Va voir si ton père est bien mort

Le 24/08/2006
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par Obn
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Et Obn repasse actif un quart d'heure après avoir déchu, ceci grâce à un texte fort intéressant, misant tout sur les valeurs familiales et campagnardes. Un beau plaidoyer en faveur de toute une civilisation. En plus ça fleure bon la poudre et la bouse de vache. On y apprend aussi qu'on peut se faire défoncer le cul par contumace.
Le premier évènement significatif dans mon existence date de janvier 1992. J’avais alors douze ans ; je partageais ma chambre avec ma sœur Amandine, de trois ans ma cadette. La porte s’est entrouverte, une lame de lumière a tranché la pièce en deux : Amandine du mauvais côté et moi du fortuné. J’ai entendu la voix de ma mère chuchoter : « Melaine, viens voir ici… »
Sans faire de bruit, je me suis glissé hors de mon lit. Elle m’attendait en robe de chambre. « Je vais tuer ton père » m’a annoncé son épouse. « Va chercher le fusil et montre moi comment ça marche… Allez, dépêche toi !»

J’ai fait comme maman disait. Je lui ai transmis mon savoir tout comme mon père m’avait transmis le sien lorsqu’il m’emmenait à la chasse. Mais c’était pour des lapins à l’origine, ça mérite d’être souligné. Cela ressemble à l’histoire du serpent qui s’en mord les doigts.

Tandis que je chargeais le fusil, elle m’a étalé ses états d’âme de dernière minute : « C’est pour vous que je le fais… Je n’en peux plus tu sais... » Elle pleurnichait en me dévisageant, comme si elle attendait une réponse. J’étais embêté, en général je préfère les mamans qui ne pleurent pas. « Oui », ai-je fini par dire dans un souci d’apaisement, mais sans trop peser le pour ni le contre. Cela voulait simplement dire « oui », sans aucune connotation favorable quelconque. C’était un oui lénifiant dans la mesure où je la sentais sur les nerfs, je n’ai pas réfléchi. Par la suite en revanche, je me suis bien rattrapé ; j’ai l’impression de n’avoir pensé qu’à ça jusqu’à l’âge de treize ans. Je me demandais s’il n’y avait pas eu quiproquo entre ma mère et moi. Mon « oui », cela ne voulait pas dire que je lui donnais la permission, ni même mon encouragement…J’étais trop jeune pour prendre ce genre de décision à sa place ; il fallait qu’elle assume toute seule de butter papa.

Ensuite elle m’a ordonné de la suivre. J’ai longtemps eu l’impression là aussi d’avoir commis de grossières erreurs de mémorisation, en enregistrant des informations non pertinentes. Je n’osais pas raconter ma version des évènements au juge de peur qu’on ne me prenne pour un petit garçon vulgaire. Devant la porte de la chambre, par exemple, je m’étais fait cette remarque que papa ronflait comme un authentique goret. C’était la première fois que j’entendais quelqu’un ronfler en dehors de la télé. Ce fut une nuit truffée de premières, à bien des égards.
Ma mère a ouvert la porte tendrement pour éviter d’affoler papa inutilement avec sa silhouette en flingue de chasse, puis elle l’a ajusté soigneusement. Je garderai de mon père le souvenir d’un homme doté d’abdos miraculeux comme une chaise de camping, capable de se redresser à l’équerre d’un seul coup de carabine ; la seconde décharge l’a raplani dans sa posture initiale avec une tout aussi belle violence d’abdos. Et voilà. Rien n’avait bougé en apparence. Ca ronflait plus de nulle part.

Le bruit qu’on entendait désormais venait de l’autre côté de la cloison ; Amandine s’était mise à hurler. Ma mère m’a dit : « Va voir si ton père est bien mort, je m’occupe de ta soeur », et elle a disparu. Vivant, mon père me foutait la trouille déjà. Je suis resté là debout, pétrifié. Au fond de moi je voulais détaler, mais je n’ai pas esquissé le moindre geste à l’exception de mon anus au fond de mon slip, plus débrouillard que tout le reste et qui a détalé dans toutes les directions lui, à n’en faire qu’à sa tête.

Amandine s’est calmée peu après la nouvelle déflagration. Sur le moment ça ne m’a pas traversé l’esprit que ma mère puisse s’occuper de ma sœur avec cette méthode, si bien que j’étais pas plus affolé que ça quand elle est revenue. Je n’ai pas fait le lien à dire vrai ; je n’ai pas réalisé une seconde, pas plus que mon père ou ma sœur, qu’elle voulait me tuer à cet instant. J’en ai fait l’hypothèse au moment où de son côté elle s’est aperçue qu’un flingue au bout d’un certain nombre de morts ça se recharge -dans l’urgence je lui avais pas enseigné toutes les subtilités. Je me suis mis à chialer sur place en marmonnant des trucs à propos de mon slip, et c’est peut-être ces mots, juste, qui l’ont attendrie. Enfin, je ne sais pas. J’ai renoncé à comprendre. Je suis vivant. Je peux le répéter : je suis vivant.

Nous avons pris le vélomoteur de mon père pour nous rendre à la gendarmerie de Landrecies. Au début j’étais réticent : « Allez ! Monte je te dis !! » Elle me hurlait dessus, mais je restais à quelques mètres d’écart. J’étais vraiment réticent tout à coup, bien que ce soit ma mère. Elle a menacé de me mettre une « rouste », et c’est ce qui m’a débloqué. Je m’agrippais à la veste qu’elle avait enfilée par-dessus sa robe de chambre. Je chialais pour tout un cocktail de raisons, mais surtout à cause des cantonniers qui me défonçaient le cul par contumace, via le porte bagage en ferraille. On s’est présenté devant les gendarmes ; de la merde glacée sauf mon respect me collait aux cuisses.

Je n’ai plus revu maman depuis le procès. On a parlé de cette histoire dans la presse nationale, et bien sûr locale. Je sais gré à la profession des journalistes dans son ensemble d’avoir tu certains détails.

J’ai placé ma vie sous le sceau de la reproduction. Nous sommes les banlieusards de nos gamètes.
Suite à l’incarcération de ma mère, on m’a placé chez mon oncle et ma tante, un couple d’éleveurs dont l’exploitation se trouvait à Prisches. Ils n’avaient pas d’enfants ; ils ne devaient jamais en avoir.

Mon oncle a beaucoup fait pour me sensibiliser aux enjeux des accouplements judicieux. Lorsque je n’avais pas école il me réveillait de bonne heure, et j’enfilais mes bottes en caoutchouc pour l’accompagner dans les pâtures, observer le troupeau. Les aubes de brouillard, leurs meuglements saluaient notre arrivé avant même que nous puissions les apercevoir dans cette purée. Mon oncle était bien vu de son cheptel, indubitablement, aussi certaines vaches venaient-elles nous renifler avec empressement. Elles accèdent au savoir essentiellement par le museau, et les premières fois elles m’ont musardé comme si j’étais l’énigme épistémologique du jour. On est toujours flatté en compagnie des Holstein, elles ont le chic pour vous élever au rang de vedette par leurs naseaux inquisiteurs.
Tout à coup mon oncle se raidissait à mes côtés, il se dressait subrepticement sur la pointe de ses bottes, et le verdict tombait :

-tiens celle-là, là bas….

Et le pire c’est qu’il se trompait jamais. Dans les prés, en dépit du brouillard, mon oncle n’avait pas son pareil pour renifler les œstrus. On possède une connaissance superficielle des gens tant qu’on ne les a pas cotoyés au naturel. Pour découvrir les facettes les plus surprenantes de tonton, il fallait chausser ses bottes et les humecter de rosée.

Beaucoup d’éleveurs préfèrent mettre un taureau castré au milieu des vaches pour gagner du temps, mais mon oncle s’y refusait. Ma tante Ernestine lui criait souvent : « Mais délègue ! Délègue un peu voyons! » Mais non. C’était un vieux têtu mon oncle, il déléguait jamais rien, et surtout pas le repérage des œstrus. « C’est trop primordial dans la conduite de l’exploitation » répondait-il, « Je peux pas me rater à ce niveau. » A mon avis, avec l’expérience que j’ai acquise entretemps, c’était une belle connerie. Généralement les taureaux castrés sont fiables ; ils font du bon boulot. Même les jeunots, les broutards ou les taurillons, on a l’impression qu’ils ont fait ça toute leur généalogie, et peut-être que certains auraient tenu la dragée haute à tonton qui lui faisait ça depuis 30 ans pourtant. Je ne sais pas. Il aurait fallu organiser des concours de repérages pour voir si la bête rivalisait avec le tonton. Le problème c’est qu’il était trop maniaque, trop perfectionniste. Tonton faisait pas suffisamment confiance aux autres. C’est bien simple pourtant : quand une vache est en chaleur, le boeuf monte dessus comme s’il comptait sincèrement la féconder. C’est un peu comme s’il nous hélait : « Hé les hommes ! Venez, j’en ai chopé une prête à remplir ! Venez m’aider, je la tiens entre mes deux pattes avant ! Dépêchez-vous les hommes! » Il n’y a plus qu’à appeler l’inséminateur. Voilà. C’est ça le job du taureau émasculé, en pâture. Une truffe. Chez nous c’était inutile. Mon oncle était du genre à les foutre sur la paille les bovins mâles; et un taureau sur la paille, ça ressemble à un steak en sieste sur une platée de frites.

Assez rapidement j’ai acquis un niveau respectable également. Mon oncle me lançait des défis, il régnait beaucoup d’émulation à la ferme ; à nous deux, pas un seul oestrus nous a échappé en 1996 et 1997. C’est assez fabuleux pour être mentionné au passage.