Une nuit... toutes les nuits ?

Le 28/09/2006
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par Nico
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Du dégoût qui saisit l'homme après avoir tiré son coup avec une pute. De la bonne amertume, l'univers sordide des relations radasses-clients, l'offre pourrie qui rencontre la demande pathétique, rien de bien affolant, mais ça se laisse lire. Evidemment ça mène à rien, mais c'est le principe même de ce genre de textes poisseux.
Elle mâche son chewing-gum.
Elle continue de mâcher son chewing-gum. J’arrive à peine à me concentrer. Elle mâche un chewing-gum, la salope. Elle regarde au loin, enfin, ailleurs. Elle n’est pas là. Elle a le regard perdu dans le tas de vêtements sales en boule par terre. Elle est avec les fringues et le chewing-gum mais pas avec moi.
C’est crade. C’est beaucoup trop sale. Un miroir sur le côté - ça doit plaire à certains - je l’évite soigneusement. Je ne veux pas me voir. Trop moche. Trop laid. Comme tout le reste. Je suis laid comme cette camionnette beige, comme ces billets que j’ai donné en entrant, comme cette femme sous moi et comme ce putain de chewing-gum. C’est mon univers, ça. Putain c’est crade.

Mon mouvement de va-et-vient me donne la nausée. Comme le mal de mer. Tout tangue. Je repire difficilement, je fais beaucoup de bruit. Je ne peux lâcher des yeux ce chewing-gum poisseux et les dents jaunâtres qui le mastiquent. Et pourtant, je continue. Je ne peux pas reculer. Je continue, je continue.
Je continue. J’y suis presque. Elle n’y est pas du tout. Elle n’y sera jamais. Pas avec moi. J’y suis. Salope !
J’y suis.

C’est à cet instant qu’on est le plus laid. Lorsque le corps tout entier se relâche après la tension. Je m’écrase. Je ne peux pas l’embrasser, lui dire merci. Rien. Je me suis comme baisé moi-même. Je me suis branlé. Je suis frustré. Et moche.
Je me rhabille rapidement. Je l’évite du regard. Elle ne me lâche pas des yeux. Elle n’a pas voulu me regarder pendant que nous faisions l’amour et une fois l’affaire pliée je ne veux pas la voir et elle me fixe. Elle veut me voir quand je fuie. Elle veut que je sache bien qu’elle ne garde de moi que cet instant de laideur absolue, de fuite, de déliquescence. Elle me renvoie ma propre image au pire moment.
Nerveux, j’ai du mal à reboutonner ma chemise. Je lâche un « salut » sordide et sors de la camionnette à peine rhabillé. Dehors j’allume une clope sans m’en rendre compte.
J’aurais du aller chez Martine comme d’habitude. Lorsque je sors de sa fourgonnette, elle me dit toujours « T’es toujours moche, mais t’es doué, p’tit ». Je n'ai jamais chercher à savoir si elle le pense vraiment. Je m'en fous de toute manière, l'illusion ça me va.
A ce moment je remarque que derrière moi la ruminante - elle n’a même pas jeté son chewing-gum - est déjà rhabillée et déjà sur le trottoir. « Si tu veux pas un autre coup, dégage, gamin ». Salope. On n’a même pas fait l’amour. Elle a baisé son Hollywood et je me suis baisé moi-même, dans tous les sens. Payer pour ça ! Je m’éloigne.

Il y a du brouillard ce soir. Les faibles lampadaires forment des halos de lumières aux allures fantomatiques. On voit arriver les choses au dernier moment. L'air est plat. Dense. Ecrasant. Mais cela ne me déplait pas. Je vis dans un brouillard perpétuel. Le brouillard me sépare absolument des autres et j'aime ça.

Payer pour faire l’amour. Et encore… Faire l’amour… Un grand mot pour ce qui ce fait ici. Mais je vais pas me plaindre. Si elles n’étaient pas là… De quoi je me plaindrais ? C’est l’une d’elles qui m’a dépucelé, à dix-huit ans, dans ce bois, dans une de ces allées sombres. Ce sont elles qui ont assuré ma subsistance durant toutes ces années. Combien de temps ai-je du attendre pour coucher avec une fille dans mon lit, chez moi ? Longtemps. En amour, bordel, on paye pour faire, pas pour avoir. J’allume une autre clope.
Je me rappellerais toujours de la première fois où j’ai amené une « vraie » fille dans ma piaule. Elle était pucelle. Elle était jolie et sympathique. Mais une fois dans mon lit et dans mes bras, déjà nue, elle a pris peur.
Mon père m’a toujours dit d’être courtois avec les filles. Excité, extrêmement déçu, je lui dis tout de même que ce n’est pas grave. « Tu reviendras demain ».
Elle n’est jamais revenue. J’ai brisé tous les miroirs de mon appart. Elle m’a brisé.

« Hey toi ! P’tit ! T’es un habitué du coin. Un coup pour la route ?
-    Non. Et j’ai vingt-deux ans »
Sans m’arrêter je balance mon mégot fumant à ses pieds. « Oh, excuse-moi, mon mignon. T’as l’air jeune. »
Non seulement j’ai une sale gueule mais je suis petit, en taille. Je fais dix ans de moins que ce que j’ai en réalité. Ça ne sera un avantage que lorsque j’aurai quarante ans… d’ici là…

Il fait foutrement froid ce soir. Je relève un peu le col de mon blouson. Une nuit d'hivers recouverte de brouillard et de connards. Glauque.

Je marche. Pas trop vite. Au moment où j’entrerai dans la bouche de métro, je ne serai plus qu’à six minutes de mon appart. Qu’est ce que je ferai chez moi ? Je me laverai. Et ensuite ? Retourner à la vie normale de tout homme normal, bien sûr. Et comment ? Personne dans mon pieu, personne dans mon pieu. Chez moi je suis un rat mort, ici j’ai le droit à quelques piqûres d’adrénaline. Je ne suis pas pressé de rentrer.
Mon regard croise des berlines chics qui s’arrêtent le long du trottoir. La fille s’approche et monte après un court échange. Mes pas croisent ceux de gros balourds bien satisfaits, vidés de semence et gorgés d’arrogance, qui retournent chez eux, souriants, retrouver leur vieille peau de femme, ou peut être simplement retrouver un chat. Ils passent tous comme des spectres : ils apparaissent quelques secondes devant moi puis disparaissent à nouveau dans le brouillard et la nuit. Des silhouettes sans consistance. J’allume une clope.
Le bois est un marché où s’entrechoquent l’offre et la demande. Sans question, sans honte, sans hésitation. Ici on est entre nous. On ne s’embarrasse pas de préliminaires, on va droit au but. Un moment de plaisir brut, abstrait de ce qui l’amène, de ce qui l’accompagne et de ce qui le suit. Juste un instant. Une étoile crasse dans le ciel. Sloutch.

Sloutch ? « Et merde ! » Ce sale bruit de glissade, de ratatinement gluant c'est une de mes pompes sur un préservatif. Usagé, forcément. Je râcle la semelle sur le bord du trottoir avec une indifférence que, curieusement, je feins à peine. Un mec de mon âge, bien fringué, sort du brouillard à ce moment. Il reboucle sa ceinture l'air visiblement énervé. Il est bourré de tics, il renifle, cligne des yeux, triture sa montre en or etc. Il est cocaïné jusqu'aux yeux. Il n'a pas réussi. Je souris mécaniquement. Il n'a pas bandé. Trop de coke, trop de coke.
Lorsqu'il est vraiment tout près ses yeux descendent vers ma chaussure. Il sourit à son tour. En me dépassant, il met ses lunettes noires, sans doute pour essayer de cacher ce que j'ai deviné.

Sur la droite, garée le long du trottoir, je reconnais la voiture rouge du gros Paul. Je frappe à la vitre. Il ouvre la portière et coupe son autoradio.
« Je suis pas en grande forme, Paul. T’as un p’tit remontant pour moi ? » Paul me lâche un petit sourire en pleine gueule. Un petit sourire dégueulasse qui exhibe ses dents marrons. « Bien sûr, j’ai toujours ce qu’il faut. Sec ou alcool ? ». Ce mec me connaît trop bien. Si je pouvais lui faire bouffer son sourire. J’ai pas envie de coke ce soir. Pas assez sale, trop chic. Ce soir est humide, poisseux, collant. Ce soir c'est brouillard. « Une bouteille de whisky. » Je lui donne son putain de fric. Quelques billets d’une main à l’autre, et Paul me gratifie d’un rire gras en me tendant le Ballantine’s. Salaud. Jje lui lâche le même « salut » qu’à la vache bubble-gum. Le gros Paul est encore plus dégueulasse que les autres soirs. Il a un sale coup prévu. Merde, faut que je me tire.

Je fais un pas et je vois une ombre se jeter sur moi. Je ne le reconnais pas tout de suite et d'un coup j'ai un flash. Le cocaïné, merde. Je sais que ce mec est dangereux. Les coups pleuvent. J'ai les mains moites, les bras fatigués, il me domine. Il faut se remettre. Mais à cet instant il m'attrape par le col de mon blouson et me fout un gauche monumental. Je sens sa putain de montre en or m'arracher la peau de la joue. Connard. Il est déchaîné, il se bat comme un animal. Je n'arrive pas à le frapper, bordel je le distingue mal dans le brouillard. La machine est rouillée, j'ai pas fait assez de cette connerie de sport. Au corps à corps je finis par lui briser la bouteille de sky sur la gueule.
« C'est ça que tu voulais, hein, connard ! » Ma bouteille et mon porte-feuille. Il était en manque, il voulait sa dose. Il voulait prendre mon fric pour se payer de la coke chez Paul.
« Merde ! Merde ! Putain j'ai du verre partout ! Merde ! »
Je lui fous un dernier droit, pour le plaisir de voir ses beaux vêtements tremper dans la boue. Il s'écroule et se roule par terre, en tremblotant et en lâchant de petit cris. Putain c'est crade. Son riche père pourra toujours lui acheter de nouvelles fringues, mais son fils c'est pas avec son putain d'argent qu'il le rachètera. J'écrase bien ses lunettes noires, par terre, avant de partir.
Ma main est pleine de sang. Mon sang. Mécaniquement je renifle mon doigt. Il a une odeur de whisky plus que de sang chaud. Ouai j'en ai foutu partout évidemment.

Le bruit à ammeuté quelques personnes. J'aurais bien aimé passer devant eux l'air de rien mais j'ai la moitié du visage lacéré. Martine est là. Elle me regarde, presque indifférente. Des mecs se battre elle en a vu beaucoup, mais moi jamais. Bon sang, ce que j'aurai aimé avoir la gueule de Bogart et emmener la fille avec moi, l'air de lui avoir sauvé la vie. Mais non, pas moi.
J'entends derrière moi le moteur de la bagnole à Paul qui démarre. La voiture s'éloigne et le gros dégueulasse remet son autoradio en marche. Son autoradio, c'est un peu comme la musique du camion de glaces.

Trois millions de Joconde. Oui, c’est ça. Trois millions de Joconde. Allez vous faire aimer ailleurs.