Versus

Le 13/08/2006
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par Aka
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Ce texte a été écrit dans le cadre d'un concours ayant la prison pour thème. Ciblé sur la rencontre d'une journaliste et d'un détenu dérangé dans sa petite routine, Aka en profite pour faire dans la remise en question, la manipulation, joue sur les rôles dominant / dominé, avec l'habileté qu'on lui connait. Hélas la psychologie prend trop le pas sur l'action pour qu'on se prenne quoi que ce soit en pleine gueule.
Ca devait faire environ quinze ans que j’étais là. Peut-être plus, peut-être moins. La notion du temps n’était pas la même ici et ailleurs. En fait, le temps n’existait pas. Je vivais perpétuellement une journée unique et elle me convenait assez. Je ne sais pas, peut-être que je m’y étais juste habitué. Je dormais, je faisais du sport, je travaillais, je regardais la télé. Qu’est-ce que j’avais à jalouser au mec qui se lève tous les jours à la même heure pour faire le même boulot et avoir les mêmes emmerdes ? Je n’avais pas envie du monde extérieur. A vrai dire, pour moi, il équivalait à ce que mon regard pouvait en capter lorsque j’étais en promenade. Au-delà ? Allez savoir… Un gouffre, le néant, des décors en carton-pâte ? Ca dépendait des jours, et surtout de mon imagination du moment.
Mis à part les autres détenus et le personnel de la prison, les gens n’étaient pour moi que des personnages fictifs qui se mettaient en mouvement lorsque quelqu’un appuyait sur le bouton « on » du téléviseur. Les contacts extérieurs, néant : faut pas se leurrer, au bout de quinze ans, des visites, on n’en a plus. Ceux qui ne vous avaient pas rayé de leur vie dès votre arrivée ici avaient tout simplement oublié au fil des années le simple fait que vous existiez. Le temps efface tout parait-il.
J’étais donc sur une minuscule planète avec ses lois et ses rites. Avec mes habitudes. Ma vie. Me demander si je regrettais le monde extérieur, c’était comme vous demander si vous n’étiez pas trop frustrés de ne pas habiter sur Mars : ça n’avait pas de sens.
Du moins, ça n’en avait pas avant qu’elle n’arrive.

Un jour on m’a annoncé que j’avais de la visite. J’y suis allé en traînant des pieds, la mauvaise humeur dominait la surprise : je n’aimais pas qu’on dérange le confort de ma routine. Mais bon, j’étais peinard depuis des années avec l’administration pénitentiaire, donc lorsqu’on me demandait quelque chose, je m’exécutais. Accord tacite.
Arrivé au parloir, je l’avais vue. Un sourire timide aux lèvres, ses doigts jouaient nerveusement avec le carnet et le stylo posés devant elle. La première chose que je m’étais dite, c’est qu’elle était radieuse de normalité. Rien à voir avec les femmes des magazines, devenues depuis bien longtemps mes compagnes sexuelles. Ses défauts s’accordaient à merveille avec ses qualités. Elle était la perfection tout simplement parce qu’elle était vraie. Intrigué malgré moi, je m’étais assis.
Je ne comprenais pas tout à fait ce qu’elle faisait réellement ici. Elle prenait des notes. Beaucoup de notes. Et elle posait des questions. Beaucoup de questions. Un travail en psychologie ou en sociologie, peut-être en droit ? Un compte-rendu pour l’administration judiciaire ? Un article pour le futur Pulitzer ? Peu m’importait.

Lors de notre premier rendez-vous, elle avait sorti un dossier et s’était mise à me raconter ma vie comme si ce n’était pas la mienne. Pendant de longues minutes, elle avait parlé de tout ce qui me concernait depuis le jour de ma naissance. Elle expliquait à ma place, inversant les rôles. Une fois qu’elle eut terminé, elle me demanda de commenter, de tout ré expliquer avec mes propres mots.
Mais qui était-elle pour croire qu’on pouvait ainsi lire en moi ? En quel honneur devais-je me soumettre docilement au poids de ses questions ?
Alors j’ai passé plusieurs semaines dans le mutisme le plus complet. Je l’observais, retranché bien à l’abri dans un coin de mon esprit. Je la regardais s’exaspérer de mon silence, se passer nerveusement la main dans les cheveux pour remettre perpétuellement en place une mèche qui l’était pourtant déjà. Ca m’amusait. Son impuissance me réjouissait. J’y prenais même une sorte de plaisir sadique qui en vint à me faire attendre plus ardemment nos rendez-vous. Parce que malgré la tournure que prenaient les choses, il y avait toujours un rendez-vous, chaque semaine. Même jour, même heure.

Au bout de plusieurs mois de ces rencontres hebdomadaires, j’ai commencé à lui donner ce qu’elle voulait pour pouvoir mieux lui reprendre. Quelques réponses crachées du bout des lèvres suffisaient à lui faire afficher une mine radieuse. Alors je le faisais. Je la laissais avancer pour mieux lui barrer le chemin. Un « oui » suivi d’une heure de silence. Je dominais complètement la situation. Je la voyais se décomposer, paniquer même. Elle tentait tout ce qui lui était possible pour me faire décrocher un mot. Alors dans ces moments là, elle me parlait du soi-disant lien qu’il y avait entre nous, de la douleur qu’elle pouvait ressentir devant mon manque de confiance. La douleur… Elle ne devait même pas vraiment connaître le sens de ce mot alors qu’elle m’a tout appris à ce sujet.
Elle se lançait dans de longues argumentations pour me montrer que je n’étais pas qu’un sujet de travail à étudier parmi d’autres. Elle venait chaque semaine supporter mon silence et le temps qu’elle ne passait pas avec moi, elle l’utilisait à essayer de me comprendre. Parce que oui, elle pensait à moi au-delà des quatre murs de ma prison et elle était certaine que moi aussi je pensais à elle. Elle voulait que je comprenne que malgré ma réticence tout était déjà joué : nous étions liés, tout ça persisterait au-delà de son travail ici.

Elle m’a eu à l’usure, elle m’a eu au mystère. Petit à petit, à coup de monosyllabes. Je donnais mais ne recevais jamais. J’ai fini par me délier juste dans l’espoir d’en apprendre un peu plus sur elle. Je changeais la donne, je négociais malgré moi. J’essayais de lui faire dire à son tour qui elle était. Je voulais savoir comment elle pensait à moi lorsqu’elle était seule, si elle aussi se jouait le film de notre future vie le soir avant de s’endormir. Mais elle demeurait intouchable tout en essayant de me laisser espérer qu’elle ne l’était pas.

J’ai finis par voir cette union qu’elle ne cessait de me décrire. Plus que ça, je la ressentais dans ma chair. Ma prison, c’était elle désormais : notre lien prenait tout son sens. A chaque instant nous étions unis, par la pensée, par nos vies, tout simplement parce que ça devait être ainsi. Elle était moi et j’étais elle, indissociables à jamais. J’existais. Pour la première fois. Et j’étais heureux : rien ni personne, aucun barreau ne pouvaient nous séparer. Qu’importait la distance, qu’importait ma situation, qu’importaient les hommes qu’elle recevait dans son lit. Ils n’étaient rien parce que, moi, je vivais en elle.

Elle avait compris l’emprise qu’elle avait sur moi : les rôles du début étaient inversés. Je devais lui parler des raisons, depuis longtemps occultées, de ma présence ici. Je devais lui expliquer mon passé dans ses moindres détails, lui dépeindre les endroits que j’avais vus. Je devais lui décrire toutes les personnes que j’avais connues. Je ne devais plus avoir le moindre secret pour elle. Et je le faisais. Elle avait l’air de se délecter des détails les plus sordides de mon histoire. Elle triomphait de tous mes échecs. Elle savourait sa domination : elle si inaccessible et moi si perméable.
Je ressortais de nos échanges éreinté, épuisé d’avoir du rejouer toutes ces choses que je pensais profondément enfouies. Au fur et à mesure de ses visites, elle tissait entre l’extérieur et moi un lien de plus en plus solide.

Il me semblait qu’au fil de ma confession, un double de moi-même se matérialisait quelque part en dehors des murs. Il prenait de plus en plus de consistance pendant que moi, ici, je m’effaçais. Mon ancienne vie, mon ancien Moi se reconstituaient à chacun de nos échanges.
Qu’importait : je ne vivais plus que pour la voir. Le peu d’informations que je pouvais avoir sur elle étaient les récompenses ultimes face à l’attente de plus en plus insoutenable. Je voulais qu’elle prenne forme à mes côtés autant que moi à l’extérieur.
Mes nuits n’étaient plus paisibles mais hantées par les fantasmes que je créais sur le jour de ma sortie. Ils étaient multiples, mais à chaque fois, elle était là. Je me réveillais en proie à la panique et j’occupais alors le reste de mon temps de repos à compter les années, les mois, les semaines, les jours, les minutes, les secondes qui me séparaient de ma libération. Le désespoir m’étouffait face à ces chiffres exorbitants, mais je me consolais en me disant que, dorénavant, je n’étais plus seul dans l’attente. Chaque semaine elle serait là, jusqu’au jour de ma sortie. Elle rythmait ma vie et au-delà, mon futur.
Ma journée n’était plus unique. Ma vie se divisait en deux moments : ceux où elle était là et ceux où elle ne l’était pas.

Mais un jour elle n’est pas revenue. Jamais.

J’avais soudainement plus conscience que quiconque du temps qui passait. Je l’ai attendue un peu moins d’un an avant de comprendre que je ne la reverrai plus.
La première semaine je me suis dit qu’elle avait un empêchement. Ensuite j’ai pensé qu’elle était sans doute en vacances. Puis je l’ai crue malade et le temps passant, agonisante sur un lit d’hôpital. Et moi j’étais là, impuissant, alors qu’elle me suppliait de venir à elle.
J’occupais mon esprit en me rejouant sans cesse notre dernière rencontre. Je revivais chaque seconde, j’entendais ses derniers mots, je respirais l’effluve de son parfum. Je la revoyais se lever et quitter la pièce irrémédiablement. Mais dans mes rêves, je la retenais.
Chaque fois que des pas résonnaient dans le couloir qui longeait ma cellule, je me tenais prêt : le maton venait forcément me chercher pour m’envoyer au parloir. Mais lui non plus n’est jamais revenu pour ça.
Et le temps a fini par tuer toutes les excuses que mon imagination pouvait produire. Il fallait se rendre à l’évidence : j’avais été une étude de cas, les gars comme moi, elle les disséquait à la chaîne. Elle les usait jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Aucune zone d’ombre ne devait lui résister.
Un an. Vous savez ce que c’est d’attendre un an ? Vous le pensez ? Vous le pensez parce que vous attendez un an vos congés d’été, les fêtes de Noël, le résultat d’un examen ou la validation d’une mutation ? Bien, alors imaginez juste la même chose dans d’autres conditions : attendez un an le cul sur votre chaise vos sacro-saintes vacances. Mettez-y tout votre corps et toute votre âme. Chaque seconde qui s’égraine doit être consacrée à cette unique activité : attendre. Maintenant, si vous avez entrevu tout ça, vous connaissez véritablement le sens de ce mot.

Mais je n’attends plus.

Quelque part, dehors, un autre moi se meut. Perdu, déboussolé, seul. Il se cherche. Il la cherche. A force de tourner en rond ainsi, il va finir par mourir.
L’autre ici n’existe plus. Il est prisonnier du temps et de l’espace. L’un de plus en plus long, l’autre de plus en plus petit. Plus personne ne le voit. Il a beau appeler, nul ne réagit. Alors il évite de sortir de sa cellule pour ne pas être confronté à la réalité de sa disparition.

Ici, dans mon nouveau monde, j’entends chaque seconde qui passe. Tout le temps, même la nuit. Je suis enfermé dans un corps qui n’est pas le mien. Telle une carcasse vide que j’anime, je sais tout de lui. J’ai l’impression d’attendre quelque chose, d’être en suspend. Je sais que tout ça va servir à quelque chose, mais à quoi ? Cette solitude à l’intérieur de moi-même devient de plus en plus pesante. Mais j’attends, je sens qu’il faut encore attendre…Le bruit de mon sang qui circule va me rendre fou. J’ai essayé de me percer les tympans, mais je n’ai pas réussi. Je ne dors plus à cause de ces martèlements dans ma tête. Dans un sens, ça m’arrange parce que je dois surveiller les murs. Ils profitent de mon inattention pour se rapprocher. Un jour, ils m’écraseront.

Mais peut-être pas : on ne peut détruire que ce qui existe.