Serial edit 22 : l'impact

Le 10/06/2008
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par Glaüx-le-Chouette
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Rubriques / Serial Edit
Glaüx nous raconte la vie d'un homme déçu de tout, qui a choisi de prendre la route sans se retourner. Chouette idée, même si on a visualise mal ce mec cultivé et délicat suant au volant de son 38 tonnes. On est dans le registre de l'émotionnel délicat, incluant sérénité résignée et une bonne dose d'optimisme sautillant. Bref, un texte de tarlouze effeminée, forcément déstabilisant pour des zonards pratiquants, mais c'est un choix respectable et dans son genre, une réussite.
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
Peu dansent. Trop croient avoir le choix. Pour bien vivre il faut danser, danser comme l’on suit et la vague et le vent. Danser comme on subit : avec joie. La joie du soumis.

Ce soir je danse. Dans mon habitacle et sous ses tubes de tôle, et sous mes côtes, je danse. Quoi que je puisse faire de ma vie, je n'en ressens pas moins, jour après jour, sa lamentable vanité et la fausseté de chacun de mes divertissements. C’est un constat plein d’amertume mais joyeux, car je l’accepte comme inévitable. Le chœur dansait, dans la tragédie grecque. Je danse.

Je danse et je ris. Un routier dansant au son des aulos. Qui peut imaginer cela. Je ris et je suis encore un peu plus distant du monde, en riant, un peu plus seul et plus perdu dans la joie. Il y a déjà six ans que j’ai abandonné la vie d’autrefois, abandonné la culture même et les métiers aberrants, la course inepte de la vie, pour devenir routier. Un routier converti. Qui songe à Eschyle en conduisant son dix-huit roues. Jadis je croyais avoir un rôle, un rôle par moi-même, identitaire, reconnu par les autres ; je croyais être indispensable. Je pensais être autre chose qu’un rouage machiné. Puis j’ai déchanté, peu à peu, je ne sais pas selon quels processus, mais sans crises. J’ai quitté la course métaphorique de l’existence pour sa vérité ; j’ai quitté la course sur la route métaphorique que tous suivent, matin et soir, pleine de platitude et d’ennui profond, à moins de se laisser aller à une paresse contemplative ; quitté la voie toute tracée du bon citoyen, rythmée chaque soir par l’abandon obligé au creux d’un canapé mou, en songeant à des illusions de pérennité, à l’oisiveté idéale et au confort misérable, voire à un avenir de conte de fée sale - j’ai quitté tout cela, pour monter sur l’asphalte réelle, physiquement poussiéreuse et physiquement salissante, vraie, et pour tracer, enfin, une route purement réelle, apoétique, désespérée. Dans la joie de l’acceptation, enfin. Avec un grand rire.

Depuis mon départ et de route en route, quelle que soit la destination et quel que soit le chemin, traînant des tonnes de pommes, de pierres ou de clandestins, qui sait, mes pensées sont les mêmes. Je dis oui, je danse et je dis oui. Chaque jour, je me hâte vers la mort qui m’appelle, sans me hâter, chaque jour j’accepte en souriant le temps qui passe - car la fin ne peut être qu’un soulagement et l’éclat untime ; comme le disait mon guide entre tous, « et que la fin nous illumine ».

J’ai renoncé à tous les mensonges, et je ris de me voir en sage chinois. Je suis le sage en marcel… le sage suant sous des bras gras, le sage aux cuisses déformées par le fauteuil et l’inaction. Un Bouddha porcin, un Bouddha salé contre les statues de sucre, mais obèse, comme elles. Je sais le mensonge de la vie commune, et je n’aspire qu’à la lumière ; je ne souhaite rien d'autre que brûler toutes les forces qu'il me reste encore, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, me jeter dans la bataille comme s'il n'y avait plus de lendemain, car c’est ainsi, il n’y a jamais de lendemain. Connaître l'extase aveuglante ou bien l’oubli doux et tiède ou bien la souffrance brûlante plutôt que leurs succédanés d'émotions ternes. J’aurais pu devenir fou, devenir mauvais ou un paria ; j’ai choisi, pour vivre heureux, de vivre caché ; et larvatus prodeo.

Je suis routier parmi les routiers, routier parmi les citadins, routier pour le paysan posé sur son tracteur, routier pour le sanglier qui traverse devant mes roues. Rien d’autre. Je suis l’outil du camion, l’objet servant du moteur et du volant, l’employé. Je suis une statistique sur les feuilles de route de mon employeur, une donnée logistique, une feuille de salaire. Je suis un serviteur. Et je danse.

Je rumine et je répète, je n’ai plus aucune idée, je n’ai plus aucun désir ; je danse. Je ne souffre plus, je ne subis plus l’amertume, je ne croûle plus moi-même dans les décombres d’une routine asphyxiante, je respire librement la substance brune de l’inexistence, j’ai dit oui et je m’en suis allé. Je me suis arraché aux tourments, je me sens dieu parmi les hommes, qui me voient routier parmi les dieux, mais tournent comme vers en cadavre. Je connais une félicité plus pure que nul n’imagine. Je vole dans les vibrations graves du moteur, je me fonds avec son mouvement, son odeur, sa crasse et son utilité. Elle est bête de somme, je suis son muscle, un de ses muscles. Que l’on dise que j’emmerde le monde et moi avec, ou que j’ai atteint la jouissance inconcevable de la divinité condensé en une subtile et unique liqueur, ou que l’ataraxie est mienne, peu importe, les mots sont caduques. Je rumine et je répète, je n’ai plus aucune idée, je n’ai plus aucun désir ; je danse.

J’ai cru au départ qu’il y aurait une contrepartie. Que chaque bienfait en avait une. J’ai jugé devoir assumer un jour le poids de mes décisions. Regretter, payer, souffrir à nouveau, m^me revenir. J’avais tort. La reine brune de l’oubli est maîtresse magnanime et son amour, croissant. La fuite en avant n’a pas de fin, l’acceptation et l’oubli n’ont de fin que celle qui doit être. Il n’y a ni peur, ni manque atroce, ni doute ni détresse. Il y a des bornes, des colinéateurs et des platanes, des relais et des hangars. Il y a ce monde d’insectes terrorisés, de véhicules fragiles hurlant vers nulle part, sous mes pieds, grattant la terre, les motards courbés subissant le vent et la gravité, les lignes veules des berlines cherchant à fuir la résistance de l’air, l’aérodynamisme au service de la vitesse, il y a les pots catalytiques cherchant à fuir les particules salissantes, et il y a moi. Moi et mon camion, mon camion droit comme un mur, sale car il est sale, utile et rien d’autre qu’utile, mon camion qui avance et ne fuit pas, droit et disant oui, oui au monde, et quand bien même, et tant pis. Je sers et j’accepte.

Et passant ce mamelon que je connais, j’ai dit oui une fois de plus, j’ai compris l’étape suivante de mon chemin et de ma danse. Entamant la descente vers la portion rapide, je me suis souvenu de tous ces soirs à contempler l’or des troncs sur le bord de la route, éclairés par le soleil se couchant dans mon dos, sans feuilles ni volonté. Je me souviens avoir su que moi aussi, touché par la Grâce du soleil dans mon dos, moi touché par l’or de la vie, dansant, je brillais. Je sais avoir vu les arbres danser dans la lumière et mes larmes aussi, au coin de mes yeux. Puis il y avait le virage à gauche, léger et accepté par mes bras, car il en était ainsi. Mais je me souviens avoir su dès le premier passage qu’un soir, le soleil rasant les vignes dans mon dos, dans ma cabine silencieuse et bercé par les basses grasses du moteur, un éclat orange frappant mon visage en se reflétant dans les rétroviseurs, qu’un soir, je ne prendrais pas le virage, mais un platane, ce platane, droit face à moi, dans plus d’un kilomètre encore.

Je me souviens avoir su que ce jour-là, il serait encore temps, plusieurs longues secondes, de murmurer oui à voix basse et, encore et encore, de danser et de dire oui, et merde au monde, et d’aimer la lumière rasante, et la joie dorée des écorces vives.