Deux poètes

Le 16/11/2016
-
par AntonellaPorcelluzzi
-
Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Antonella Porcelluzzi nous gratifie d'une nouvelle contribution sur la Zone. Au travers de cette subtile fiction on voit toute la vacuité du système de networking dans le septième art en France depuis les années 80 dont les piliers sont devenus le mécénat d'état et le clientélisme. L'auteur croise plusieurs parcours de vie, met en avant les principes de la courte échelle, du saute-mouton pour accéder à la mise en lumière sous les projecteurs médiatiques, les feux de la rampe et les tapis rouges. On comprend que l'exception culturelle française n'est pas tant dans le domaine créatif mais dans celui de la cooptation intimement liée à la filiation, à l'héritage intellectuel, aux mouvements. Tous ces gens qui se tendent la main forment une belle chorégraphie aérienne alors qu'il tombent tous et qu'aucun n'a de parachute. Ici l'essoufflement, l'enlisement, l'agonie de ce système nous est présenté mais à la fin émerge l'espoir d'une renaissance par un retour aux fondamentaux, la feuille blanche et la plume.
Conversation au téléphone:

- Philippe je t'annonce que dans trois jours j'ai rendez-vous avec Jack Lang, pour une série d'expositions, c'est nécessaire que tu m'accompagnes.
-Thierry, au nom de notre amitié, pourquoi tu appuis toujours sur le côté diplomatique et des relations politiques ?
- Parce que tu es mon ami et j'ai besoin de toi pour construire, la culture, l'art, on ne peut pas juste les subir, même si subir dans ce cas signifie créer, il faut créer aussi au tour de nous un espace publique de réception, creuser, comme nous on creuse le temps dans notre travail, pour l'agrandir, agrandir l'espace culturel dans l'explosion de nos interventions.
- Tu sais que je ne partage pas cette pensée Thierry, ce n'est pas moi.
- Tu devras grandir un jour mon cher. Rester dans ton bel endroit sombre pour montrer ce que tu détestes, ce n'est pas une méthode pour un artiste de relief, ta pulsion de mort n'a pas trouvé encore sa sublimation dans ton art, il faut te secouer, et c'est possible qu'il te manque un rapport concret et quotidien avec ceux qui te diffuseront, notre amitié fera le reste, je suis gardien dans la culture, Philippe, regarde moi bien, car tu es mon successeur. Mon père est Roland Barthes, je le reconnais comme tel, il est le gay qui a plus d'enfants en France (rire). Ton père par contre c'est moi, et ce n'est pas la même chose, nous jouissons d'une amitié personnelle, tandis que je n'ai pas connu Barthes.
Je veux te montrer par la vitrine publique tout ce que tu dois laisser se révéler, laisser signifier, surtout en cinema, l'art dynamique. Tu le sais que ton père c'est moi, car tu n'as pas de famille autre que moi.
Année suivante, Thierry meurt.

La presse assiège Philippe, il est le benjamin de la culture. Il est gentil, il se soumet, il aime les gens même s'il est extrêmement introverti. Difficile de l'entendre, même quand il a un micro dans les mains. Mais tout le monde l'applaudit, pendu à ses lèvres intelligentes, et son travail reçoit des subventions, argent et contacts s'accumulent. Il sort des films, avec son regard obsessionné. La peur de la mémoire et la peur de la mort qui manquaient dans le travail de Thierry, sautent aux yeux dans le travail de Philippe. La mort, qui était toujours à côté de Thierry pendant qu'il tournait ses films, ainsi produisant la magie de ses résultats, apparaissait par contre trop directement dans l'image de Philippe, et la rendait malsaine. Tous remarquaient la montée de la parabole, le publique fut forcé par les articles de presse et la grandissante renommée à regarder des spectacles ignobles, qui n'arrivaient pas à convaincre sur la présence de quelque signification ou valeur.

Quatre mandats présidentiels suivirent. Aux élections qui se tiennent après vingt ans de la mort de Thierry, les élus à la culture changent, tout l'establishment se convertit à des nouvelles fois. Les financements à Philippe se réduisent brusquement, il n'y a que quelque producteurs de province qui restent avec lui, encore quelqu'un qui avait connu Thierry en vie.

Philippe subit soudainement une rupture d'anévrisme.

Cet événement a lieu par hasard à l'intérieur d'un hôpital de Paris. Philippe y allait faire une simple radiographie de la cheville qu'il avait cassé cinq ans auparavant, un contrôle, car il avait mal. Philippe enlevait juste sa chaussure, assis sur l'étroit lit d'observation, quand le technicien radiologiste l'attrape à temps avant qu'il ne tombe, et donne l'alarme. Philippe resta immobilisé pendants trois mois dans un autre service du même hôpital, au quatrième étage, dans une chambre lumineuse. Le corps percuté par la lumière d'hiver, par le blanc de la neige, alors que sa vie planait ailleurs, ses pensées, il avait l'air vide et fatiguée, il était si pale qu'on l'aurait dit souffrant et mourant, son pouls était faible. La chambre s'était peu à peu vidée des visiteurs, il n'y avait plus personne pour veiller sur lui. Il se réveilla un jour, il était le printemps et Philippe riait. Les médecins allèrent le voir pour vérifier ses conditions, surpris, contents, ils ne savaient plus qui c'était ce Philippe alors, mais ils se congratulèrent fort, tous, un par un, pour la résolution absolue qu'il avait donné au mal, pour cette guérison miraculeuse.. Les signes vitaux de Philippe étaient excellents.

Philippe avait été prévenu par une infirmière qui l'aimait bien, que quelque journaliste l'attendait dehors, avec des cameras. Il s'habilla, elle l'accompagna le long des infinis couloirs vert dentifrice du sous-sol de l'hôpital, pour arriver à sortir par la porte de service. Elle lui met dans la main un morceau de papier avec une adresse. Un taxi l'attend, il l'amène à travers la verdure naissante aux verts clairs et tendres, dans un minuscule village à 80Km. Là bas, Philippe s'installa sous un faux nom dans l'ancien auberge. C'était un endroit qu'il avait déjà visité autrefois, presque le seul qui s'imposait à sa memoire à la sortie de l'hôpital.

Sa memoire revint au galop pendant la longue traversée en voiture. Il prit la même chambre avec la grande terrasse donnant sur les bois. Philippe s'était arrêté sur la route pour acheter du papier, il le posa sur le bureau, positionné vers le sud. Et commença à écrire.