Agarttha (III)

Le 22/07/2016
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par Lourdes Phalanges
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Rubriques / Agarttha
Troisième volet du feuilleton Science Fiction de l'été par Lourdes Phalanges. Arrive le moment clef, où la dystopie dévoile un probable point faible, le fameux grain de sable dans les rouages du système. Dans cet univers de zombies, qui ressemble assez étrangement à notre contemporanéité, à peine en un peu plus exagérée, au milieu d'une population de clones, semble émerger une individualité, une singularité qui fait écho au sentiment du narrateur que quelque chose ne tourne pas rond et qui le turlupine. Non. Ce n'est pas un spoil que d'annoncer que Lourdes Phalanges entre dans les clous de l'évolution classique de l'intrigue des romans d'anticipation. C'est un gage de qualité, humour, ironie et second degré en prime.
« Un repas gratuit, ça n'existe pas. » Robert Heinlein.
Il se réveilla, 3 heures avant l'horaire habituel, et ce, sans l'aide de son logiciel de reboot interne.

Il se mit sur le dos puis revint sur le ventre; tourna, se retourna, sans jamais trouver la position idéale. Il tenta de rallumer sa vieille app de trucs et astuces mais impossible de lancer ne serait-ce qu'un seul logiciel. Ces derniers dormaient, programmés pour reprendre du service à 6 heures précises - Il s'imaginait pixel ou circuit imprimé, simple rouage vers l'Objectif.

Les derniers évènements l'inquiétaient de plus en plus. Il se réveillait la nuit affolé, après avoir exploré des lieux étranges ou vu des choses qu'aucunes de ses solutions de régulations mentales ou somatiques ne pouvaient expliquer. Des choses qui semblaient si réelles. La nouvelle voisine, voilée et dénudée, offerte à lui au beau milieu du désert, des hommes aux visages tuméfiés qui se battaient en duel dans une caverne ou un sous-sol mal éclairé. Des visages familiers. Des sensations non-paramétrables.

"Mais dors, putain !"

Il boxa son oreiller et sauta de la couchette en suspension. Il devait s'occuper avant le rebootage. Fit difficilement une quarantaine de pompes, s'amusant de voir le sol auto-nettoyant s'évertuer à effacer méthodiquement chaque gouttelette de sueur une à une. Ses biceps le brulaient, la sensation était inédite. Une demi-heure durant, il tenta de battre son record, puis, avec sa boucle de ceinture, déverrouilla la box à gélules nourricières et avala celle du jour 601. Les macro-bots endormis glissèrent les uns après les autres dans son estomac.

"Dors."

Des tréfonds de son esprit, une mélodie entêtante s'invita, puis une, deux, trois contrepèteries, désormais libres à tout jamais d'être prononcées, criées, hurlées même à la face du Nouvel Ordre. 
Il s'arracha un ongle en tentant d'ouvrir le volet opaque du hublot, pour voir la lune ou tout autre chose d'ailleurs, tout en sachant pertinemment qu'il n'y aurait rien. "Allez ouvre-toi…" Tout le monde dormait. Le monde entier dormait et se réveillerai dans une petite heure. Il s'arracha un autre ongle -"ouvre-toi veille pu…"…"ouvre…" Le volet céda. Et comme prévu, il n'y avait rien.

Les bâtiments productifs et Les résidences interchangeables s'étendaient à perte de vue. Pas un bruit, pas une lueur, rien. Une simple nuit sans étoiles, celle du jour 534. A une autre époque, certaines personnes auraient trouvé ça beau. Une photo, un possible tableau, vendu quelques centaines d'euros et qui finira accroché dans votre chambre à coucher. Mais là, présentement, l'architecture fonctionnelle engloutissait toute possibilité.

Ou presque, puisqu'une étrange silhouette passa d'un pas décidé devant le panneau de régulation vers une destination qui ne semblait ni interchangeable ni productive. 



Encore en tenue de sommeil réparateur, il se rua dehors, à la poursuite de celui ou celle qui venait de troubler ce qui ne devait jamais l'être. Pieds nus, il remonta en courant l'unique boulevard de sa cité-dortoir.

"Ou t'es passé, bordel ?!"

Il suait et le sol ne se nettoyait pas.

Au loin, il aperçut la silhouette. Cette dernière disparue soudainement, comme happée par le flexibo-granit du bâtiment productif n°116. Il n'était jamais venu dans cette zone. Il n'en avait pas l'utilité et n'avait rien à y faire. Les portes du bâtiment étaient bien évidement toujours verrouillées. Il regarda à droite : une résidence, puis à gauche : une résidence, ou presque, puisque s'enfonçait entre les deux édifices une très mince ruelle, large d'à peine la taille d'un adulte de corpulence standard, presque imperceptible pour qui ne prenait pas le temps de regarder autour de lui. Et Le monde entier se réveilla. Six heures : dans quelques minutes, les rues seraient pleines de gens productifs et interchangeables. Il ne savait pas ce qui arrivait à ceux qu'on trouvait dans la rue avant cette heure. Il rebroussa chemin à toute vitesse.

Arrivé chez lui, les macro-bots anti-datés sortirent également de leur sommeil et, privés de tout objectif, s'auto-détruisirent. Il n'eu pas le temps d'arriver jusqu'au bloc d'hygiène et le sol auto-nettoyant fut mis à rude épreuve.

Peu de temps après, il était de retour au 8ème, puis au 9ème cercle, sélectionnant-achetant-récupérant, rendez-vous après rendez-vous, mais ce soir, quand le monde entier sera à nouveau endormi, il remontera l'unique boulevard, vers l'imprévu.