La vie

Le 15/10/2007
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par Aka
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
A force de platitudes nihilistes, de poésie enfievrées et autres niaiseries néo-goth, on avait fini par oublier ce qu'est un vrai texte zonard. Comme par hasard c'est un ancien pilier pris d'une inspiration subite qui vient nous le rappeler. Un texte zonard n'est pas un chef d'oeuvre, mais il est amer, agressif, ironique, marrant et il tape dans le bide. Comme ma bite. Et comme ce texte.
Champagne. Un premier CDI ça se fête. Je les ai tous niqués, c’est moi qui ai eu le poste. Pas que ça soit le job du siècle, mais c’est un job. Perspectives d’évolution, salaire misérable à la fin du mois, mais salaire quand même. Puis tout le monde a l’air tellement heureux de cette nouvelle : j’ai l’impression d’avoir découvert le remède contre le cancer. Alors champagne et baise en rentrant pour fêter ça.
Premier jour. Bureau sympa en open space comme dans les films. Les gens sont gentils. J’ai un casque avec micro pour répondre au téléphone, ça aussi c’est comme dans les films. J’apprends vite, il parait que je suis doué. Je rentre tard, tout est fermé mais tant pis. Je cuisine avec ce que j’ai, j’essaye de vaquer à mes occupations habituelles malgré la fatigue et l’heure tardive. Mais qu’importe, tout me sourit. Alors je baise pour fêter ça et je m’endors du sommeil du juste.

Première semaine. Les jeans sont interdits, même derrière un téléphone. Alors je claque ma paye que je n’ai pas encore dans des uniformes pour gens qui vont au bureau. Mais qu’importe, j’excelle dans mon domaine : un jour l’argent ne sera plus un problème.

Maintenant je peux sortir au restaurant le samedi soir avec mes amis. On a plein de sujets de discussion en commun désormais : les impôts, les traites des crédits, la déco, les projets et surtout le boulot.
Le dimanche je peux aller voir ma famille la tête haute : j’ai de quoi ramener des bouteilles de pinard dont les noms ne me disent rien mais qui déclenchent de longues discussions à propos d’un tas de date qui ont l’air importantes et qui sont pourtant depuis longtemps révolues.

Premier mois. La paye vient seulement remplir le découvert du mois dernier. Ca va aller en s’arrangeant de toute manière vu que je n’ai plus le temps de dépenser mon pognon. J’ai perpétuellement un goût amer dans la bouche, j’ai du mal à croiser mon reflet dans un miroir. Alors je place mon téléphone à gauche du PC plutôt qu’à droite. Ca me rassure.

Je ne compte plus. Je ne compte plus les insultes que je récolte au téléphone pour des raisons la plupart du temps inexistantes. Je leur dirais bien d’aller niquer leurs mères, mais ce n’est pas dans la procédure. Il n’y a que dans les films où les gens se révoltent.
Je ne me suis jamais senti aussi vide maintenant que je suis quelqu’un. Plus aucun loisirs, plus aucune personnalité. Mes sorties se raréfient et sont toujours les mêmes, les gens sont identiques, les discussions se répètent. Je vis tous les jours la même journée et j’ai l’impression qu’il n’y a que moi qui m’en rend compte.
Vivement samedi soir que je baise. Oui, la baise c’est le samedi soir. Mais je ne me fais pas d’illusions, c’est parce que je suis jeune : un jour, ça sera le dimanche matin.

Aujourd’hui je ne me suis pas arrêté à la station de métro du bureau. Je suis resté assis et je suis allé voir tout au bout de la ligne comment c’était. C’était différent. C’était merveilleux.
Ma chef n’a pas aimé. Les absences ne font pas partie de la procédure. Je lui aurais bien éclaté les dents contre son bureau, mais je ne l’ai pas fait. Qui le ferait dans la vraie vie ? Je suis juste rentré dans ce qui est devenu mon taudis. J’ai admiré la vaisselle dans l’évier, le frigo depuis longtemps vide, le bac a linge sale qui dégueule : rien que des cicatrices de ce que le temps m’a volé. Mais qu’importe, il n’y a plus que le lit que j’utilise.

Un an. J’ai évidemment été viré. Mes chiffres n’étaient pas bons. Mais qu’importe, je ne me rappelle même plus de ce que j’étais censé vendre.
Ma dernière paye vient de remplir le découvert du mois précédent. Je ne suis plus personne. Alors je pourrais aller tous leur éclater la gueule au bureau. Je pourrais rappeler tous mes clients et les conseiller sur la manière de niquer leur maman. Je pourrais pulvériser à coups de fusil à pompe tous ces connards de clones de moi-même dans le métro. Je pourrais abréger mes souffrances, mon ennui en me foutant en l’air. Ca serait des chouettes fin à mon histoire tout ça. Mais je n’en ferai rien. On est pas dans un film ici, c’est juste la vie.