Adios

Le 25/12/2002
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par nihil
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Un texte qui n'a pas été conçu pour la Zone, mais s'y intègre pas trop mal de par son coté sombre et (forcément) nihiliste, texte dont nihil souhaite se servir pour se souvenir des émotions qui l'ont habité lors de l'enterrement de son grand-père.
Un grand-père qui disparait, ce n'est rien. Perdre des proches, c'est quelque chose qui nous arrive à tous, plusieurs fois dans notre vie. Et ça ne change rien. Ce n'est jamais qu'un morceau de notre esprit, de notre mémoire qui s'engloutit dans l'ombre. Au cours de notre vie notre mémoire est ainsi dépecée, pièce par pièce, jusqu'à ce qu'on disparaisse nous-même.
Et voir le cadavre de son grand-père, qu'on a connu si fort, si solide et si puissant, amaigri et vidé, ce n'est rien. Sa silhouette creuse allongée, immobile, rigide. Ses yeux fermés. Son teint jaune malgré le maquillage qui ressort dans la semi-obscurité. Le vaporisateur près de la porte d'entrée qui crache quelques millilitres de parfum à intervalle régulier pour combattre l'odeur. Et toute la scène qui nous rappelle que nous serons bientôt à la place de cette chose morte qui a été un être vivant, qui vous a consolé et raconté des histoires et expliqué les arbres et les rivières. Que notre vie n'est rien d'autre qu'une locomotive aveugle qui s'enfonce dans le néant, un néant qui dévore les rails juste derrière nos pas. Le passé n'existe pas et bientôt nous-mêmes n'existerons plus. C'est la vie.

Et voir sa grand-mère s'effondrer sur ce corps insensible et déchiré par huit ans de maladie et pleurer ce qui lui a été enlevé, ce n'est rien, rien d'autre qu'un instant de vie appelé à disparaître comme les autres.

Entendre le récit des dernières heures de cette personne qui n'existe plus, qui peut-être n'a jamais existé ailleurs que dans notre imagination, ce n'est rien. Se dire qu'on aurait du être là au lieu de crapahuter et se casser la tête à son boulot dans on ne sait quelle partie du monde à mille lieues de là, penser qu'on a vu son grand-père au plus une dizaine de fois depuis qu'on est parti six ans plus tôt, qu'on l'a retrouvé chaque fois avec cinq ou dix kilos de moins, ce n'est rien. Avoir fait semblant de rien, lui avoir parlé du beau temps et du menu quand la mort dévorait ses entrailles, ce n'est rien, rien d'autre qu'un instant perdu, gaché, des minutes précieuses envolées, oubliées.

Entendre les banalités d'usage des proches, l'air désolé factice de la famille lointaine et du personnel du funérarium qui en a vu d'autres, endurer les formalités d'usage dont on doit s'occuper dans ces cas là, ce n'est rien. Tellement rien. Quelques heures de travail pour régler un enterrement ce n'est rien. Quelques heures pour oublier une vie, une présence. Entendre les mêmes formules mille fois répétées sur ce que le mort pourrait souhaiter ou non, lui qui s'est à présent engouffré dans le vide et ne souhaite plus rien. Entendre des formulations entendues dans des films et sensées nous reconforter quand le courage nous manque. S'obliger à pleurer quand les circonstances s'y prêtent, quand les convenances nous y poussent, se retenir quand on doit rester digne.

Voir cette caisse en bois dressée sur un pauvre chariot en métal devant un autel chrétien, alors qu'aucun membre de la famille, a fortiori le défunt, n'est chétien, ce n'est rien, rien d'autre que les convenances qui reviennent en force. Parce que c'est plus convenable d'entendre ces salades de marketing chrétien débitées par ce connard de prêtre qui joue les affligés alors qu'il n'a même jamais entraperçu la gueule de celui qu'il enterre. Dieu nous aime, oui. Entendre les condoléances formatées de gens qu'on a jamais vu, ce n'est rien, penser à ce corps qui ne verra plus la lumière, enfermé dans cette caisse en bois, qui se délitera désormais au fond d'un cimetierre pourrave d'un bled abandonné, ce n'est rien. Subir la réprobation muette de l'assistance dès lors qu'on ne bénit pas le cercueil avec une espèce de branche à la con ou qu'on ne balance pas une poignée de terre, ce n'est rien.

Voir son père, son modèle de stabilité et de force dire quelques mots très dignes pendant qu'on grelotte de froid sur un banc dans un temple qu'on n'a jamais fréquenté, le voir s'effondrer dès qu'il est près de vous et pleurer à chaudes larmes, ce n'est rien. Rien que la vie qui continue et détruit tout sur son passage. Adios grand-père, non, on ne se reverra pas, non tu seras pas heureux là où tu es puisque tu n'es plus nulle part, tu t'es enfoncé dans ton néant comme je m'enfoncerai dans le mien dans quelques années, ce n'est rien, on fait tous avec, ce n'est rien.

Voir le cercueil, imaginer celui qu'il contient, au fond d'une fosse de deux mètres de profondeur, proche de la fermeture, ce n'est rien. Se laisser entrainer loin de ce cimetierre immonde en pente, mitoyen d'une usine de bois dans un village maudit, dire au revoir sans les voir à des gens qui se hâteront de rentrer chez eux pour oublier définitivement, ce n'est rien.

Laisser une toute petite grand-mère, mariée depuis cinquante-et-un ans, toute seule dans une toute petite maison dans un tout petit village oublié des dieux, ce n'est rien. Seule, toute seule. L'entendre refuser d'assister au réveillon de Noël pour pleurer à son aise et oublier, ce n'est rien. On oublie tous, ce n'est pas un trou dans notre esprit qui empêche de survivre, non.

La vie continue, oui. J'ai juste été démembré d'une partie de mon passé. En attendant le dépeçage des autres parties, les unes après les autres, jusqu'à ce que ce soit mon tour, qu'on règle ma fin en quelques heures et qu'on m'oublie au fond d'une fosse.

Bientôt notre tour, bientôt notre tour...

Adios grand-père.