Serial edit 26 : der flammenwerfer

Le 14/09/2008
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par Glaüx-le-Chouette
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Rubriques / Serial Edit
Après s'être fourvoyée dans un teknival finistérien, la rubrique en revient aux vraies choses saines de la vie : une introspection berserk dans le plus pur style gothique allemand en plein coeur d'un champ de bataille. Toujours pas de réelle trame narrative, on reste sur le mode de l'instantané. Très bien écrit, presque trop parfois (au point, presque, parfois, de soustraire à la violence ambiante son aspect jouissif), le texte soulève une question existentielle d'importance : peut-on manipuler un lance-flammes avec un petit doigt en l'air ?
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
- La jouissance par Strange
Autour de moi, tous brûlent, tous crient, les objets eux-mêmes hurlent ; tout est chose et toute chose vomit la douleur. Tout souffre. Parcouru par les ronflements des flammes vives, tout hurle, et maîtrisant le grand tout et dominant le grand tout, moi aussi, pour la première fois, je hurle, de bonheur. De toute mon âme et du fond des entrailles, je danse et je sais qu’il n’y a plus désormais rien à préserver. Je hurle et je jouis. Je hurle lorsqu’ils courent, je hurle lorsqu’ils tombent, je hurle tandis qu’ils se traînent au sol et brûlent encore. Hors du temps et affranchi de ce chaos, je suis libre d’en jouir, sans retenue ni limites, maître de tout, sans juges ni pères, premier des Hommes et dernier des humains.

Ici, dans ce village qu’aucun de nous ne connaît, dont même le nom nous est imprononçable, nous dansons notre dernière nuit, sans buts ni repères, sans ordres autres que brûler. Nous incarnons la race des derniers hommes, de ceux qui vivent sans guides autres qu’eux-mêmes, sans boussole autre que la victoire, qui vivent leur nature d’hommes, de chair, d’hormones, de sang et de sang noble, de force et de puissance ; et pourtant chaque village nous éloigne, je le sens au fond de moi, de la victoire de cette civilisation qui est la nôtre et que nous voulions étendre au monde. Cela fait des mois, cela pourrait tout aussi bien faire des années, que j’ai quitté ma vallée paisible, quitté ma vie sereine et saine pour devenir odeurs de poudre, crachats de combustible enflammé, cris éraillés et regards de feu.

On m’a appris qu’il y aurait des ordres à suivre, une hiérarchie, qu’à marcher dans les traces des bottes de mes supérieurs, je serais respecté et porté jusqu’à la gloire parmi les miens. J’ai porté les uniformes ternes et pourtant glorieux, sans galons et pourtant marqués du sceau de la supériorité native de mon peuple, je carrais mes épaules dans la toile lourde et forte. Et je me regardais, avec envie. Je regardais ce que je représentais. J’ai cru qu’à persister dans mon armure de gloire, la gloire s’imprimerait dans ma peau et ma chair, mes viscères, mon âme. Puis j’ai quitté le chemin de la victoire, entraîné par mon armée, et à corps perdu je me suis jeté dans le chaos, le bruit et la fureur, la joie de la décadence.

J’embrase, de toute mon âme, j’enflamme les civils, et je sens le regard de mes compagnons de débâcle dans mon dos. Car mon feu n’est pas celui de tous. Ma fuite est fuite en avant, leur fuite se fait à reculons. Qu’ils me fustigent ; moi, je fuis vers la lumière, dans la lucidité. Entre deux soumissions, j’ai choisi la seule noble, la seule digne : je me soumets aux idéaux et à la perfection. J’ai préféré jouir dans l’artifice de la fuite sans fin vers la destruction, et j’en jouis au rythme des giclées d’huile enflammée et des sifflements grondants du gaz. Je suis devenu, en vérité, malgré mon uniforme sale de vingt jours, malgré ma barbe qui pousse, malgré mes cornées enflammées et dévorées par la fièvre, un Surhomme véritable. Une incarnation de ce que la chair humaine et sa volonté peuvent avoir de plus puissant. Je suis haut comme un dieu, je surplombe les larves, et j’y mets le feu dans le grand rire des anciens. Et je danse, entouré des bruits de chairs qui crépitent et de gorges qui rendent les derniers hurlements, de chœurs d’enfants agonisants et de mères gémissant pour elle et leur enfant, de mâles ayant cru lutter et frappés désormais de la Vérité, ma Vérité : ils sont larves, je suis celui qui les abîmera dans le feu. Chiens.

Et je ferme les yeux et je donne libre cours à ma voix surhumaine, que je ne reconnais plus, sans couper le débit du flammenwerfer. Je suis vide de pensée construite, je suis volonté pure. Je souris et je m’emplis d’émotion, d’exaltation et de jouissance ; je danse jusqu’à l’abandon, dans cet oubli éclatant que seuls les héros connaissent. J’entends les trompes de la Gloire et les chœurs de l’Apocalypse derrière mes yeux, derrière mon crâne, je danse et seuls sont là ma volonté et ma jouissance. Les formes vagues s’enfuient devant moi, autour de moi, je danse et je ne sais plus qui j’enflamme et quels visages, je ne sais plus si l’œil qui éclate était noir, vert ou même bleu, je ne sais plus si les cheveux qui montent à mes narines en projections d’odeurs âcres étaient fins ou grossiers, lisses ou crépus. Je danse et je détruis, voilà tout ce qui est, ainsi que le vomissement plus épais qu’une voix humaine, plus acide que les sucs que je pourrais vomir, et brûlants comme l’enfer, de mon engin. Seul existe sa vibration dans mes entrailles, l’ordre porté depuis le tube jusque dans mon ventre par les tremblements incontrôlables de la machine, l’allègement régulier des réservoirs d’huile et de gaz, et la folie. Punis et détruis.

Et je ferme les yeux et je tourne sur moi-même, brûlant encore et encore le monde entier et sa décadence immonde, punissant tout, crachant mes glaires incendiaires sur le monde et les sous-hommes, tous, perdus dans leurs bassesses et leurs fuites, et je sens les odeurs se multiplier, celles des viandes, hautes et grinçantes, celles des toiles civiles, presque adorables et naturelles, celles des uniformes, épaisses et fermées à l’espoir, tombées au sol en nappes pénibles, et celles aussi des carburants, et celles des pierres surchauffées, et celles des pneus qui prennent feu à leur tour. Je tourne, je danse et je n’entends plus les ordres qui m’intiment de cesser, ni les coups de feu qui crépitent tout à coup ici, ou là, je ne sais plus, et qui déchirent les flammes sans m’atteindre. Que le monde crame.

Je danse et je ris, je ris aux éclats au milieu des vacarmes et des vagues d’odeurs, de la souffrance en nuages et en raz de marée, la leur, tous. Je danse et je ne prête plus attention aux traînées rectilignes dans les souffles de feu, aux lignes de son, droites et portant une balle à leur tête, ni aux cris des vivants ni aux cris des agonisants. Je danse et peu m’importent les balles qui me transpercent, et les flammes qui saisissent les pans de mon uniforme. Je vibre et je ne souffre plus, je ris et je suis déjà bien plus loin que toute cette fange. Porcs.