êtes seul, il faut vous y faire, il faut que je m'y fasse, nous sommes ensemble dans la même chaloupe.
    Puisque personne n'a la malchance notoire de partager votre quotidien, de près comme de loin, sans doute va-t-il falloir vous résoudre à faire du social, rencontrer des gens, tisser des réseaux. La seule évocation d'une telle possibilité me chatouille la luette mais je me dois d'en parler. Ne commettez pas l'irréparable sans causer un minimum de dégâts chez vos congénères. L'équipe d'Il faut se suicider malin propose par ailleurs toute une gamme d'offres avantageuses incluant des formations de kamikazes et des prix de groupes pour les suicides collectifs. Vous pouvez régler en tickets-restau', chèques-emploi-service et carte bleue, le tout non-déductible des impôts de vos héritiers, cela va sans dire, puisqu'il s'agit de les molester jusqu'au bout. Connaissant votre réticence légendaire de dépressif de mes deux à vous occuper personnellement des tracasseries administratives impliquant cases à cocher, formulaires à remplir, parapher puis signer, justificatifs à fournir et files d'attente à supporter, nous prendrons volontiers à notre charge cet aspect de la question en échange d'une somme substantielle ou de caresses buccales – cette clause spécifique ne concerne évidemment que les suicidaires ayant eu le bon goût de se reproduire afin d'en assurer le règlement posthume en nature.
    Bien entendu, vous êtes pauvre. Disons raisonnablement fauché. Le moins qu'on puisse dire, c'est que vous ne faites aucun effort... Bref. Mes formations n'ont jamais eu le moindre succès et je m'échine pour tchi, mais sait-on jamais. Enfin, je m'égare et pas seulement de la Ciotà. Vous n'avez pas un kopeck et il va falloir vous démerder autrement.
    En fin de compte, ciblez. Supposons que vous ayez une dent contre, mettons, le rythme infernal qu'impose cette société stérile à la personne humaine en l'obligeant – parfois au forceps, plus souvent au xanax – à intégrer la logique du métro, boulot, dodo. En procédant par élimination, nous arrivons rapidement à la conclusion que vous suicider pendant votre sommeil ne correspond absolument pas à notre ligne éditoriale. Reste le boulot, ce qui implique une auto-immolation sur votre lieu de travail, quel qu'il soit. Il importe, dans tous les cas, de réfléchir aux paramètres de temps et de lieu afin d'emmerder un max de monde à la fois.
    Vous êtes caissier à Carrefour ? Suicidez-vous un samedi après-midi. Dans le contexte des queues bondées de caddies surchargés, ça jette un froid. Selon le même principe, détruisez-vous aux heures d'affluence si vous bossez chez Quick ou McDo, au Kebab du coin, à la Poste ou dans n'importe quelle banque, dans les files d'attente de l'ANPE, dans la cabine d'essayage de Celio, sur un manège chargé de gamins, à l'aéroport deux minutes avant l'embarquement, j'arrête là, vous trouverez bien tout seul s'il vous reste des neurones.
    Passons au métro. Evitez, je vous prie, le lieu commun qui consiste à sauter sur les rails en saluant le chauffeur de la rame. L'objectif est atteint, certes, d'autant plus que vous perturbez du même coup l'ensemble du trafic souterrain, mais un peu d'originalité, par pitié ! Tout le monde le fait ! Suicidez-vous dans la rame. Ou mieux encore, sur un escalator stratégique ou le couloir de transhumance mécanique à Châtelet-les-Halles. Prenez vos dispositions au préalable : grossissez, bloquez le passage, piégez votre corps avec le virus Ebola, la peste ou ce que vous voulez.
    D'autres options existent mais présupposent une préparation s'étalant sur plusieurs années. Il va de soi que votre vocation de suicidaire doit pour cela se déclarer dans votre petite enfance. De même, il est indispensable que vous ayez intégré les règles d'or au moment où vous choisissez votre orientation professionnelle – c'est-à-dire, à notre époque économiquement instable et socialement mortifère, entre 12 et 45. Prenez exemple sur ce cher Edward Smith, qui, dès l'âge de 13 ans, s'engagea dans la marine pour obtenir son diplôme de capitaine douze ans plus tard. Une discipline de jésuite, une volonté de fer, le salaire d'un petit prince des mers, tout ça pour le mener aux commandes du plus beau suicide réussi de tout les temps : se cogner la coque d'une paquebot high-tech contre un iceberg de derrière les fagots et provoquer ainsi la mort, rapide mais atroce, d'environ 1500 personnes. Magnifique. Si je n'avais pas mes deux bras, j'applaudirais des moignons. Le commandant Smith avait tout compris : lorsque le Titanic a pénétré la calotte polaire, il est allé se pieuter. Le bon endroit au bon moment. Plouf.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Kolokoltchiki le Octobre 11, 2009, 18:29:51
Pourquoi tout ses textes finissent ici ?
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: 400asa le Octobre 11, 2009, 18:30:41
Je viens de manger trois crêpes. Ce message constitue une crêpe supplémentaire, fourrée à la banane caramélisée avec une ganache de nutella. C'est indigeste, voila. Des formulations qui auraient pu être bien placées, comme "rejeton de parthénogenèse aléatoire" sont noyées dans un discours frénétique et abstrus; n'est pas Desproges qui veut. Le résultat, à mon goût, n'est ni drôle ni un tutorial de suicide, plutôt une dissertation d'autiste.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Kolokoltchiki le Octobre 11, 2009, 18:39:47
J'ai juste lu celui sur le fumeur malchanceux, et j'ai juste aimé la dernière phrase. Mais il y a des crêpes de partout, alors pourquoi pas.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Winteria le Octobre 17, 2009, 12:06:48
Rencontre avec les flics un samedi soir, deux jours avant Noël.
Posté le 21/09/2009
par Mill

    Cette histoire se déroule au début des dernières vacances de Noël, alors que certains de mes collègues et moi-même revenions d'un dîner tardif dans un mas quelque peu isolé autour de Clermont-L'Hérault. En ce qui me concerne, j'étais plus saoul qu'une moitié de Pologne. Heureusement, je ne conduisais pas. Cependant, avec deux de mes amis derrière leur volant respectif, je ne me souciais que modérément des conséquences plus ou moins létales d'un tel comportement : je savais ces deux andouilles capables de conduire avec plusieurs litres de whisky dans le système sanguin et, malgré notre soif de tantôt, nous étions loin du compte.


    On n'avait pas roulé pendant cinq minutes qu'on rencontrait déjà les flics. Yeeha. Bien plantés au centre d'un rond point qu'on aurait pu éviter si on avait tourné à droite un poil plus tôt. L'uniforme oscillant entre le guérillero et le pompier, les yeux petits, marron, brillant d'un éclat méchant dans la nuit, de bonnes grosses moustaches noires, aucune confusion possible : le flic français typique. A croire que Cabu les avait dessinés. Je me suis aussitôt débarrassé du pétard que je venais d'allumer et un sourire fatigué s'est frayé un chemin sur mes lèvres ankylosées. C'est peut-être dans mes gènes, je sais pas, mais je peux pas blairer les flics, la volaille, les condés. S'il fallait absolument une raison à cette étrange phobie, ma foi, je dirais qu'eux non plus ne semblent guère apprécier ma compagnie.
    Quoi qu'il en soit, on a arrêté les bagnoles. Il était dans les trois heures du mat' et AC/DC braillait quelque chose comme quoi c'est super dur d'arriver au sommet quand tu veux jouer du rock'n'roll. J'ai baissé le son et me suis roulé une clope. Je veux dire une cigarette ordinaire, juste du tabac enrubanné de papier. Mon pote n'arrêtait pas de répéter :
    « Merde-merde-merde, putain c'est trop con, merde-merde-merde... »
    En boucle.
    J'ai commencé à me marrer, puis j'ai dit :
    « T'inquiète. Je gère. »
    Là, je suis sorti de la voiture, j'ai claqué la portière d'un geste serein à faire bander Lee Van Cleef et, me dirigeant vers les trois moustaches :
    « Salut, les filles ! Ca mousse ? »
    Y a eu comme un blanc. On aurait pu entendre une mouche voler. Les trois balaises m'ont regardé de leurs yeux grand ouverts et il m'est soudain venu à l'esprit qu'ils devaient être aussi sobres qu'un enfant de chœur avant la messe. D'ici à ce qu'ils apprécient mon sens de l'humour éthylique...
    « Un problème, Monsieur ? »
    Ca c'était Grosse Moustache. La plus luxuriante, quoi.
    « En fait, vous m'ôtez les mots de la bouche : est-ce qu'il y a un problème que je peux vous aider à résoudre ? »
    Dans mon dos, j'entendais les pas de mes potes qui s'approchaient. Je n'avais que peu de temps pour taquiner la flicaille.
    « Je ne vous comprends pas, Monsieur, a poliment hurlé Grosse Moustache. Peut-être que ce serait une bonne idée que vous regagniez votre véhicule.
    - Peut-être que je ferais mieux de souffler dans le ballon, non ? Je suis tellement bourré que je m'souviens plus si je n'conduisais pas tout à l'heure. »
    Le petit flic – y en a toujours un grand et un petit, vous avez pas remarqué ? – a pris la parole. Je le sentais légèrement irrité.
    « Monsieur, vous vous fichez de nous. Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour qu'on vous inculpe pour outrage à agent de police dans l'exercice de ses fonctions. »
    Ca, c'était nouveau. J'ai intégré l'info, dégluti, ouvert ma gueule :
    « Donnez-moi un alcotest. Peut-être que je peux ramener l'une de ces caisses à la maison. »
    Gros soupir du Petit Flic, petit écho chez Grosse Moustache, qui me tend néanmoins l'accessoire requis.
    « D'accord, soufflez si ça vous fait plaisir, mais par pitié, fermez-la maintenant. »
    Je me suis empressé d'obéir. Le sac plastique blanc s'est empli de mon air vicié et le goulot a changé de couleur. Petit Flic y est allé de son sourire moqueur. Je suppose qu'il n'était pas exempt de mépris, mais comme disait ma tante en parlant de mon oncle : « Méfie-toi de l'instinct d'un pochard. »
    « Désolé, Monsieur. Apparemment, vous êtes largement au-dessus. »
    Gna gna gna. Je me suis barré. Mes copains nous avaient rejoint et commençaient leur cirque. Nous savions tous qu'ils risquaient d'y perdre le permis mais, croyez-moi, quand vous avez atteint le point de non-retour, et c'était mon cas ce soir-là, qu'est-ce que vous en avez à foutre ? On est dans la merde jusqu'au cou ; quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, rien ne nous en dépêtrera ; la meilleure chose à faire, finalement, c'est de montrer son majeur à tout ce qui bouge et d'agir comme si on était le roi sans trône d'un monde perdu. OK, d'ac, t'as perdu, t'as la louze, mais rien ni personne ne peut t'empêcher d'incarner ce que Leonard Cohen appelle un « perdant magnifique ». En d'autres termes, c'est peut-être le moment de sortir ton panache.
    C'est exactement ce que j'ai fait – fort maladroitement, j'en conviens.
    Tandis que les deux conducteurs répondaient aux questions bizarres qui leur étaient posées, embrassant des sachets, la jouant cool au possible, j'ai remonté la route jusqu'à l'endroit où je pensais avoir balancé le joint. J'aurais tué pour une taffe ! Evidemment, dans mon état, dans la pénombre, dans le fossé, il était écrit que je ne trouverais rien. Alors je me suis roulé un autre mignon bazooka, fumé en quinze minutes, et quand je suis revenu à l'action, mes yeux étincelaient d'un rouge idiot. On aurait pu aussi bien me planter des petits panneaux « Salut, j'suis éclaté » dans les mirettes. Dieu merci – merci mon cul – un bon flic est un flic miro et con, et il fait généralement sombre la nuit.
    J'ai commencé à errer. L'un des chauffeurs avait dépassé la dose légale et les flics l'avaient par conséquent amené au poste pour remplir des papiers, cocher des cases, signer des merdouilles et j'en passe. Au lieu d'attendre sagement les autres comme n'importe qui d'intelligent, je me suis dit :
    « Allez, viens, bébé, on s'fait une balade. »
    Ouais. Quand je me parle à voix haute, je m'appelle toujours « bébé ».
    Je pense qu'on devait approcher les cinq heures du matin et une idée des plus ridicules flottait depuis peu dans mon esprit :
    « Trouve une boulangerie, bébé. Il t'faut du pain, bébé. »
    Allons, soyez pas surpris. Je suis un vrai mordu de pain, si j'ose dire. Et quand je suis dématé comme je l'étais, j'ai tendance à virer obsessionnel. Je dois pourtant reconnaître que, si je nourrissais quelque espoir de dénicher une boulangerie ouverte à cette heure de la nuit, c'était probablement parce que j'avais basculé dans une autre dimension. Celle où les rêves de pochtron deviennent réalité, j'imagine.
    Quand j'en ai eu marre de marcher, je n'ai rien trouvé de mieux que de m'amouracher d'un petit panneau bandant : « Halte aux déjections canines ! »
    « Comme c'est mignon, bébé ! Ca, ça fera joli dans ma piaule, dans mon bordel de fringues et de CDs. »
    Je l'ai agrippé fermement, puis j'ai tiré, déraciné, kidnappé.
    Quelques minutes plus tard, je retournais auprès de mes copains, qui m'attendaient, las et jaunes dans la lueur maladive des phares. Les poulets s'apprêtaient à quitter les lieux quand l'un d'entre eux a semblé s'intéresser à mon message anti-canin.
    « Qu'est-ce que vous croyez être en train de faire, Monsieur ?
    - Désolé, je ne comprends pas. »
    Mauvaise réponse. S'il m'avait paru furieux jusque là, il était visible qu'il était désormais totalement hors de lui.
    « Monsieur ! Où avez-vous trouvé ce panneau ?
    - Ce... ? Oh. Allez, calmez-vous, c'est rien. Il gisait par terre, un peu plus loin. Je me suis dit qu'il allait redécorer mon jardin. J'ai un super jardin, vous savez.
    - Parce que vous pensez que c'est à vous ?
    - Ben... Maintenant oui. Je l'ai trouvé, je l'ai pris. Vous me dites où j'ai faux, là ?
    - Monsieur, il serait temps que vous arrêtiez de me prendre pour un con. Vous voulez que je vous arrête ? Vous pensez vraiment que ce panneau vous appartient ?
    - Excusez-moi, Monsieur, hein, mais j'ai déjà répondu à cette question. Pour ce qui est de m'arrêter, je vois pas vraiment pourquoi. Ce petit machin en bois plastifié était abandonné. Je l'ai juste adopté. En toute bonne foi.
    - Comment vous appelez-vous, Monsieur ?
    - Mon nom ? Oh. Frank Zappa. Mais vous pouvez m'appeler Bob.
    - Vos papiers, s'il vous plaît. Tout de suite !
    - Désolé, je ne les ai pas. Mais si vous tenez tant que ça à garder ce panneau, hey, je serais ravi de vous l'offrir. Appelons ça un cadeau, un témoignage de mon respect. »
    Il s'est emparé de ma pancarte « halte aux déjections canines », l'a fourrée dans son coffre, s'est barré sans un mot.
    Certaines personnes n'ont aucune éducation.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Winteria le Octobre 17, 2009, 12:07:45
Divagations désabusées d'un vieillard sans viagra.
Posté le 21/09/2009
par Mill



    C'est pas tous les jours qu'on a vingt ans. Qu'est-ce ' tu veux que j'te dise ? Je pense que ça m'est déjà arrivé, mais j'ai tendance à refouler certains souvenirs. Les drôles et les moins drôles. Suffit que je zieute tout autour, que j'me la joue panoramique, que je prenne quelques notes et je finis, fatalement, par rattraper des bribes.

    Je vois des bulles et des flashes, des guirlandes un peu moisies et des clous pis que rouillés ne perçant que chair flasque et brume putride. J'entends des cris poussés par des chiens morts hurlant à la lune, celle que j'aurais voulu te rapporter, un soir imprégné d'amour et d'alcool frelaté. J'entends des chansons blêmes aux mélodies bancales et aux rimes improbables, de subtiles mitrailleuses sans viseur ni recul, des bolides trépanés qui tracent les yeux bandés, des fossoyeurs se partageant des dents en or piochées sur les cadavres de Juifs assermentés, des serments, des parjures, des promesses non tenues, d'idiotes épitaphes que mes amis vérolés n'ont jamais pu ouïr. Là-dessus, t'ajoutes les odeurs, si t'as encore la foi : le parfum de barbes à papa rasés trop tôt, rasés trop frais, cisaillés jusqu'au sang, la fragrance de vieilles aisselles rencontrées dans ruelles, tristes parcs ou parkings, contact de peaux lasses et molles, résidus d'existence sans avenir ni substance ; la senteur des latrines où j'ai pris mes premiers shots de misère, de chtouille et de cauchemar.
    Je crois bien que tout ça m'a plutôt amusé, quelque part, là, au fond, à mi-chemin entre la dent creuse où ma capsule de cyanure a fini de fondre et ce cœur même pas crevé qui bat à l'unisson de musiques déplacées parce que personne n'en veut.
    Finalement, si j'ai encore vingt ans, c'est qu'j'ai toujours été vieux.
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Yog le Octobre 17, 2009, 19:53:37
Le début de "rencontre avec les flics" etc. me rappelle David Vincent qui cherchait un raccourci qu'il ne trouva jamais. Du coup je n'ai pas pu poursuivre ma lecture
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Mai 28, 2010, 19:54:33
J'ai commencé à publier celui-ci, avant de m'apercevoir qu'il n'avait absolument rien, mais rienrienrien de zonard.



Paye ta tranche de vie (4) ou l'art de se foutre dans la merde en essayant d'en sortir
par Mill


Elle m'a rappelé, cette conne. Monte pas sur tes grands chevaux, poupée, le terme se veut affectueux. Quand elle m'a dit, l'autre soir, qu'elle me rappellerait très bientôt, je ne l'ai pas crue une seconde. Après s'être montrée plus froide qu'un Mr Freeze à la vodka, la gueuse fourre élégamment sa langue pointue dans ma bouche tabacophile et voilà qu'elle me roule, déroule et renroule l'un des plus beaux palots de ma vie. Le genre qui t'explose le futal en deux-deux. L'instant d'après, malgré l'extase, l'aveuglement, l'envie d'en avoir plus et plus longtemps, je ne peux me répéter qu'une chose : « Elle joue, putain ! Elle joue avec moi. »


Je rentre chez moi avec ce leitmotiv dans le crâne. Je me réveille avec ça le lendemain après la traditionnelle insomnie du dimanche soir – et assure mes six heures de cours dans un état d'épuisement tel que je m'empresse d'annuler les deux heures de soutien que je donne à Perpète-les-Oies, de six à huit.
Ensuite, je sors. Boire un coup avec l'une de mes classes. J'y ai repéré une petite, une mignonnette tout droit sortie des fantasmes d'un quadra romantique et précieux, quoique obstinément pervers : taille réduite et silhouette gracile, les jambes dessinées par Milo, les yeux modelés par Crepax : facétieux, mutins, magnifiques d'espièglerie. Le dessin de ses lèvres, au bas d'un visage à la fois rond et sec, m'enivre lorsqu'il se tord et se drape d'une harmonie soudain déstructurée. Ses joues se creusent si délicatement et ses pommettes se dressent comme la poitrine d'une actrice italienne bombant le torse pour séduire Mastroianni. Chacun de ses sourires est une arbalète enflammée. Chaque moue, chaque grimace me transperce le cœur de fléchettes imbibées d'un appel au désir. Et je lui plais. Je l'ai vu tout de suite. S'est-elle aperçue qu'elle me plaisait ?
Probable. M'en fous. Maintenant, y a plus aucun doute possible.
Avant les vacances, on avait déjà passé une soirée ensemble, elle, sa classe et moi. Nous nous étions collés l'un à l'autre. Pendant des heures. Elle parle d'une voix douce et maniérée, légèrement pointue. Etrange musicalité que la sienne : le rythme parfois haché, le débit rapide, voire frénétique, une tendance à ponctuer d'émouvants hihihi les propos les plus sérieux. Quand je regarde cette fille, j'ai l'impression de me trouver nez à nez avec un paradoxe. Physiquement, elle correspond exactement au bon vieux cliché de la petite chose fragile, gracieuse et charmante, parce qu'infantile et innocente, et gnagnagna mes couilles sur ton nez ; tant de pureté stéréotypée que démentent aussitôt sa diction volubile et son caractère orageux, qui la classeraient plutôt dans la catégorie des starlettes et croqueuses d'hommes. Une dangereuse vamp à l'intérieur de Baby Doll version Burton.
Le premier jour des vacances, elle m'a envoyé un mail avec les photos de la soirée. Sur deux des clichés, elle me masse le dos et en éprouve manifestement du plaisir. Tout comme moi, d'ailleurs. Message d'accompagnement : on remet ça à la rentrée ?
Ben ouais. Tu m'étonnes.
Y a eu d'autres signes. J'en ai moi-même émis pas mal, rien qu'en répondant au mail en l'appelant Beauty Queen. Et le soir dont j'ai commencé à causer au troisième paragraphe – je sais, j'admets que je louvoie, je lambine, digresse et m'interromps sans arrêt, mais qu'attendre de plus d'un blaireau qui se confesse ? – je me suis carrément jeté à l'eau. En finesse et en douceur, mais sans fard ni honte ni prétention.
Quand je suis arrivé au bar, la tribu avait déjà commandé un mètre de mojitos et je n'ai eu qu'à m'installer en bout de tablée. Un quart d'heure, vingt minutes plus tard, la mômignarde s'est déplacée pour me rejoindre, feignant de s'intéresser à ce que lui racontait le mec assis à côté d'elle et en face de moi. Beaucoup, beaucoup plus tard, je me suis endormi sur son épaule. Elle ne m'a pas chassé.
Vers six heures et demi du matin, je m'esquive, récupère ma bagnole, emprunte la voie du tram, parce que je suis un imbécile doublé d'un ancien suicidaire et que j'ai parfois des idées saugrenues, pour ne pas dire des putains d'idées de merde à la con. Passons sur les détails, c'est une longue histoire et mes paupières tiennent à peine debout. Toujours est-il que j'ai démoli trois roues de mon LNA cuvée 84, jantes comprises, ce qui signifie que tout ça va probablement finir à la casse. Sur le coup, ça m'a fait marrer. Quand je suis sous l'emprise de ces pulsions, j'agis comme sous hypnose. Je ne réfléchis pas selon les préceptes logiques ordinaires. Ma pensée ne s'altère pas pour autant. Ses mécanismes fonctionnent : je reste rationnel et alerte, j'assume le moindre de mes actes. Seulement voilà : je me retrouve provisoirement privé de toutes mes inhibitions éthiques ou morales. Mes dégoûts disparaissent, ma prudence s'envole, je suis capable de tout. Je deviens sens et sensation, et chacune de mes facultés intellectuelles et mentales se voit immédiatement soumise à cette nouvelle donne. C'est ainsi que pendant un intervalle qui peut durer d'une à trois heures, je suis susceptible de faire absolument n'importe quoi et de m'en foutre royalement.
Je ne sais comment nommer cet état de conscience. Il ne s'agit pas d'un accès intempestif de folie passagère, pas plus que d'une manifestation fugace de schizophrénie clinique. Depuis le temps que je fréquente les psys, j'imagine qu'ils m'auraient prévenu. Je suppose que ça se rapproche de ce que peuvent éprouver les tueurs en série lorsqu'ils relâchent toute attention, qu'ils tombent le masque et advienne que pourra. La différence, c'est que le meurtre ne fait heureusement pas partie de mes inclinations.
Liste non-exhaustive des erreurs, exactions, et conneries qu'il m'est arrivé de perpétrer sous cette bizarre emprise de moi-même sur moi-même :
- Rouler comme un psychopathe, ignorer feux rouges, stops, sens interdits, emprunter les voies de bus et monter sur les trottoirs.
- Profiter de la présence d'un échafaudage devant Beaubourg pour grimper sur le toit, répéter l'opération aux Archives nationales (y piquer le drapeau tricolore), et divers immeubles en réfection.
- Aller voir une pute.
- Conduire tous feux éteints dans les chemins de traverse.
- Provoquer les flics sans raison autre que le dégoût qu'ils m'inspirent.
- Plaisanter avec les mecs qui viennent de me braquer au point de me faire casser la gueule et enfoncer le clou en hurlant : « Oh oui, encore ! »
- Sucer un travelo.
- Réveiller une ex à cinq heures du matin et lui arracher la conversation qu'on n'a jamais eu après être entré chez elle comme un voleur.
- Traiter de facho l'interne occupé à me recoudre l'oreille.
- Effectuer le salut nazi devant un parterre d'étudiants grévistes.
- Siffler l'hymne révolutionnaire irlandais dans les ruelles bondées d'une petite ville anglaise.
- Dans le même esprit, fredonner le Hava Nagilah au marché de la cité du Petit Bard.
Et ça ira comme ça.
J'ai surtout envie de dire : « Ca suffit, les conneries. » Marre de marre. Quand je me suis réveillé le lendemain, dans le parking de l'école privé où je donne des cours, j'ai vu les jantes explosées à la lumière du jour et je me suis dit que j'étais en train de glisser. Pas comme avant, du tout. Je n'éprouve pas consciemment le besoin de mettre fin à mon existence un rien bordélique, mais il m'apparaît plus qu'évident que je n'ai pas interrompu pour autant ma démarche suicidaire. La différence tient à ce sourire de clown qui semble s'être figé ad vitam sur mes lèvres. Des fois, j'arrive à m'en débarrasser. Mais il fait partie du rôle et il revient toujours, inexorablement.
Quoi qu'il en soit, j'ai invité la mignonne étudiante. Je lui ai proposé un ciné. On a vu un film de merde et il ne s'est rien passé. Sauf que la soirée fut délicieuse. Un régal. Un courant d'air frais. Cette fille, en fin de compte, c'est ma brise de printemps. Je n'ai pensé à rien d'autre qu'à ses yeux, son sourire et ses longs cheveux. Je me laissais bercer par sa voix et me perdais dans son regard. Elle a levé les yeux au ciel un nombre incalculable de fois, mimique dont elle use et abuse, mais je ne m'en lasse pas.
Je n'ai pas osé lui prendre la main, et encore moins l'embrasser, mais je lui ai expliqué, à demi-mot, combien sa beauté m'éblouissait. Je l'ai faite rire et elle aussi m'a bousculé les zygomatiques. Nous nous sommes promis une nouvelle sortie à deux et elle a insisté pour que je ressorte avec toute la bande lundi soir. Evidemment j'y serai.
Et Miss Statue grecque, alors ?
Je repense à ce que m'a conseillé mon géniteur de père, il y a maintenant onze ans, lors d'une nuit parisienne arrosée de retsina :
« Tu peux garder les deux. »

Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: nihil le Mai 28, 2010, 19:55:37
J'avais ça, comme résumé :

"Instiller un peu de réalisme dans cette tranche de vie d'un pervers amateur d'adolescentes serait pas du luxe. Les amantes y seraient des grosses putes farcies d'herpès et les jeunes étudiantes des emo stupides à la bouche en bec de canard. Je préfererais ça que ces conneries, avec le narrateur qui décrit ses poufs comme un amateur de tuning décrit une caisse."
Titre: Re : Tri sélectif : Mill
Posté par: Koax-Koax le Août 18, 2010, 11:38:47



A l'angle de la rue Caspienne et du boulevard Borges, des rues imaginaires qui n'existent que sur le papier, s'érige la façade décrépite, non d'un boui-boui ou d'une guinguette, encore moins d'un pub à l'anglaise, mais plutôt d'un plaisant entre-deux. Les lettres rouges et noires se détachent sur l'enseigne mal vernie pour former cet agréable abus de langage : le Bar à Jo. Sur sa porte vitrée aux carreaux troubles et rayés, des affichettes d'un autre âge proclament les retrouvailles de Led Zeppelin, annonçant une énième tournée anniversaire de Magma, et, plus rarement, le show d'un groupe local dont on imagine aisément les influences psychédéliques : the Axis, the Mothers of Sensation ou les Cosmic Beetles. Le visiteur occasionnel, s'il est curieux, se laissera peut-être tenter par les bribes de musique que la mince porte essaye vainement d'assourdir : Hendrix, Mingus, Coltrane, Rundgreen, Pink Floyd, Barbieri, Tom Waits, Beefheart... La liste est si longue que je m'en tiendrai là.
D'emblée, c'est le bar qui surprend : une construction assymétrique, bancale, déstructurée, à base de glaise moulée à la main et de grosses pierres mal taillées et repeintes, que surplombe une épaisse poutre en bois brut, joliment teintée de mauve et aux tranches constellées d'éclats de verre. Le tout évoque, à mes yeux d'alcolo en tout cas, le croisement dénaturé entre une fourmilière et une portion de la Pedrada de Gaudi. Combien de regards fixes, parce qu'embrumés, sordides, se perdent chaque jour dans ces infractuosités faussement branlantes, réellement décaties? Dieu seul sait. Et Jo, peut-être.
Le reste n'a rien d'exceptionnel. Des murs gris sale que décorent, de loin en loin, une affiche de Trilok, des pochettes élimées de vieux 33 tours de légende, un bogolan ou autres motifs africains. Et des masques, des lances maintes fois raccrochées, des dessous de verre exotiques, des dessins humoristiques de Ptiluc, Serre et Franquin, des photocopies monochromes de pages entières des Freak Brothers, Fritz the Cat et Corto, l'oeil se perd à l'infini sur ces murs dédaliques et protéiformes.
Les clients, des habitués pour la plupart, s'installent sans cérémonie sur des vieux poufs, des tabourets, de rares chaises au dossier désossé. Les tables sont si basses qu'on finit par y avachir ses panards, par s'y asseoir les jours et nuits d'affluence, car le bar ne ferme jamais.
Il accueille sans distinction clochards et drôlesses, étudiants bobos et autres, qui croient s'encanailler alors qu'il faudrait pour cela qu'ils frôlent le caniveau, et s'y baignent et s'y noient ; voyageurs solitaires aux poches gonflées d'oseille, revendeurs de shit que Jo feint d'ignorer tout en leur signifiant d'un regard l'interdiction tacite d'exercer dans son établissement. Des mouches de bar, il y en a plus d'une. Moi-même, je n'aime pas boire tout seul, même si, en fin de compte, on est toujours seul, quoi qu'on dise et quoi qu'on boive.
J'ai connu le maître des lieux à une époque où je n'avais pas encore ingurgité le dixième de ce que j'avale maintenant chaque soir. Il était guitariste, et plutôt bon, le salaud. Moi, je tâtais du micro et de l'harmonica, autant vous dire que, dans une petite ville comme la nôtre, il était écrit qu'on finirait par se croiser, tôt ou tard, pour un bœuf chez Freddie, qui a fermé depuis belle lurette, ou au Taxi's, fermé également, ou enfin à la Mouette (fermé itou). Ca n'allait pas plus loin. De son côté, il avait formé un groupe blues-rock, les Good Old Boys - ça ne s'invente pas - qui reprenait Steppenwolf, Hendrix, Cream, la fine fleur du rock 60s et 70s qu'il apprécie tant. Il en est revenu. On en est tous revenu. Mais, bon dieu! C'était bon de le voir s'escrimer sur sa guitare, pissant des notes comme moi de la bière, ses longs cheveux noirs se balançant à contretemps.
Je ne sais même plus depuis quand il a ouvert son troquet. J'avais déjà pas mal éclusé, il faut croire, mais s'il existe pour moi un point d'ancrage dans cette chienne de vie, c'est bien ce putain de bar. Alors, imaginez ma surprise, que dis-je, mon extrême désarroi, lorsque je me suis pointé, avant-hier soir, l'œil frétillant rien qu'à l'idée de m'en jeter huit-douze derrière le gosier, et que je me suis retrouvé, con comme un Prussien en 1918, devant les portes closes de mon local favori.
« Ah ben merde alors... »
J'ai ruminé ces sages paroles une bonne vingtaine de fois en relisant le message qu'une main que je connaissais bien semblait avoir griffonné à la hâte avant de le scotcher de travers derrière les larges mailles de cette grille un peu vieillotte que Jo n'avait probablement refermée qu'en deux occasions : le jour des funérailles de sa mère et celui de son mariage manqué - une autre histoire dont je vous causerais tantôt, si j'ai le temps.
« Jo s'excuse mais doit fermer en raison d'une urgence personnelle. Revenez dans quelques jours.»
Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça manquait de précision ! Une urgence personnelle ? Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Et « dans quelques jours », je veux bien, mais comment je fais, moi, pour tenir jusque là ? S'il s'avère que ces « quelques jours » débordent sur une, voire deux semaines, je vais me payer un Delirium Tremens à faire pâlir d'envie un James Brown sous guarana.
Collant mon front au plus près des carreaux mal entretenus, je m'efforce de fouiller la pénombre. Rien d'alarmant - à part, justement, la pénombre. Je ne jurerais de rien, mais il n'est pas impossible qu'il subsiste, sur les tables les plus proches, quelque trace de l'activité de la veille : des verres épars, une ou deux bouteilles vides, peut-être un cendrier plein. Il est tout de même probable que je me fourvoie royalement : mes sens ne sont plus ce qu'ils furent par le passé et forcément, je n'y vois plus très bien.
Rien ne m'interdisait toutefois de cogner à la porte. Une fois, deux fois, trois fois, toujours un poil plus fort. Aucune réponse. Emporté par l'élan, je n'interromps mon manège imbécile que pour reposer mes jointures. « Knock on Wood » a commencé à me parasiter l'ouïe, suivi de près par le « Knockin' on Heaven's Doors » de Dylan. Quand ça résonne ainsi dans ma tête, plus moyen de me concentrer. Il ne me restait plus qu'à payer une visite à l'épicier du coin, faire le plein de binouze et tâcher d'oublier. Moi qui déteste picoler en solitaire, j'étais servi ! Il allait me falloir le max de Kro pour faire preuve de résilience.
J'avais effectué quelques pas lorsque une idée surgie de derrière les fagots m'a orienté, presque malgré moi, vers l'arrière du bar. J'ai emprunté l'impasse qui s'ouvre à trois-quatre mètres sur la droite, claudiqué lentement jusqu'à la porte retapée il y a vingt ans par l'ancien propriétaire, puis j'ai cueilli la clef que Jo conserve, « par sécurité », derrière la sonnette démontable, sonnette qui, à ma connaissance, n'a jamais retenti qu'au siècle dernier, quand Beiderbecke et Morton n'étaient encore que des spermatozoïdes en quête d'ovule.
La clef a tourné sans difficulté dans la serrure. J'ai ouvert le battant sans effort. Je suis entré comme dans du beurre fondu. Facilement, mais moite de la tête aux pieds.
Mon premier réflexe a été de chercher l'interrupteur le plus proche. Je me suis néanmoins abstenu de l'allumer. A la réflexion, quoique jouissant du privilège accordé aux vieux clients réguliers de l'établissement, je n'avais absolument pas le droit de me trouver là, à fouiller un bar vide en quête de je ne sais quoi.
Bien entendu, une partie de moi ne cessait de plaider en faveur d'une bonne chopine, mais c'était comme qui dirait mon côté obscur qui s'exprimait et j'entendais bien l'ignorer. Mes objectifs se limitaient à découvrir des indices me permettant de localiser mon vieil ami, et éventuellement de le contacter afin de lui proposer mon aide. Rien de plus. Juste un ami qui s'immisce chez un ami pour lui démontrer qu'il tient à lui. Je lui devais bien ça, au vieux Jo : je suis le seul à qui il lui arrive d'accorder un soupçon de crédit.
Dans le couloir séparant la remise de la grande salle, j'ai manqué m'étaler tout du long. Quelqu'un avait laissé traîné des torchons, des serviettes, je ne sais pas, et mon équilibre étant ce qu'il est... J'ai palpé à l'aveuglette les pièces de tissu : encore humides quoique sur le point de sécher, avec la rigidité quasi cadavérique d'une bandelette imprégnée de sang coagulé. Ce parallèle me fait frémir. J'ignore où j'étais allé chercher ça mais j'ai aussitôt songé que certaines réflexions inopinées pouvaient bien aller se faire greffer un rectum et me foutre la paix.
Là, il y a eu un bruit. A peine audible, un glissement, un froissement peut-être. Incapable d'en identifier la provenance, je n'ose pas bouger, me fige tout tremblant dans ce corridor plus noir qu'une nuit lovecraftienne. Et si un cambrioleur mal attentionné avait eu la même idée que moi ? Si je l'avais surpris au beau milieu d'une razzia improvisée ? Je n'avais pourtant constaté aucune effraction. Bon sang ce que j'avais soif !
J'hésitais à rebrousser chemin, quitter les lieux, appeler la police. Entamant un léger mouvement de recul, je me suis à nouveau emmêlé les pinsons dans les linges souillés sur le sol, pour me vautrer ensuite comme une figue mûre un soir d'été, râlant et soupirant en boit-sans-soif que je suis. C'est à cet instant que je l'ai entendu rire.
Il ne s'agissait pas de l'éclat caverneux et torturé d'un Vincent Price, ni de l'espèce de suintement hystérique propre à certaines harpies du septième art. Son timbre rejetait tout à fait naturellement des qualificatifs comme « sinistre », « démoniaque » ou « innommable ». De fait, si mon sang n'a fait qu'un tour, il ne le devait probablement qu'à l'aspect totalement impromptu de ce hoquet sarcastique - sans parler de ma chochotterie légendaire.
J'ai avancé jusqu'à la grande salle du Bar à Jo, le cœur soudain rempli d'un espoir renouvelé. Mes yeux avaient certes eu le temps de s'habituer à l'obscurité, mais pas suffisamment pour distinguer autre chose que des silhouettes mal dégrossies.
« Tu tiens toujours pas sur tes cannes, vieux soiffard ? »
Encore apeuré, j'ai discerné une vague forme humaine, avachie de l'autre côté du comptoir.
« Jo, c'est toi ? »
La forme a émis un nouveau rire, moins franc du collier. Comme si la situation l'embarrassait d'une façon ou d'une autre.
« C'est moi, oui. Tu peux allumer la lumière, si tu veux. T'es pas très loin de l'interrupteur. »
J'allais accomplir ce geste banal quand une subite frayeur m'a fait comprendre que je ne souhaitais peut-être pas voir ce qui se languissait ainsi dans les ténèbres. D'abord, qu'est-ce qu'il pouvait bien foutre, le père Jo, à bâiller aux corneilles dans cette ambiance de film d'horreur ? Je me suis imaginé barbotant sans le savoir dans les viscères d'un client récalcitrant, au centre d'une scène de crime à faire fantasmer un scénariste de série américaine. Il ne m'a fallu que quelques secondes pour envisager les éventualités suivantes : Jo est un gangster bénéficiant du programme de protection des témoins que ses anciennes fréquentations ont réussi à débusquer et il s'est défendu vaillamment ; Jo est brusquement devenu fou et a décidé d'entamer une carrière d'équarisseur en s'attaquant en priorité aux plus illustres parasites de sa clientèle ; Jo a toujours été totalement cintré et ce n'est qu'aujourd'hui, au hasard d'un malheureux concours de circonstances, que sa vocation de tueur psychopathe éclate au grand jour - et à mes dépens, fichtre !
« Allume cette putain de lumière, mec ! T'as rien à craindre de moi. »
Je me suis aussitôt exécuté, m'apercevant illico que je n'étais pas si loin du compte. Plusieurs tables, chaises, fauteuils avaient été renversés et baignaient désormais dans de grandes flaques à peine évaporées d'un jus noirâtre où je devinais la présence d'alcool, de cendres et de mégots, de cacahouètes en miettes, d'olives et aussi, par endroits, d'une substance plus épaisse qui ressemblait à du sang. Bouche bée, j'ai regardé Jo. J'en avais oublié ma soif.
Bien plus pâle qu'à l'accoutumée, le maître de ces lieux arborait une grimace cynique, amère, une expression complexe qui pouvait tout à la fois signifier qu'il souffrait d'un mal extrême et inédit, et qu'il venait d'entamer une incompréhensible métamorphose. Ses yeux, rétrécis et opaques comme ceux d'un squale, me transperçaient, sibyllins et menaçants.
J'ai senti qu'il fallait que je parle. L'atmosphère électrique s'appesantissait à chaque seconde et il me venait l'idée incongrue qu'une voix humaine empêcherait, éviterait - putain de diantre à la couille confite ! - je ne sais pas, je ne savais rien, ne comprenais rien. Il fallait juste que je dise quelque chose.
« Il s'est passé quoi, là ? J'étais inquiet. »
Aussi mal assurée qu'ait sonné ma voix, elle a eu l'effet escompté : la tension a baissé d'un cran et Jo s'est fendu d'un sourire effrayant.
« Inquiet ? Ouais, j'imagine. T'avais soif, surtout. Je te sers une pinte, si tu veux. »
Indifférent à l'appel de mes papilles, je lui ai réitéré ma question, cette fois calmement.
« Je ne suis pas sûr que tu me croirais si je te racontais. Non, à la réflexion, tu ne me croirais pas. Bois un coup. Deux coups. Autant que tu veux. Ce soir, c'est open bar.
- Attends, Jo. Tu sais que je ne refuse jamais une tournée. J'avalerai tous les fonds de tes cuves quand tu m'auras affranchi - et mon petit doigt me dit que ça ne suffira pas. Mais il faut que tu m'expliques. »
Son sourire de tantôt a disparu dans un profond soupir guttural. Se tournant vers son présentoir le plus précieux - celui des plus vieux whiskies, des vodkas ukrainiennes, des prunes, poires et autres mirabelles faites maison - Jo me remplit un mug avec un breuvage d'allure douteuse, puis :
« Avale quand même ce truc. Ca peut aider. »
Alors j'ai bu, toussé, rebu.
« Vas-y, accouche », j'ai dit, enfin redevenu moi-même.
Il a posé ses coudes sur le comptoir, m'a offert une cigarette, a entamé son histoire.
« Dis-moi, tu crois aux vampires, toi ? »
J'ai haussé le sourcil droit, esquissé une moue incrédule, omis de répondre plus explicitement.
« Ouais, bon. Moi non plus, je te rassure. La petite d'hier y croyait, elle. Je peux même affirmer qu'elle cultivait le mimétisme, question look, avec ceux qu'on se coltine au cinéma. Je suppose que tu vois le topo : les traits fins et graciles, le teint pâle bien comme il faut, rehaussé par le khôl autour des yeux, et un vernis rouge de chez rouge sur des ongles plus acérés tu peux pas.
« Pour ce qui est des fringues, la môme assurait le steak. Le genre goth, évidemment. Etonnant que tu l'aies pas remarquée, hier, mais bon, c'est vrai que toi, t'es toujours rivé au comptoir comme un no life à son ordi. Elle s'est contentée d'attendre toute la nuit, bien planquée au fond de la salle, sur le fauteuil en cuir de mon grand-oncle, tu vois lequel ? Bon. Elle portait une jupe noire comme l'ébène, fendue sur des jambes de reine byzantine, une sorte de bustier en cuir qui faisait ressortir ses seins laiteux, et un de ces colliers ras-du-coup habituellement réservés aux playmates ou aux chiens de race. Elle avait gainé ses mains et avant-bras dans de longs gants assortis au reste et ne buvait qu'un cocktail sans alcool qu'elle n'a dû renouveler qu'une fois ou deux dans toute la soirée. Un brin de fille comme ça, tu penses bien qu'elle en a essuyé, des tentatives d'approche. J'en ai vu trois-quatre s'y casser les dents. Elle te les a rembarrés comme ça, clac, sans un mot, juste un regard froid comme la mort et pis c'est marre. »
Jo a marqué une longue pause. De fait, il semblait prêt à se murer dans le silence, et c'est lorsque je me suis rendu compte que je ne l'entendais pas respirer que je me suis exclamé :
« Ah, mais merde ! Tu vas la finir, ton histoire ? Au passage, si tu pouvais me servir une bière... Ce truc me démonte les boyaux. »
Rasade, gorgée.
« Vers cinq heures du matin, au moment où les plus tenaces se décident enfin à lever le camp, la donzelle n'avait pas bougé d'un pouce. Du haut de mon comptoir, je lui ai expliqué qu'on fermait jusqu'à midi, qu'il fallait bien que je dorme, le train-train habituel, tu connais.
- Ouais. Je connais. Mais ça fait un bail que je n'ai pas assisté à ces réjouissances.
- Parce que tu tiens plus autant qu'avant, sac-à-gnôle... Toujours est-il que j'ai dû lever mon cul de mon siège, vu qu'elle réagissait pas. Pourtant, elle dormait pas ni rien. Elle fixait son regard bizarre sur un dessin de Reiser, celui avec le jus d'enfants, qu'elle devait connaître par cœur depuis quatre ou cinq heures qu'elle le zieutait. Je n'étais qu'à deux mètres d'elle quand elle s'est érigée d'un coup, sans élan, avec la souplesse d'un fauve et si vite que... Ca m'a stoppé net. Et là, elle a parlé :
« " J'ai noté, pour mon grand plaisir, que, contrairement à la plupart des patrons de bar, tu ne buvais pas. C'est bien.
« - Oui, effectivement. J'estime qu'il vaut mieux garder la tête froide quand on tient un commerce, surtout s'il s'agit d'un bar.
« - Je ne peux que t'en féliciter. L'alcool altère les sens et fausse le jugement.
« - Entièrement d'accord. Maintenant, si tu veux bien déguerpir, que je fasse le ménage...
« - Mais surtout, l'alcool donne au sang, lorsqu'il l'imprègne, un goût nauséabond, atroce, à la limite de l'imbuvable.
« - Je ne te suis pas, Miss. Mais alors pas du tout.
« - Ce n'est pas non plus indispensable, cher ami. " Et là elle s'est envolée. Comme je te le dis : en-vo-lée ! D'un bond, elle s'est perchée au plafond, les quatre membres crispés et la tête tournée vers moi, juste au-dessus de la mienne. Halluciné, j'ai à peine réussi à reculer d'un pas ; elle fondait déjà sur moi, la mâchoire de sa jolie bouche soudain fixée à mon avant-bras. Et elle mordait, la conne ! Furieusement assoiffée, elle mordait comme si sa vie en dépendait. Je l'ai repoussée d'un violent coup de genou et envoyé valdinguer le mobilier au passage, mais j'ai pas eu le temps de faire trois pas qu'elle se juchait cette fois sur mon dos, les incisives bien plantées dans le creux de ma gorge. Salope.
« Tu sais ce qu'on dit dans les films et les bouquins ? Ouais, je sais que tu sais. Avant de jeter ta vie dans ce verre que t'arrêtes pas de vider, t'as lu autant que douze générations d'académiciens, si c'est pas plus. Quand un vampire te mord, tu endures une souffrance qui n'a rien de commun avec celle que t'infligerait la morsure d'un chien enragé, d'une flamme ou d'une tronçonneuse. Selon Bram Stoker, Sheridan Le Fanu, Fisher, Coppola, toute la clique, cette douleur ne vient pas seule. La victime du vampire éprouve également une jouissance sexuelle, proche de l'orgasme, à laquelle personne ne résiste. Parce que cette morsure diabolique, disent-ils, rappelle celles des anges aux temps bibliques, lorsqu'ils prenaient possession des filles de l'homme et qu'elles en oubliaient leur statut de gonzesse. En fait d'extase extatique, crois-moi sur parole, c'est des foutaises. Cette enfoirée de pute gothique à la mords-moi-le-nœud m'a fait pleurer ma mère !
« Après m'avoir ravagé le cou, elle s'est attaquée à la partie charnue en haut des cuisses. J'essayais de lui faire lâcher prise mais c'était peine perdue. J'avais comme un étau enserré autour de la jambe. Je lui ai cassé des bouteilles sur le crâne, j'ai tenté de l'entailler avec un tesson, l'ai martelée avec tout ce qui me tombait sous la main - la salope continuait de sucer.
« N'y vois aucune allusion érotique à la con, parce que, vois-tu, la vraie douleur, elle est là : ta vie s'échappe, tu la sens qui s'écoule dans des canaux que tu croyais verrouillés, puis qui débouche dans un palais étranger, vorace, cannibale. La douleur, mon ami, c'est là qu'elle te transperce. Imagine que quelqu'un boit, mange, ingurgite ton existence et tu auras une petite idée de ce j'ai subi hier soir. »
Jo s'est arrêté de causer. Visiblement dépassé, il avait du mal à rester rationnel. Les histoires de fantômes, de loups-garous, de vampires, de golems ou de succubes m'ont toujours amusé, mais de là à accepter ces conneries... Non, je ne mâche pas mes mots et c'est exactement ce que je lui ai dit.
« Arrête ton char. tout ce que tu me dégobilles, comme ça, sans prévenir, c'est bien beau, mais je le sens pas. Comment te dire ? Je te crois et en même temps je ne te crois pas. Tu me racontes que cette gonzesse t'as sucé les veines jusqu'à la moelle, que ça ne t'a pas plu, certes, mais je doute que ça fasse d'elle une créature surnaturelle. Une suceuse de sang capable de te transformer en un monstre qui n'a rien à foutre là, dans le monde que je connais. Non mais quand même, merde. Je veux bien faire un petit effort, mais faut pas non plus déconner plus haut que le cul de la Princesse de Galles. »
C'est à ce moment qu'il m'a fait voir les traces de dents sur son avant-bras. Elle ne l'avait pas raté. Manifestement, elle s'y était reprise à plusieurs fois, relâchant son étreinte au gré des coups portés par sa victime. En de nombreux points de sa chair tuméfiée, je distinguais parfaitement des trous ronds et profonds, creusés en rangs de deux par ce qui ressemblait bel et bien à une paire de canines. Certaines de ses marques avaient perdu leur belle et ronde régularité sous la violence des assauts. Jo avait tellement résisté, se remuant dans tous les sens pour se débarrasser de la goth, que celle-ci lui avait carrément déchiré la peau en divers endroits. Et ça ne s'arrêtait pas là.
Découvrant soigneusement sa gorge, Jo m'a dévoilé une autre série de blessures, les mêmes orifices, toujours par deux, la même évidente brutalité.
« Je ne montre pas le haut de ma cuisse, faudrait que je me désape, mais c'est plus ou moins le même délire. »
Je n'en croyais pas mes yeux.
« T'as désinfecté, j'espère ?
- Que dalle. Regarde bien : pas un signe d'infection, pas de pus, rien. J'ai passé un coup d'eau par-dessus, histoire de virer les éclaboussures, mais ça m'a tout l'air d'être en train de cicatriser. »
J'ai acquiescé sans rien dire. Je n'en revenais pas. Chacune de ses plaies semblait vieille de plusieurs jours. Pas la moindre trace de sang. Seule une subtile teinte rouge, à l'intérieur des cratères, confirmait la présence d'une veine sous cette peau qui me semblait tout à coup de plus en plus blanche.
« T'as raison, ça saigne plus », ai-je dit, pour meubler. « Ca m'a l'air propre. Ca te fait mal ? Ca te démange ?.
- Non. Je sens rien de particulier.
- Et la fille, elle est passée où ?
- J'en sais foutre rien. Il y a un trou noir dans ma tête. Je me suis réveillé tout à l'heure, juste quand il commençait à faire nuit, et j'avais une de ces dalles... J'ai préféré laissé tomber pour ce soir, profiter de la fermeture pour me remettre et ranger ce merdier. Mais j'arrive pas à me bouger. »
J'allais répondre du tac au tac qu'il ne devait pas s'inquiéter, que j'allais l'aider et que tout serait comme neuf avant minuit, puis j'ai compris ce qu'il venait de me confier. Un nœud s'est formé dans ma gorge. J'ai commencé à transpirer, achevé mon verre. C'est en bafouillant que j'ai repris la parole.
« M-mais... dis-moi, t'as, enfin, t'as mangé un morceau ? »
Il n'a pas répondu. Ses yeux m'ont cloué par le fond de la rétine et un sourire sinistre s'est imprimé sur ses lèvres blanches, découvrant ainsi des canines démesurées.
Je me suis levé sans réfléchir, d'un seul bond, pour me réfugier derrière la croix hypothétique que formaient mes deux index. Jo n'a pas bronché, m'observant toujours de son air tranquille de prédateur blasé.
« Tu crois faire quoi, là ? C'est des conneries, les croix, les gousses d'ail, l'eau bénite. C'est pas avec ça que tu m'arrêterais.
- Qu'est-ce que tu vas faire, merde ? Tu vas me saigner ? »
Il a dévié le regard - je l'ai deviné honteux qu'une telle possibilité pût être envisagée. Puis, dans un accès de colère rentrée, il agrippé les bords du comptoir et il a serré, serré, serré, hurlant d'un cri qui n'avait rien d'humain. Je tremblais comme une feuille accrochée au slip de Mohammed Ali, incapable de décider si je devais parler, partir, ou rester là, tout simplement, sans rien dire.
« Je vais pas te saigner, mec », il a fini par dire. « Non, je vais pas te saigner. »
J'ai senti un long frisson moite me parcourir de bas en haut. L'adrénaline retombait.
« T'es une arsouille, et il t'arrive de dire des conneries grosses comme Mama Thornton, mais t'es un ami. Et je me vois saigner personne de toute façon. Mais si tu savais la fringale que je me paye... »
Il a rompu en sanglots. Si on m'avait dit un jour que je verrais un vampire chialer... Même bourré, j'y aurais pas cru.
Je me suis rapproché et lui ai pris la main.
« On va trouver un truc, vieux. J'ai peut-être une idée, tiens. T'as des compresses, du sparadrap, du désinfectant ? »
Désorienté, Jo s'est empressé de me fournir les objets requis, puis je me suis isolé dans la remise après un verrouillage en bonne et due forme. On ne sait jamais, que je me suis dit. Si son odorat était à moitié aussi affûté que le rapportait Bram Stoker, il risquait de venir boire à la source sans prendre de gants. Je vois d'ici le résultat : deux vampires affamés au lieu d'un. Grandiose.
A l'aide d'un opinel particulièrement affilé, je me suis fait saigner dans un verre, une bonne grosse pinte, puis me suis pansé comme j'ai pu. J'éprouvais quelques difficultés à tenir sur mes jambes, affaibli que j'étais par cette soudaine perte de sang, mais je devais le nourrir avant qu'il ne perde le contrôle. Je le sentais d'ailleurs sur le point de céder. Je me reposerais plus tard.
Cahin-caha, je me suis présenté devant lui. Il s'est jeté sur le verre, qu'il a vidé en quelques secondes, dans un grand bruit gloussant, immonde, un son qui restera à jamais gravé dans ma mémoire.
Puis il m'a regardé avec reconnaissance, des traces rouges autour des lèvres :
« Merci, mec. T'es un vrai pote. »
Il s'est effondré en pleurs dans mes bras cagneux d'alcoolique.

* * *

« La question, maintenant, c'est : qu'est-ce que tu comptes faire ? »
De toute évidence, il n'en savait rien, ce qu'il m'a confirmé d'un regard désabusé.
« Je ne crois pas être capable de faire ça chaque nuit, Jo. Je doute même qu'une pauvre chope suffise à te rassasier. Par ailleurs, mon gars, si tu n'ouvres pas ton bar, tu vas avoir des problèmes de fric. A long terme, ça veut dire « expulsion », et après, hein, advienne que pourra, comme on dit. »
Il semblait perdu dans ses pensées, concentré sur le spectacle de ses doigts blancs inondant de caresses une bouteille de whisky que je me serais bien enfilée sur-le-champ si les circonstances s'y étaient prêtées.
« Ecoute, Jo, il faut qu'on ouvre le bar. On va nettoyer ensemble et demain on avisera. Mais il faut trouver une solution, sinon tu vas te retrouver à pratiquer la saignée sur le premier clampin venu. M'étonnerait que ça arrange tes affaires. »
Il a levé les yeux, un éclat différent dans les pupilles.
« Dis, toi qui es là presque chaque soir, qu'est-ce que tu penses de la clientèle ?
- Ta clientèle, c'est, disons, une bonne poignée de fidèles, je dirais dans les quarante, cinquante, à vue de nez. Entre les habitués pur jus comme bibi et les occasionnels des jours de fête. Après, bon, il y a les autres. Ceux qui viennent ici parce que c'est plein ailleurs, ou par hasard. Parmi ces derniers, je dirais qu'ils t'appellent tous par ton prénom et qu'ils ont une certaine sympathie pour ta personne. Tu peux probablement compter sur pas mal de gens, c'est sûr.
- Ok, alors écoute un peu. »

* * *

Quelque part dans le centre de cette ville que je ne quitterai jamais, à l'angle du boulevard Borges et de la rue Caspienne, deux rues imaginaires qui n'existent que pour garantir un minimum d'anonymat, se dresse la façade rénovée d'un étrange troquet, le Bar à Jo, étonnant compromis entre le bar pour vieux de la vieille et l'endroit branché pour étudiants, artistes en devenir ou simples snobs fascinés par la nouveauté. Lorsque vous vous préparez à pénétrer en ces lieux, prenez soin de manger quelque chose au préalable, rien que du solide, du consistant. Assurez-vous également de n'être pas de ceux qui flanchent à la vue d'une seringue. Car si les prix des boissons et en-cas ont accusé une diminution significative, l'on exigera de vous une contribution pour le moins originale à l'entrée des locaux.
Le patron ne boit jamais, mais il lui arrive, entre deux services, de vider une poche de sang frais à même le plastique. Pour ceux que ne rebutent pas les prises de sang, l'ambiance est conviviale et je suis là pour vous guider.


Mill en fait, c'est un peu comme le père castor de la zone ?