Serial edit 24 : le vide

Le 13/06/2008
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par Hag
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Rubriques / Serial Edit
Les personnages de cette nouvelle mouture de Serial Edit sont tous des déviants, dont les choix de vie sont mal perçus par la société et son élite de normopathes. Hag passe simplement de l'individu au groupe d'individus, en l'occurrence des soldats embarqués dans une campagne meurtrière et aliénante. Toujours très proche du modèle Faustien, ce texte est valable, dommage qu'il reste basé sur l'introspection et ne profite pas du cadre pour un peu d'action.
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
Tous assument. Plus aucun de nous ne croit plus qu'il reste quelque chose à préserver. Sans continuer à vivre nous continuons à marcher, marcher comme on bouffe, comme on dort. Nous marchons et tuons, avec lassitude. Nous ne subissons plus aucune pression, libres de nous répéter indéfiniment, sans plus personne pour nous juger, nous aider.

Encore aujourd'hui nous marchons. Ici, dans cet endroit qu'aucun de nous ne connais. Nous marchons sans guide ni boussole, inutilement et stupidement, sans rien ne plus y pouvoir, sans repères, sans but. Nous marchons. Nous marchons et tuons encore. Pourtant nous sommes des hommes, de ceux que l'on aime à croire bons, mais nous détruisons ce qui se dresse sur notre monotone chemin. Qui peut imaginer cela ? Nous tuons, et chaque mort nous éloigne encore de la civilisation que nous étions venus défendre. Cela fait des mois, ou bien même des années que nous avons quitté nos contrées paisibles, quitté notre liberté pour devenir ces empreintes, ces silhouettes floues d'humains incapables de penser au prochain jour. Jadis nous tenions un rôle, agissant de nous-même, reconnus et considérés par les autres. Nous croyions qu'être humain nous empêcherait de devenir semblables à ces sous-hommes, ces tueurs. Nous voyions les soldats comme une espèce à part, des échecs, des parias. Mais insensiblement à notre tour nous avons dévié, malgré nous, forcés d'ôter la vie d'hommes que nous ne connaissions pas. Nous le faisions avec réticence. Avec dégoût. Nous le fîmes tant que cela s'imprima dans nos âmes, nos muscles, nos réflexes. Nous avions quittés notre bonheur pour ces actes inhumains, loin du chemin des hommes de bien que nous voulions être. Nous l'avons quitté dans la haine et l'horreur. A coups de fusils.

Chaque fois qu'au gré de nos errance nous découvrons une positions ennemie, où qu'elle puisse être, nos gestes sont les mêmes. Nous avançons, et nous abattons ceux sur notre chemin. Chaque fois la mort prend certain d'entre nous, et chacun accepte la fin comme un soulagement, un terme à une quête sans fin.

Nous avons embrassés tous les mensonges et nous sentons le regard de nos semblables nous déprécier, comme jadis nous l'avions fait. Car nous sommes bien des tueurs, nous portons au clair nos armes usées au canon qui jamais ne refroidit, nos muscles fatigués a peines cachés par nos tenues tachetées. Nous sommes les échecs de notre espèce, et nous la brûlons des forces qu'ils nous restent encore, jusqu'à ce que nous ne soyons plus, nous nous jetons dans la bataille sans penser au lendemain, car demain sera pareil à aujourd'hui, mêmes sensations ternes, privés à jamais de retrouver l'extase de vivre en harmonie avec la masse. Je suis devenu un animal, bête et monstrueux, car je suis le mal sur la Terre, un monstre parmi mes frères, un monstre pour celui que j'abats. Rien d'autre. Je suis l'horreur qui enlève la vie, l'horreur que certains estiment mal nécessaire tout en se félicitant d'en être différent. L'horreur. Une incarnation de ce que l'homme à de pire. Et je marche.

Je ferme les yeux et suis vide de pensées, je n'ai plus aucune idée ni désir ; je continue à marcher amèrement, impuissant. Je ne souffre plus, j'ai trop obéi à des règles qui n'étaient pas les miennes, et ai perdu toute volonté. Pour avoir une seule fois dit oui j'ai arrêté de vivre véritablement, j'ai plongé dans le tourment, loin d'une quelconque félicité. Je connais un oubli plus sombre que nul n'imagine, je suis la machine à tuer des humains, et je suis impassible dans les vibrations tristes de leurs râles, les fauchant dans leurs mouvements, laissant sur mon passage d'inutiles monceaux de corps sales et puants. Je ne peux leur offrir que le néant, un aller simple pour voir leur Dieu ou leur Diable. Mais je n'en ai plus rien à foutre, plus la moindre réticence, le moindre ressentiment, je suis vide de pensées.

Je croyais au début que je ne pourrais jamais sombrer totalement. Qu'accomplir des actes si horribles me révulserai à jamais. J'ai regretté, souffert, mais finalement devenu ce qu'ils voulaient que je sois. La décadence n'a pas eu d'arrêt, la finale acceptation et l'oubli n'ont de fin que celle qui doit être. Il y a eu la peur, le doute, mais maintenant seulement ces forêts, ces routes, ces villages aux gens qui fuient à notre approche, ces gens que nous tuons encore et encore. Nous, nous ne sommes plus là, seuls agissent nos couteaux et nos fusils. Nos fusils toujours chargés, aux sécurités cassées depuis longtemps, à la peinture défoncée, écaillée, fondue. Jamais je ne recule, et à chaque tir je m'éloigne encore un peu plus du monde, sans retour possible. Je ne sers plus personne depuis longtemps. Car nous sommes seuls, oubliés ici.

Et maintenant, seuls dans ce pays que nous ne connaissons pas, nous continuons une fois de plus notre chemin. Accroupis à flanc de colline, nous contemplons encore un village endormi. Nous les envions d'être vivant, d'être utiles, et les maudissons de nous rappeler sur le temps où manger, boire, pisser, chier, marcher et tuer n'étaient pas les seules choses à avoir encore du sens pour nous. Ce village, identique à tous les autres, brûlera comme tous les autres, il aura les murs criblés et les fenêtres brisées, comme tous les autres. Nous le savons, nous le détruirons de notre implacable lassitude, comme tous les autres. Mais je sais qu'un jour, lorsque en moi se sera éteinte la dernière lueur d'espoir, ce sera mon tour de me trouver dans la maison qui s'effondre, de récolter la balle perdue, et de disparaître à mon tour.

Et je sais que ce jour-là, pendant les dernières secondes, je ne souffrirai pas, je murmurerai encore et encore merci, et pardon, et une dernière fois je me maudirai, et enfin je quitterai cette vie que je n'ai pas eue.