23. Un cadavre étrange #SaintCon2016

Le 21/04/2016
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par Alan
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Thèmes / Saint-Con / 2016
Texte en compétition dans le cadre de la #SaintCon2016. La maîtrise de l'écriture de ce texte est juste parfaite tant sur l'unité du ton, l'intrigue, le style riche mais pas prétentieux, les rebondissements, le twist. Tout fait sens, il n'y a pas la moindre anicroche, c'est un texte d'auteur professionnel, et s'il ne l'est pas, il s'ignore et quel gâchis ! Y a-t-il un éditeur urgentiste dans la salle ? ça m'a fait penser à du Valstar Karamzin, mais ce n'est pas lui, ce n'est tout du moins pas sous ce pseudonyme que le texte a été posté. Vous vous demanderez peut être en quoi ce texte à un rapport avec la #SaintCon2016, et je ne pense pas qu'il faille même y voir une crémation symbolique mais tout simplement un subtil burn out du narrateur en sous-texte. Toute une partie en préambule est consacrée à ses conditions de travail pitoyables et cela semble inutile si ce n'est un indice pour nous faire comprendre sans le révéler brutalement, qu'il a irréversiblement passé la frontière de la folie furieuse sans s'en apercevoir. Oh mince, je viens de spoiler un axe de lecture. Ce n'est pas grave vous pouvez être en désaccord avec mon analyse. D'ailleurs puisque le narrateur ne perçoit pas lui-même qu'il est devenu fou, comment pourrait-il nous en faire part, nous le rapporter autrement ? Un texte excellent, subtile, agréable à lire d'une traite malgré la longueur, qui n'entre pas gratuitement dans un univers kafkaien. Il met en évidence la connerie ordinaire de ceux qui font trop de zèle et de courbettes au travail quelque soit leur marge de manœuvre car fatalement ils finiront par se cramer les neurones. Je n'ai pas assez de termes élogieux pour le qualifier. Et bien sûr, je vous en recommande chaudement la lecture. Santo subito ! Cette année, l'auteur des textes demeure anonyme jusqu'au verdict des votes pour ne pas les influencer.
Un cadavre étrange




… Alors il dit : « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C'est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

La Conscience, Victor Hugo

Les blasphèmes résonnèrent soudain dans la cage d’escalier, silencieuse jusqu’alors. Dieu en prenait pour son grade. Le plus indécrottable des mécréants en aurait rougi de confusion et saigné des oreilles. Abel rentrait du travail, et il était fatigué. Perdu ce soir-là dans l’obscurité du hall de l’immeuble, alors qu’il désirait chausser ses pantoufles au plus vite, le jeune homme s’agaçait de ne pas trouver la minuterie sur le mur, le témoin lumineux ayant rendu l’âme. Plus il s’échinait à la besogne, plus il s’énervait, et plus ses imprécations devenaient emphatiques et imagées. Le bouton demeurait inaccessible, à croire qu’on lui avait jeté un sort. La grotesque pantomime dura un bon moment, mais à force de tâtonner et de menacer l’Éternel, Abel toucha au but.
Une fois l’espace inondé de lumière, il se réconcilia séance tenante avec son Créateur. Quelques secondes plus tard, tandis qu’il entamait l’ascension de l’escalier, il éprouva même une grande honte de s’être laissé emporter ainsi et d’avoir sans aucun doute causé la frayeur de la voisine du premier étage. Il la connaissait bien cette concierge, cette fieffée bignolle, toujours à l’affût du moindre bruit et de la plus infime rognure de ragot. Elle devait trembler à cet instant au fin fond de ses draps à cause de son bacchanal, les sens aux aguets, une feuille de boucher à la main, prête à se défendre jusqu’au dernier bigoudi. Car c’était sûr, les journaux télévisés le montraient chaque jour, une horde de barbares n’allait pas tarder à venir défoncer sa porte et à débarquer chez elle afin de lui dérober ses maigres économies et, à l’occasion, afin de la torturer, de la violer et de la dépecer, si la fantaisie s’emparait d’eux.

Mais Abel était seul, et il n’avait de velléités hostiles envers qui que ce soit. L’appétit en berne, il n’était pas non plus du genre sybarite altéré d’humeurs vaginales. Pour expliquer sa surprenante nervosité, il faut dire que la journée avait été épouvantable. Un vrai chemin de croix. Tout en gravissant les marches, sans s’octroyer de salutaires stations, il se remémorait les heures passées. Aujourd’hui, en comptant bien, il s’était écrasé quatorze fois. À quatorze reprises, il s’était aplati devant les remarques méprisantes de son chef, sans rien dire, en ravalant sa fierté. Et à chaque fois, il s’était remis au labeur, sous les lazzis tacites et les quolibets étouffés de ses collègues. Ce n’était rien de moins que le quotidien d’un sous-fifre travaillant dans une grande entreprise. Abel philosophait. La vie, pour la majorité des gens, quand on y pense, est une succession de courbettes. Il s’agit de faire montre d’une certaine souplesse de la colonne vertébrale. Le jeune homme supposa que s’il existait un championnat du monde du prosternement, il saurait se défendre.

Il arriva sur le palier de son appartement, au quatrième étage, en s’imaginant soulever le trophée de la meilleure reptation, un éclatant serpent d’or, devant une foule en délire. Tout à coup, un fait insolite attira son œil de célibataire endurci et l’arracha à ses divagations. Une multitude de mouches vertes étoilaient le mur de l’entrée et le chambranle de sa porte. En cette heure tardive, elles étaient immobiles. Elles semblaient anesthésiées, étourdies, malades. Quelques-unes rendaient même leur dernier souffle d’insecte sur son paillasson.
« Qu’est-ce qui se passe encore ici ? Il y a un rat crevé quelque part, ou quoi ? Il faut que j’en parle demain au gardien, c’est dégueulasse ! », songea-t-il.
Pendant qu’il introduisait la clé dans la serrure, il se rappela n’avoir rien remarqué d’anormal ce matin, en partant au travail. La lumière s’éteignit au moment précis où il ouvrit sa porte.
« Ouf, il était temps ! » constata-t-il avec pertinence. On ne peut pas toujours nourrir de grandes pensées existentielles, on risquerait le surrégime.
Abel pénétra chez lui puis, dans un même mouvement, alluma dans le vestibule. Déposant ses affaires au sol, il fut assailli aussitôt par une terrible odeur qu’il ne connaissait pas. Son intérieur était pourtant tenu d’une manière irréprochable. Il actionna l’interrupteur du salon qui se trouvait juste à sa gauche, en entrant.

Son sang ne fit qu’un tour. Une vision d’horreur s’offrait à lui. Sans doute aurait-il préféré qu’on lui donnât un marteau, un rappel fiscal ou une brassée de fenouil. En plein milieu de la pièce, sur le canapé, s’étendait une immonde carcasse humaine. Elle macérait dans un liquide innommable qui coulait lentement sur le parquet. La chair pourrissante, grouillante d’asticots et de mouches, affichait la palette complète des nuances du noir, du gris et du vert. Un peintre aurait apprécié. L’odeur, surtout, était épouvantable. Les remugles s’exhalaient et vous faisaient regretter de ne pas être atteint d’anosmie. Abel ne sut pas pourquoi, des vers de Baudelaire revinrent à sa mémoire :
« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant. »

Mais ce n’était pas le moment de taquiner la muse. Stupéfait, le jeune homme chercha à reprendre ses esprits. Il s’ébroua. Surpassant son dégoût, réprimant sa nausée, il s’approcha à petits pas de la dépouille mortelle, un mouchoir sur le nez. Tournant autour du mort, l’examinant sous toutes les coutures, il lui fut cependant impossible d’identifier le défunt, si tant est qu’il le connût. Le défunt, car Abel déduisit fort judicieusement que le cadavre, en apparence masculin, était bel et bien trépassé, même s’il n’avait aucune compétence en médecine légale. Il n’apparaissait pas non plus de prime fraîcheur. À part ces menus détails, c’était une énigme complète.
« Qui a bien pu déposer ça ici ? » se demanda-t-il interloqué, sous le bourdonnement des mouches. « C’est un cauchemar, un horrible cauchemar, ce n’est pas possible », ne laissait-il pas de répéter, les mains sur la tête, à s’en arracher les cheveux. « Je vais me réveiller, c’est sûr que je vais me réveiller…»

Dans le ciel enténébré de son esprit fébrile s’afficha brusquement un mot en grosses lettres flamboyantes, semblable à une enseigne lumineuse en pleine nuit : Police. De simples syllabes, le mot devint concept. La police. Il fallait avertir la police. Elle seule pouvait démêler l’écheveau. Pourquoi n’y avait-il pas pensé immédiatement ? Il se rua sur le téléphone mais, au moment de composer le numéro, un scrupule l’arrêta.
« Que vais-je leur raconter, au juste ? : “Écoutez monsieur l’agent, je vous appelle car en rentrant chez moi, ce soir, après le travail, j’ai trouvé un cadavre confortablement allongé sur le canapé de mon salon… Non non, je n’ai pas l’honneur de le connaître ! Comment est-il arrivé là ? Je l’ignore, monsieur l’agent ! Oui, c’est ça, il est venu tout seul. Si j’ai bu ? Pourquoi me demandez-vous ça, monsieur l’agent ? Que je lui offre un café ? Ne vous moqueriez-vous pas de moi, par hasard, monsieur l’agent ?” »

Il hésitait. C’était une situation inextricable. D’un côté, il n’était pas impliqué dans cette histoire, ça ne le concernait en rien, si l’on omettait le fait que le cadavre se trouvait sous son toit. Il n’avait donc rien à se reprocher. D’un autre côté, comment le faire croire à la police ? Il se voyait interrogé au commissariat. Il se figurait un officier, en bras de chemise, l’enjoindre avec véhémence d’avouer son crime et son penchant nécrophile ; il l’entendait lui répéter sans cesse, devant ses vives dénégations, que personne n’est innocent sur cette terre, qu’on a tous quelque chose à se reprocher, et qu’il ferait mieux d’accoucher fissa pour ne pas voir son avenir semé d’embûches... Et le bouquet, ça serait de devoir épeler son nom et son prénom quand on lui demanderait son identité : Caïn Abel... Pour peu que l’interlocuteur possédât un soupçon de culture religieuse, il se pourrait qu’il pensât qu’on le défie, au même titre que si on lui criait « mort aux vaches ! » en le fixant du regard, un sourire narquois aux lèvres, tout en se torchant la raie des fesses avec des pages déchirées du code pénal.

Abel se ravisa. Mieux valait régler le problème par soi-même et éviter les ennuis. C’était plus sage. Il essaya de se calmer. Il devait faire preuve de maîtrise et d’organisation. L’infortuné se précipita dans sa chambre et fouilla dans son armoire. Il revint avec un tas de couvertures dans les bras. Sans plus attendre, en prenant son courage à deux mains, réfrénant sa répulsion et son envie de vomir, il emmaillota le mort avec force énergie. Puis il ficela le tout solidement. Abel avait un plan : mettre le cadavre dans le coffre de sa voiture et filer belle erre à l’endroit où il se promenait tous les dimanches matin. C’était un petit coin de forêt, tout ce qu’il y avait de plus tranquille. À quelques mètres du chemin, dans les sous-bois, croupissait une sorte de mare, assez profonde, à la surface de laquelle pullulaient des lentilles d’eau. Là, il n’y aurait pas de témoin. Là, il pourrait perdre l’encombrant fardeau en toute discrétion. Sa décision était prise. Il n’y avait plus qu’à le charger dans l’automobile, qu’Abel avait eu l’heur de ranger juste en face de l’immeuble, plus tôt.

Soudain, alors qu’il s’apprêtait à soulever le corps, Abel sursauta. On avait frappé à sa porte. Le jeune homme se figea. Il s’appliqua à retenir sa respiration et ses tremblements, dans l’hypothèse improbable où l’importun aurait eu une ouïe particulièrement fine. Il se demanda, gorge serrée, qui pouvait bien venir le déranger à pareille heure. Il conjectura des policiers venus l’appréhender. Et si on l’avait dénoncé pour le faire tomber dans un piège ? Il attendit, priant que les inconnus s’en aillent. En dépit de ses supplications, d’autres coups retenus se répétèrent. La lumière qui filtrait par le bas de porte trahissait sa présence. Il lui était impossible de se faire passer pour mort.
Reprenant un peu de contenance, Abel décida d’agir. Il sortit du salon et prit soin d’en fermer la porte. Il entrebâilla celle de l’entrée. La trogne ridée de madame Huron apparut dans l’encadrement.
— Bonsoir monsieur Caïn, stridula la vieille femme, un large sourire aux lèvres. Excusez-moi de vous déranger, mais ma chasse d’eau est encore cassée. Je venais vous voir pour savoir si vous pouviez venir la réparer…
Abel, un peu rassuré que ce fût elle, n’eut pas le temps de répondre que l’emmerdeuse embraya :
— Vous comprenez, j’ai toujours mes problèmes de diarrhée. Depuis une semaine, je n’arrête pas d’aller à la selle... Ça vient d’un coup et je risque de…
— Je suis désolé madame Huron, interrompit Abel, mais je suis occupé, je ne pourrais pas venir tout de suite… Allez demander à Monsieur Courchamps, il est bricoleur, monsieur Courchamps…
— Mais je préfère quand c’est vous, vous comprenez. C’est plutôt gênant comme situation. Vous, vous la connaissez, on n’a pas besoin de vous expliquer. Surtout que la dernière fois, je n’ai pas pu tirer la chasse, donc il y en a partout…

Abel appela à l’aide tous les moines bouddhistes pour ne pas la scalper. Comment cette femme d’expérience pouvait s’imaginer qu’il portait le moindre intérêt à ses problèmes de défécation ? C’était toujours le même sujet qui revenait sur la table, avec elle, sans pudeur aucune. L’ordure à toutes les sauces. Tantôt il s’agissait de ses problèmes de diarrhée, tantôt de ses fistules anales, tantôt de sa constipation. À croire qu’elle vouait un véritable culte à ses excréments. Elle avait dû rater un stade cher au docteur Freud, dans sa jeunesse.
— Écoutez madame Huron, je ne suis pas disponible… Mon père… Mon père vient de mourir… Voilà ! Il faut que je vous laisse, je dois préparer les funérailles.
Abel claqua brutalement la porte sans lui laisser le temps de rétorquer. À travers le judas, il observa la vieille femme. Elle demeura étonnée un instant, puis, finalement, encore déroutée par la manière dont elle avait été traitée, décida de s’éloigner. L’homme retourna satisfait devant son cadavre, prêt à en découdre.

Une heure plus tard, s’assurant qu’il n’y avait ni curieux ni flâneurs dans l’escalier, Abel sortit de chez lui et descendit les étages à pas de loup, le macchabée sur son épaule. Jamais il n’avait imaginé à quel point la mort était pesante. Le métier de meurtrier ne devait pas être de tout repos. Marche après marche, sur le qui-vive, il récitait dans sa tête, ému jusqu’aux larmes, toutes les oraisons qu’il était capable d’inventer, dans l’espoir de ne rencontrer personne. Il promit même de traverser à dix reprises l’esplanade de Fatima, à genoux et dépourvu de genouillères, s’il était entendu, quitte à se détruire les articulations et à finir cloué dans un fauteuil roulant. Le destin exauça ses vœux puisqu’il arriva tant bien que mal à hauteur de sa voiture. Il ouvrit le coffre en un clin d’œil et y déposa la charge. Il se mit ensuite au volant et démarra en trombe.

Le lieu où il devait se rendre était distant de quelques kilomètres. Dans son périple, il traversa une série de lotissements sans âme et sans vie, une enfilade de boîtes de conserve renfermant un grand nombre de drames familiaux et de solitudes douloureuses. Les rues étaient désertes et le ciel noir comme de la suie. Les étoiles scintillaient faiblement, par devoir, fatiguées sans doute de briller pour ces êtres humains, ces microbes qui ne prennent même plus le temps de les regarder, comme un mari ignore sa femme après des années de mariage.
Abel pensa que ce n’était pas le moment de tomber sur une patrouille de police. Il ne manquerait plus qu’on l’arrête et qu’on procède à une fouille du véhicule ! Par chance, on ne croisait jamais d’uniformes par ici, et les Moires en avaient assez fait aujourd’hui pour en ajouter une couche. Non, tout irait bien. Il suffisait de garder la tête froide et de ne pas attirer l’attention.

Brusquement surgi du néant, un agent de police, vêtu d’un gilet fluorescent, s’avança d’un pas décidé au milieu de la chaussée. À grands mouvements de bras, il exécutait des signes impérieux, invitant la voiture à se mettre sur le bas-côté. Le conducteur, à cette apparition, fut terrassé. Il aurait préféré rencontrer le diable en personne. Un frisson le parcourut de la tête aux pieds. Sans s’en rendre compte, il s’exécuta néanmoins, même si la tentation de passer sur le corps de l’homme lui avait traversé l’esprit. Seulement, il n’avait pas assez de cran pour faire carrière chez Borniol . Épouvanté, Abel descendit la vitre de sa portière comme dans un songe, et coupa le moteur.

À la vue du condé qui se présentait, il sut que cela n’allait pas être une sinécure. L’homme avait le sourire engageant d’un huissier de justice victime d’une infernale rage de dents. Son visage, rouge et congestionné, grêlé d’éphélide, était orné en son centre d’un appendice nasal que n’aurait certainement pas renié un nasique. Doté d’une surcharge adipeuse non négligeable, le policier se déplaçait avec une grâce d’hippopotame, et, à l’instar de son cousin de la savane, possédait un regard qui en disait long sur son degré d’intelligence. La nature humaine dans toute son horreur.
— Police nationale ! Vos papiers ! ordonna une voix aussi mélodieuse et rythmique qu’une bouse tombant de l’arrière-train d’une vache. La lumière aveuglante d’une lampe torche était braquée sur le pauvre chauffeur.
Tel un automate ébloui, Abel tendit le permis de conduire et l’attestation d’assurance. Il ne pipait mot tant la peur l’empêchait de déglutir. Le cogne se concentra d’abord sur les papiers, de la même manière qu’un illettré le ferait pour déchiffrer les premières pages d’À la recherche du temps perdu, en se demandant si fichtre il y avait quelque chose à comprendre dans cette succession de caractères noirs sur fond blanc. Comme le roussin n’était pas là pour faire de la littérature, il renonça. Ensuite, son regard inquisiteur et chargé de soupçons se mit en branle. Il alla et vint des papiers au visage du conducteur d’un mouvement saccadé et nerveux. On aurait dit qu’il était monté sur ressort. Il cherchait visiblement à déceler un indice de culpabilité sur les traits de sa proie. Abel demeurait figé, les mains tremblantes sur le volant, le regard vague.

Silencieusement, l’agent commença à inspecter le véhicule. Il en fit le tour une première fois, d’un pas lourd, en disséquant les moindres détails de la carrosserie et des pneumatiques. Revenu à son point de départ, sans doute déçu de n’avoir rien trouvé, il recommença, lentement, très lentement, sauf que cette fois-ci, contre toute attente, il se mit à l’arrêt juste devant le coffre. Il braqua le faisceau lumineux sur la tôle. Abel observait la scène dans son rétroviseur, des gouttes de sueur froide inondant ses tempes et ses joues. Le gardien de la paix hocha la tête à plusieurs reprises, d’un air entendu. Il avait dû renifler quelque chose. Abel se sentit alors découvert. Il ne servait à rien de s’enferrer davantage dans sa folie. Il allait avouer. Une question lui traversa l’esprit : à combien d’années de prison serait-il condamné ?
Après un temps interminable, le policier s’approcha d’Abel avec une mine encore plus sévère, si c’était possible. Le coupable, lui, au paroxysme de l’angoisse, ne souhaitait plus qu’une chose : que cesse l’incertitude une fois pour toute.
— Eh bien, vous êtes un sacré cachottier ! s’exclama le policier, d’une voix caverneuse. Si on m’avait dit ça ce matin…
Abel, s’attendant à ce qu’on lui demande d’ouvrir le coffre, anticipa. Déjà son doigt pointait vers la commande adéquate, déjà ses explications étaient suspendues au bord des lèvres, déjà il sentait les menottes brûler ses poignets quand l’agent ajouta :
— Fallait le dire que vous étiez un supporter des Verts, monsieur Caïn ! L’esquisse d’un sourire éclaira sa face bovine.

Abel arrêta son geste. Il demeura quelques secondes ahuri. Quand ses neurones se connectèrent entre eux, il repensa à l’écusson qui avait été apposé par l’ancien propriétaire de la voiture sur la vitre arrière, et qu’il n’avait jamais eu le temps d’enlever.
— Ah oui, les fameux poteaux carrés ! bredouilla-t-il. C’était la seule chose qu’il connaissait de l’Association sportive de Saint-Étienne en particulier, et du football en général.
— Comme vous dites… Munich, 1976 ! Saloperie de poteaux carrés… C’était à l’AS Saint-Étienne que devait revenir la première coupe des clubs champions, et pas à l’OM…
Et de lui raconter qu’à cause des contingences, il était passé à côté d’une véritable carrière de footballeur, et qu’au lieu d’embrasser le maillot d’une équipe, il avait fini par embrasser la loi et l’ordre. Abel, s’il avait eu un peu de courage, lui aurait peut-être fait remarquer qu’il préférait de loin embrasser les femmes. Mais il laissa l’autre s’épancher sur ses rêves à jamais évanouis.
— Et puis vous savez, finalement, je ne sais pas si j’aurais tenu… Je suis trop honnête. C’est un drôle de milieu le football, il y a trop d’affaires. Et encore, on ne sait pas tout. Il doit y avoir tellement de cadavres dans les placards !
Abel acquiesçait à tout rompre. Le pandore l’aurait insulté de tous les noms qu’il l’aurait encouragé à continuer, et pourquoi pas même à renchérir.
— Bien évidemment, je joue encore comme ça, pour m’amuser, avec les copains ou entre collègues. Ah ! j’ai encore de beaux restes, vous savez, il ne faut pas croire. Non par contre j’ai un problème, c’est que je transpire des pieds. Ça c’est un handicap. C’est terrible comme je peux transpirer des pieds. Et ça me provoque des mycoses…
L’intérêt du propos échappait à Abel. Il ignorait qu’ils étaient devenus des intimes à ce point. Mais il n’en fut pas surpris. Il avait le chic pour attirer ce genre de confidences. Il avait une telle propension à mettre les gens en confiance qu’ils lui livraient aisément leurs secrets les plus inavouables. Or, les épanchements ou les états d’âme des autres, il s’en souciait comme de l’an quarante, surtout aujourd’hui. Il n’avait qu’une hâte, c’était filer et se débarrasser du cadavre pour poser un sparadrap d’oubli sur cet abominable cauchemar.

— Bon, je ne vais pas vous retarder plus longtemps, tout est en règle, vous pouvez repartir, finit par dire l’argousin, après une demi-heure de monologue. Il rendit les papiers à Abel, qui reprenait espoir de s’en sortir. Il entrevoyait un terme à cette torture. L’euphorie le gagnait, mais il devait à tout prix se contenir et ne pas craquer. La voiture s’avança de quelques centimètres, les roues avant touchaient presque le bitume quand le représentant de l’ordre la rattrapa en courant et crut bon d’intervenir encore une fois :
— Hep hep hep, attendez une minute ! Vous n’allez pas vous en tirer aussi facilement ! Non non ! Vous n’allez pas vous en tirer comme ça ! Pour demain, le match PSG Saint-Étienne, à votre avis, vous voyez quel score ? C’est pour mon loto sportif.
Le jeune homme pensa que les êtres humains sont décidément d’authentiques primates, des singes qui ne savent que faire de cette parcelle divine, cette intelligence qui leur est tombée dessus, de la même manière qu’un enfant se retrouve embarrassé devant un jouet trop grand pour lui.
Après avoir balbutié une réponse, Abel appuya sur l’accélérateur. Il mit quelques minutes à prendre conscience qu’il était vraiment tiré d’affaire. Dans un état second, comme halluciné, oscillant entre effroi et excitation, il roula jusqu’à destination. Plus que jamais, il se devait d’accomplir la mission qu’il s’était fixée, aussi rapidement que possible.

Il se gara comme à son habitude, à l’orée des bois. En sortant de la voiture, il goûta à la douceur et à la tranquillité de la nuit. Il se rasséréna. La frouée d’une chouette perturbait à peine le silence de la forêt assoupie. Un mince croissant de lune argenté balafrait le drap sombre du ciel. Il ne manquait plus que du papier et un crayon pour qu’Abel se mette à vous trousser une élégie de derrière les fagots.
Faute d’inspiration, il sortit le cadavre de sa cachette, écœuré par d’atroces effluves. À l’aide d’une torche électrique, il s’enfonça dans la végétation, en direction de la mare. Connaissant le coin comme sa poche, il la retrouva en quelques minutes. Il laissa tomber son faix à terre et s’empressa de le lester de pierres. Puis, à bout de nerfs, épuisé, il le poussa du pied dans l’eau, sans aucune cérémonie. Le défunt dévala la pente et coula en sourdine sous une couche de wolffies . Il y disparut complètement. Il avait trouvé sa dernière demeure.
« Bon débarras ! » exulta Abel, quand la tâche fut achevée. Il s’étonnait presque d’être dénué de remords. « Toi, tu pourras dire que tu m’en auras fait baver » constata-t-il en guise de conclusion, in petto.

Il retourna sans plus attendre à la voiture. Avant de partir, l’apprenti fossoyeur prit le temps de s’essuyer les mains et de remettre de l’ordre dans ses vêtements et son esprit. Une chose l’inquiétait. Il n’arrivait pas à faire disparaître cette odeur putride qui lui donnait des haut-le-cœur. Il avait même l’impression, parfois, qu’elle émanait de lui. Il se convainquit que ce n’était qu’une manifestation psychologique due au choc et qui risquait de persévérer encore quelques jours.
Sur la route du retour, tout en conduisant, il repensait à sa fâcheuse aventure. Jusqu’à maintenant, il n’avait pas trop cherché à expliquer la présence d’un cadavre chez lui. Était-ce un avertissement de la mafia à l’égard d’un repenti, laquelle s’était trompée d’adresse ? Était-ce l’œuvre d’un assassin qui avait été dérangé dans son travail et qui n’avait rien trouvé de mieux que de laisser sa charogne chez lui ? Était-il la triste victime d’un obscur complot ? Le mystère restait entier. C’était tout bonnement incroyable, surréaliste.

Au coin d’une rue, le néon d’un bar éveilla sa soif. Après de telles émotions, le jeune homme éprouva le besoin légitime d’avaler un petit remontant. Il l’avait bien mérité. La besogne avait été accomplie, et il ne risquait plus rien. Il n’allait plus être question de macchabée, ce n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. Il n’était d’ailleurs pas très sûr d’avoir vécu lui-même cette redoutable expérience, confus comme au sortir d’une nuit d’ivresse.
Descendu de voiture, il poussa la porte du troquet. Le calme y régnait, comme si l’on pénétrait dans un sanctuaire, un asile loin du tumulte extérieur. À part le patron, qui s’affairait derrière son bar, et un homme hirsute accoudé au comptoir, il n’y avait personne. Abel s’approcha du zinc et s’assit sur le tabouret, à côté de l’unique client, dont le visage buriné était souligné par d’épais sourcils.
— Qu’est-ce que je lui sers, au monsieur ? tonitrua le patron.
— Un dry, s’il vous plaît, répondit Abel.
Sans faire attention à lui, le poilu ne tarda pas à reprendre la conversation que les deux hommes avaient laissée en suspens quand il était entré :
— Moi je dis que c’est comme ça que je ferais, en tout cas, ça ne laissera pas de traces !
Le patron servit Abel, et, voyant que ce dernier ne comprenait pas de quoi il en retournait, lui éclaira sa lanterne :
— Non, ce dont monsieur cause avec moi, c’est de la meilleure façon de se débarrasser d’un cadavre. Bon, faut savoir qu’il supporte plus sa bonne femme, aussi ! On supposait donc qu’il la tuait. Tuer, c’est pas difficile, y’a que l’embarras du choix. Non, par contre, le plus dur, c’est de faire disparaître un corps, ça c’est balèze. Souvent, si vous regardez bien, c’est ça qui cause la perte des assassins. On était en train de discuter de ça. Monsieur pense que l’acide a son efficacité, vous mettez le corps dans une baignoire et vous versez l’acide dedans, moi je plaide plus pour le couler dans une dalle en béton, ou bien l’enterrer dans un trou bien profond, au fin fond d’une forêt. C’est certain, c’est moins original, mais je trouve ça moins dangereux, plus dans la tradition ! Qu’est-ce que vous voulez, c’est ça d’être passionné par les affaires criminelles ! Et vous, imaginons que vous avez un corps sur les bras dont vous voulez vous débarrasser, comment vous feriez ?

Abel n’en crut pas ses oreilles. Pour un peu, il en serait tombé malade sur-le-champ. Abasourdi, il s’attendait à voir surgir de quelque cachette les mânes de Jacques Rouland et de Marcel Béliveau pour lui apprendre qu’il était la risible dupe d’une caméra cachée. Mais dans les secondes qui suivirent, rien ne se passa. Les deux hommes attendaient sa réponse, dans un silence assourdissant. Ils le dévisageaient.
Abel se reprit. Les duettistes ne pouvaient pas être au courant, ce n’était pas possible. Il fallait se rendre à l’évidence : les évènements se moquaient tout simplement de sa personne. Puisque le destin avait décidé de se rire de lui en cette soirée, alors allons-y jusqu’au bout ! Il entra dans le jeu, l’air le plus sérieux du monde :
— Moi ? Ce que je ferais ? Eh bien je trouve que le bon vieux trou dans la forêt a prouvé son efficacité… Enfin je veux dire du point de vue de l’assassin. La nature se charge de tout faire disparaître. Je suis sûr qu’il y a plein de corps comme ça abandonnés dans la nature et que la police n’a jamais retrouvés. Il suffit de l’enterrer au bon endroit pour qu’il ne soit jamais découvert. Mais après tout suis-je un brin écolo en matière de cadavre, c’est mon côté bucolique qui s’exprime peut-être, déclara Abel, convaincu.
Les deux acolytes se réjouirent. Ils avaient trouvé un agréable compagnon en ce jeune homme. D’ailleurs, il en remontrait à ses aînés en matière d’imagination macabre. Il leur semblait qu’il avait déjà vécu une telle situation ou qu’il avait une prédisposition certaine aux métiers des pompes funèbres. Puis la discussion s’anima autour des multiples procédés de meurtre et de torture qui ont eu cours à travers l’Histoire et qui perdurent encore sous les différentes latitudes ici-bas. Abel se rendit compte que l’ingéniosité humaine, s’agissant de perversité, est tout de même sans limites, c’est un mérite qu’il faut lui reconnaître.
Les minutes s’égrenèrent. Une fois son neuvième verre absorbé, Abel prit congé de ses deux camarades. Il regagna sa voiture et se hâta de rentrer, la tête embrumée de pensées extravagantes, constituant un savant mélange d’hémoglobine, de chair en décomposition et de larves.

Quand il fut chez lui, Abel jeta un coup d’œil rapide au salon. Le canapé épousait encore la forme de son indésirable hôte. Sur le sol séchait une tache d’un liquide répugnant, et quelques insectes moribonds s’agitaient cependant en d’ultimes spasmes de vie, au milieu d’une hécatombe de congénères.
Exténué, Abel remit la corvée du nettoyage au lendemain. Seule l’odeur l’incommodait, toujours et encore, et menaçait de l’empêcher de dormir. C’est pourquoi il ouvrit les battants de la fenêtre et appliqua une bombe désodorisante dans la pièce, qu’il vida entièrement. Puis il alla se coucher. Il glissa très vite dans le néant.

Pendant la nuit, il eut le sommeil agité. Il rêva notamment qu’un zombie courait avec un ballon sur un terrain de football, et qu’il s’approchait d’un but gardé par un agent de police aux pieds nus, dont une infâme lèpre dévorait allègrement les orteils. Soudain, le drôle de footballeur décocha un tir des vingt mètres. Le ballon heurta le poteau droit, un poteau carré. Puis un cri s’éleva des tribunes, étrangement désertes, comme si, de l’au-delà, une foule de fantômes en rut vociférait tout leur soûl : « maudits poteaux carrés ! Maudits poteaux carrés ! » Honteux, le mort-vivant se précipita alors dans la mare qui se trouvait au centre du terrain et y plongea sans hésiter.

Un clair soleil de printemps réchauffait la chambre d’Abel, au petit matin. Les oiseaux, heureux de voir le ciel bleu et les arbres en bourgeons, se chamaillaient à qui mieux mieux. La nature, en ce joli mois de mai, jouait un hymne à la joie. Le jeune homme se réveilla difficilement, sous les caresses de la douce lumière. Il lui sembla avoir dormi une éternité. Ses idées, encore en vrac, se remirent peu à peu en place. Il repensa à sa mésaventure. Les images se succédèrent. Il avait peine à croire que ça lui était arrivé à lui, lui, un homme sans histoire, tranquille, discret. Pour avoir vécu une épreuve extraordinaire, il pouvait se targuer d’en avoir vécu une ! À tout le moins, sur ses vieux jours, au coin du feu, ça lui donnait de la matière à récits.
Il se leva doucement, se disant en lui-même que tout était fini et que jamais il ne serait inquiété. Après tout, il fallait profiter de la vie et de ses rares instants de félicité, car le bonheur est fragile, il ne tient qu’à un fil. Un rien suffit pour l’anéantir. D’un pas nonchalant, Abel se dirigea vers la cuisine, en pyjama, et se prépara un copieux petit-déjeuner.

Tandis qu’il faisait chauffer son lait sur le feu de la gazinière, il se rendit au salon, la conscience légère. Alors ce fut comme si on lui avait asséné une douleur atroce dans la nuque, comme s’il avait été foudroyé par un éclair invisible. Avec bonheur, une chaise était à portée de main, sinon il serait tombé. Il s’y cramponna de toutes ses forces. Proprement pétrifié, il ne croyait pas ce qu’il voyait, là, devant lui. Il ne pouvait y croire. Car la chose se révélait terrifiante, effroyable, hugolienne : le corps, celui-là même qu’il avait abandonné la veille au soir, était revenu. Comme s’il n’avait pas bougé d’un pouce, mais dégoulinant tout plein, le cadavre était sur le canapé et regardait Caïn.