Serial edit 25 : la jouissance

Le 16/06/2008
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par Strange
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Rubriques / Serial Edit
On passe des soldats aux teufeurs, de la guerre à la rave, pourtant l'histoire est la même. Même le style reste invariablement soutenu, malgré un contexte plus détendu du slip. Résultat : de la hard-introspection tellement distanciée de la réalité matérielle qu'elle en devient abstraite et confuse. Au moins on explore à fond le thème du changement de vie, sous tous les angles possibles. Mais on aurait bien aimé, depuis quelques textes, un peu de nouveauté et d'action.
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
Autour de moi, tous dansent. Tous assument. Parcourue par les vibrations des enceintes, elles hurlent, et à travers elles, je hurle pour la première fois, moi aussi. De toute mon âme et du fond de mes entrailles, je danse et je crois qu’il n’existe guère chose plus digne à préserver. J’ai cessé de suivre et de penser, pour commencer à vivre et je brûle, je brûle lorsqu’ils marchent, lorsqu’ils se traînent et lorsqu’ils subissent, avec lassitude. Hors du temps et affranchie dans ce chaos, je suis libre de me consumer, sans retenue ni limites, ni juges ni pères.

Ici, dans cet endroit qu’aucun de nous ne connaît, nous dansons pour des nuits et des nuits, sans but ni repères. Nous incarnons les hommes, de ceux qui vivent sans guide ni boussole, qui vivent leur nature d’hommes faits de chairs et d’hormones, et pourtant chaque heure nous éloigne davantage de la civilisation que nous étions venus défendre. Cela fait des nuits, cela pourrait bien être des mois ou des semaines, que j’ai quitté ma contrée paisible, quitté ma servitude et mes chaînes pour devenir éther mouvant, vapeur qui flambe au gré des drogues et des kilowatts, silhouette floue incapable de penser au prochain jour.

On m’a appris jadis qu’il y aurait un rôle à tenir, qu’à suivre ces empreintes au sol, je serais reconnue et considérée par les miens. Mais à vouloir exister parmi les hommes, je n’ai réussi qu’à en être la représentation de l’échec, une espèce à part, une paria. Je courais, de toute mes forces je tentais de saisir de ma main la substance de mes semblables, de les suivre, de vêtir leurs costumes que trop peu d’envergure, que trop peu de carrure, que tout mon être rendaient incongrus et absurdes. Et je me regardais, avec dégoût. J’ai cru qu’à persister, cela s’imprimerait dans mon âme, dans mes viscères, dans ma chair. Puis j’ai quitté le chemin des hommes au bonheur inhumain, et à corps perdu je me suis jetée dans le chaos, dans le bruit, dans le mouvement et le feu.

J’embrasse, de toute mon âme, j’enlace les mensonges, et je sens le regard de ceux qui furent mes semblables me déprécier. Car c’est bien dans les mensonges que ma vie est bâtie, qu’on me fustige que je les porte au clair par ma lucidité ! Entre deux impostures, j’ai seulement choisi la plus égoïste, la plus veule ; j’ai préféré jouir dans l’artifice du bonheur, par mon corps, pour mon corps et par l’euphorie qu’il me procure à travers sa chimie, que de prétendre savoir vivre contre ma nature. Paraître l’égal de mes contemporains, donner l’illusion de répondre à leurs attentes, brûlant mes forces de dissimuler l’échec de mon espèce est un effort pénible auquel j’ai décidé de me soustraire. Je suis devenue un animal, je brûle dans l’extase de vivre sans penser au lendemain, et je danse. Rien d’autre. L’échec. Une incarnation de ce que la société connait de pire. Et je danse, entourée de bruits et de chair, je contemple les lointains villages des hommes endormis, assommés par tant de règles qu’ils n’ont pas choisies. Je suis un rouage imbécile, défectueux et lâche, j’ai préféré fuir cette vie terne et sans saveur, fuir le devoir et l’honneur pour la fièvre et l’instant.

Je ferme les yeux et suis vide de pensées, je ne connais plus que l’émotion et la jouissance ; je continue de danser éperdument, jusqu’à l’abandon, dans cet oubli plus sombre que nul n’imagine. Je danse et je ne suis plus là, seuls agissent mes bras et mes jambes, mes drogues et mes appétits. Je n’obéis plus qu’aux seules règles des montées et des descentes, des rythmes et des basses, qu’il me soit offert un aller pour la félicité, ou une plongée dans les vibrations douloureuses du tourment, et cette décadence n’a de fin que celle qui doit être. Jamais je ne recule, et à chaque piqure je m’éloigne encore davantage de ce monde, et sans retour possible comme ceux là, qui gisent sur leurs tessons de bouteilles, je sais qu’une nuit ce sera mon tour, lorsque se sera éteinte la dernière braise en moi, et que rien d’autre ne restera à brûler, je m’étoufferai, dans le bruit et le feu, dans les déchets, vibrante, je souffrirai, et je hurlerai encore et encore merci, et d’aimer me consumer, je savourerai une dernière fois ce mensonge, jusqu’à en crever.