Les cigarettes

Le 07/06/2009
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par Kwizera, Nico
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Dans ce texte, Kwiz et Nico ressassent l'éternelle détresse du soldat livré à lui-même, sans ordres et sans soutien dans un environnement hostile. Après une introduction incompréhensible, une poignée de scènes traitent sans maestria particulière de l'absurdité de la guerre et des réactions de l'homo sapiens placé en situation extrême. Rien qui vienne nous enlever l'idée que tout ceci a déjà été raconté mille fois, de Céline à Oliver Stone, et que là, ça gave.
Le ciel était ouvert par de vilaines fumées jaunes et fuyantes comme si de la lumière en coulait. Elles se déplaçaient tout comme des nuages, puis fatiguées alors d'avoir dévoilé tant de bruit et de délires visuels, elles s'effondraient, retombaient en pluies de munitions rouges, s'attachaient au sol à marquer mes camarades de la même fatigue. Ils s'allongeaient dans des râles pour la plupart. Ca servait à rien, on les entendait pas. Ils mourraient chacun dans leur petite scène en tout identique à celle de leur voisin et sans beaucoup attirer les attentions. Bien conscients de leur idiote tombée, ils faisaient néanmoins chacun l'effort de jouer la surprise, la déception. C’était ainsi leur dernier inutile débat. Le théâtre des opérations.
***

Je sers la crosse de mon revolver le plus fort que je peux. Je me suis réfugié derrière un buisson. Ou plutôt, dans un buisson. Et j’écoute les bruits de la forêt. Dire que je me foutais des scouts, bordel, ça me serait bien utile. Je vérifie encore une fois le nombre de balles qu’il me reste dans le chargeur. Une seule. Alors qu’il y a je ne sais combien de sauvages aux nationalités bizarres qui sillonnent la forêt.

Des bruits de pas. Juste à ma gauche des bruits de pas feutrés. On a beau avancer sur la pointe des pieds, dans ce pays, les feuilles mortes vous trahissent toujours. J’attends, surtout ne pas bouger. Je prends le pari que je ne suis pas visible et je ne fais pas un geste. Il va bientôt passer devant moi. J’essaye de calmer ma main gauche qui tremble depuis que je suis perdu. La sueur me coule dans les yeux mais je ne fais rien.

C’est un homme que je ne connais pas mais il porte le même uniforme que moi. Il marche difficilement, il boîte de la jambe droite. Son pantalon dégouline de sang. Il a pris une balle. Je voudrais l’appeler mais j’hésite. Si je me lève d’un coup et l’interpelle, il risque d’être surpris et de me tirer dessus. Mais si j’essaye de faire dans le feutré, il peut me prendre pour un ennemi, et cela reviendra au même. Je le regarde plus attentivement. Il a une mitraillette dans les mains, la même que celle que j’ai eu au camp. Celle dont j’ai épuisé toutes les balles. Il a aussi un revolver à la ceinture, et même une grenade. Je vais faire la seule chose qu’il faut que je fasse. J’utilise ma dernière balle pour le descendre. Il s’effondre, l’air surpris.

Je me lève doucement. Je me dis qu’il n’aurait jamais voulu me donner ses armes. Même agonisant, il ne l’aurait pas fait. Pas le temps de réfléchir plus longtemps. Quelqu’un a peut-être entendu le coup de feu. Je lui prends tout, mitraillette, pistolet, grenade. Et je lui laisse mon revolver déchargé.

Je me suis à peine relevé que j’entends un cri. Comme un appel, mais dans une langue que je ne connais pas. Je me dirige prudemment dans la direction d'où proviennent les appels. Et malgré mes précautions, je trébuche sur deux corps. Je me retrouve face contre terre, allongé au milieu de deux cadavres, deux compagnons dont l'uniforme ressemble au mien. Et je reconnais même Noël, qui faisait partie de mon régiment. Il lui manque un morceau de la tête qui a du voler en éclat quand la balle l'a touché. Je prends leurs armes, voilà que j'en ai trop.

Je me relève doucement et continue mon approche à quatre pattes. Derrière un arbre j'aperçois un soldat, un soldat ennemi probablement parce que son uniforme bleu-gris ne me revient pas. Il n'est pas armé et se tient debout au milieu de la forêt. Un candidat au suicide sans doute.

Mais plus je le regarde, plus je me dis que non, il n'est pas en train de passer l'arme à gauche. Il a le pied sur une mine. Il est livide et ses jambes tremblotent, il l'air exténué et je devine qu'il est debout ainsi depuis plusieurs heures, peut-être plusieurs jours... Il a dû utiliser ses dernières balles pour tirer sur mes infortunés compagnons. Je me relève doucement.

Lorsqu'il me voit, il semble m'appeler au secours en parlant un mix incompréhensible de patois local et de français. Dans tout ce qu'il raconte à toute vitesse, j'arrive à saisir un ou deux mots de temps en temps. J'entends "mine", j'entends "aide", j'entends "fatigue". Et pourtant il sait comme moi que je ne peux rien faire, et que d'ailleurs il n'y a rien à faire. Lorsqu'il sera au bord de l'épuisement, sa jambe aura des mouvements involontaires et tout sautera. Je m'approche encore, mais reste à bonne distance. J'ai vu de ces oiseaux attraper des ennemis dans leurs bras et sauter avec eux, histoire de ne pas mourir inutilement. Je reste à deux mètres et lui jette une Philip Morris. Mais pas de feu. S'il veut du feu, il n'a qu’à lever le pied.


***

J'ai retrouvé deux camarades. Par chance, ils sont tombés dans la matinée sur un village autochtone. Il restait dans une maison un vieux en train de crever et qui partageait cette douce occupation avec un morceau de chair qu'il traitait comme sa petite fille. André a demandé au vieux s'il lui restait dans sa baraque de l'alcool, voire quelque chose à se mettre sous la dent autre que les os qu'on pouvait deviner saillants des corps sur le plancher. Il restait et de l'alcool et de la bouffe. Il reste toujours de l’alcool. L’eau peut manquer, les chemises aussi, la vodka coule toujours.

"Il a ensuite voulu qu'on tue sa gamine. Qu'on l'achève, quoi."

Marc me regarde en disant ca. Il mord dans le poulet et me regarde encore. Je sers les dents, je réponds rien. Mon esprit fait involontairement des associations d’idées entre le poulet et la chaire humaine. J’ai le tournis.

"T'aurais fait quoi, toi, hein ?"

Et il explose de rire. Je préfèrerais qu'il explose tout court. Chancelant, je me rattrape à une étagère, et j’essaye de le tuer du regard. Mais rien à faire, j’abandonne. Il me les brise, lui et ses questions. Qu'il passe le poulet, plutôt. Je bois du mélange qu'ils ont ramené ; c'est dégueulasse et avec la faim et la fatigue, je sens ma tête tourner direct. Je reprends trois bonnes gorgées.

"Nous on a buté le vioque. On avait pas envie de l'entendre parler encore, tu piges ? Tant qu'on avait de quoi boire. C'est quoi ton nom, au fait ?
- Alex.
- Je suis quand même allé récupérer la petite après."

Je lève les yeux vers le ciel. Les explosions ont perdu en intensité. Pourquoi ces deux idiots se sont enfoncés dans la foret après le village ? Immense foret. On dirait que les bouts de ciel qui pleuvent l'agrandissent. A croire que les bons soldats préfèrent mourir auprès des arbres et qu'elle exauce leur vœu.

Est-ce que je suis un bon soldat ? Heureusement il y a la vodka pour noyer ces questions là. Je m’écroule.


***

Je pensais avoir été abandonné. Je me suis réveillé, seul, dans la bâtisse. Mais en me levant, non non, mes deux compatriotes ne m’ont jamais quitté. Ils m’ont même accompagné dans le sommeil. Dehors il ne pleut plus, mais Marc a encore du poulet dans les dents. Et une balle bien logée dans la tête. J’y suis, j’y reste. Son collègue aussi, mais le tir est moins précis : les bouts d’os, les yeux et la cervelle forment un admirable puzzle pour adulte. Mais il n’a pas de poulet dans les dents, c’est moins obscène.

Quelque chose m’empêche de prendre leurs armes, tant pis, je ferais sans, je pars avec les miennes. J’ouvre la porte branlante, elle me reste dans les mains. Je la dépose soigneusement sur le côté, et je retourne dans la forêt. Pourquoi pas.

Les oiseaux ne chantent pas, parce qu’il n’y a plus d’oiseaux. Mais les gazouillis des mitraillettes font office. Doux bruit mécanique, j’ai encore la tête qui tourne. Il y a trois gars qui surgissent des branches en braillant du chinois mais sans en avoir la tête. J’entends aussi des mots que je comprends et ma tête tourne toujours. J’ai envie de vomir et vais me faire tuer si j’en crois leurs menaces gestuelles. Mes bras se lèvent par discipline militaire, ils se rapprochent, toujours aussi étrangers, alors qu’une douleur remonte depuis mon ventre à ma pauvre gorge. Je dégobille un truc jaune et des étincelles me titillent et me déboussolent. Je manque de me casser la figure dans la flaque éparpillée sur les herbes que j’hallucine géantes.

J’en oubliais mes opposants. J’ai pas tant besoin de me relever pour les apercevoir. Ils sont allongés comme de très mauvais soldats, morts. Quelqu’un m’aide à marcher. Vers où on va, j’en sais rien. Ça bouge beaucoup, ma tête. Des flashs. Des putains de flashs jaunes. Le type me fait asseoir près d’un arbre. J’ai mal du ventre aux yeux. Il pose un sac à côté de moi. Je l’entends me dire de me servir. Je commence à fouiller, de l’eau, de l’eau avant que je me vide à nouveau.

Je le regarde entre deux objets sortis du sac. Il fait un cercle en versant je ne sais quoi depuis un baril, autour de moi et de l’arbre. Il a de tout dans son satané sac. Il reste à l’extérieur du cercle. Pas d’eau. Il me fait un signe ; il sourit je crois mais je ne vois pas grand-chose. Je tombe sur des cigarettes.

Des Morris.

On dirait qu’il agite un briquet, il doit se croire dans un concert avec tout ce bruit. Le con, merde, le con. Je ne sais pas comment il s’en est sorti. Je sors une clope. Si je veux du feu, je n’ai plus qu’à me lever.