Ma place

Le 25/04/2007
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par M. Yo
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
C'est un bon petit texte sombre que nous sert ce vieux de la vieille Zone, en nous racontant à la première personne l'histoire d'un clochard qui s'égare dans sa déchéance (copyright Télérama, 2007). Ce qui est bon avec M. Yo, c'est qu'il ne cherche pas à péter plus haut que son cul, on a donc droit à un texte bien écrit et agréable à lire. C'est pas révolutionnaire, mais ça suffit à passer un bon moment. Du Yo, quoi.
Ca fait onze jours, maintenant.

La rue est petite, sombre, sans aucun commerce, il n’y a pas ou peu de passage, du moins à cette heure tardive de la nuit. Le renfoncement donnant sur la porte d’entrée de l’immeuble est large et profond, il permet aisément de s’abriter du vent et de la pluie. Je n’ai encore contacté personne, ni amis, ni organismes sociaux d’aucune sorte. Ce n’est que la troisième nuit que je dors vraiment, que je m’effondre serait plus juste. Mon sac, trop grand et trop lourd pour une vie de nomade, me sert d’oreiller improvisé. J’ai aussi une sacoche, sous mon ventre, c’est assez inconfortable, mais je voudrais qu’on me la dérobe le plus tard possible… Je dors par à-coups, régulièrement réveillé par les bruits, la peur, les douleurs musculaires ou les rêves.
Je rêvais, justement, de myriades de regards désapprobateurs flottant dans les airs lorsque mon sommeil fut troublé par une vive douleur à la côte gauche. Puis une autre. « Dégages ! », hurlaient les yeux de mes songes en me couvrant de coups de talon. Non. Ce n’était plus mon rêve. C’était réel, et la silhouette qui m’agressait ne semblait pas avoir de visage, donc ne possédait pas ce terrifiant regard empli de reproches et de dédain, ce qui me semblait plutôt rassurant, sur le moment.

« Dégages, c’est mon coin ! ». Je me levais doucement, j’irais ailleurs, ça ne me dérangeait pas plus que ça, je souhaitais juste dormir, dormir et ne plus penser à rien. Je rassemblais donc mes affaires et jetais un coup d’œil à l’intrus en passant devant lui. Il était comme tous les autres. Les yeux vides, le visage bouffi par l’alcool, les traits grossiers, mal rasé, des dents pourries. Il puait.

Je continuais à le dévisager pendant qu’il s’installait à la place que j’occupais quelques minutes auparavant. Il me dégoûtait. D’un coup, je lâchais mes sacs par terre, pris d’un vif soubresaut de haine à l’état pur. Comment pouvait-on devenir une telle loque ? Si laide, pitoyable, inutile ? Il ne faisait même plus attention à ma présence, ce chien… Il sortait maintenant de son blouson une bouteille de whisky à peine entamée, du bon, en plus… Et j’avais soif. « Rend toi utile, donne m’en un peu ! ». Il répéta : « Dégages j’te dis, c’est ma place ! », je n’étais même pas sûr qu’il ait bien compris de quoi je lui parlais. « Ouais, j’te laisse ta place contre ta bouteille. Allez, donne ! ». Il ne sût répéter que « Dégages… », et ma soif en grandit en même temps que ma rage. Il n’était même pas censé posséder un tel trésor, il n’aurait même pas su l’apprécier à sa juste valeur.

Je le fixais quelques minutes, puis je m’approchais. J’attrapais la bouteille d’une main, le poussais violemment en arrière de l’autre, sa tête se heurta contre le mur derrière lui. Une, deux, trois. Des mouvements qui s’étaient suivis naturellement, clairs, nets, distincts. Il lâcha prise, bien sûr. Mais la bouteille ne m’intéressait plus du tout. Une, deux, trois. J’avais trouvé ces mouvements beaux, esthétiquement beaux. Tout s’était éclaircit dans mon esprit. J’avais de nouveau l’impression de posséder et de maîtriser toutes mes facultés. Je devais frapper cet homme. C’était le seul moyen de le rendre beau, de l’unifier avec le grand ensemble de l’univers. Une. Je brisais la bouteille en la cognant contre le mur. Deux. Je souriais avec bienveillance à cet homme qui, grâce à mon aide, ne serait bientôt plus un raté. Trois… Trois, trois, trois. Trois. Tout n’était plus que rouge.

Il n’a même pas crié, à peine gémit, pendant que je m’obstinais à rendre son visage et son corps plus conforme à l’idée de perfection à laquelle devait ressembler, selon moi, le grand ordonnancement des choses. Je ne sais pas si cette scène a durée deux minutes ou trois quart d’heure d’acharnement. Puis je me suis arrêté, pas tout à fait satisfait du résultat obtenu, mais totalement vidé, lessivé. J’ai tourné les talons, attrapé mes sacs, et suis partis en direction d’autres ruelles discrètes de la capitale.

J’essayais de ne pas céder le contrôle aux images qui tentaient de revenir obséder mes pensées. De toute façon, il l’avait bien mérité. Ce coin, c’était mon coin. C’était ma place. C’était ma place…

C’est ce jour la que je suis devenu comme eux. Que j’ai pénétré dans un monde à part. Celui des gens déconnectés. Entièrement déconnectés. Ce n’était pas lui que j’avais frappé, mutilé, détruit. C’est moi que j’avais voulu frapper, mutiler, détruire à travers lui. Parce que j’étais comme lui, même si je n’en avais pas encore l’apparence physique, et que ce fait me faisait horreur. Parce que lui et moi, nous avions les mêmes préoccupations, les mêmes envies, les mêmes pulsions, nous avions cédés au même abandon.

Trois jours plus tard, je suis retourné à ma place. Les murs étaient blancs, propres, tout avait été nettoyé, effacé, stérilisé. C’est sereinement que je me suis couché à l’endroit même où j’avais rencontré ce clochard anonyme pour la première et la dernière fois. C’est sereinement que je me suis endormis, sans rêves, sans réveils intempestifs, sans courbatures insoutenables. Car enfin, j’avais trouvé et gagné ce que nous cherchons tous, quelque part. J’avais trouvé ma place