0.00569 tonnes eq CO2.

Le 19/04/2017
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par v/y/t/m/C
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Thèmes / Saint-Con / 2017
v/y/t/m/C - au soin le lecteur aguerri de trouver quel malicieux zonard se cache sous ce hiéroglyphe moderne - nous gratifie d'un texte maitrisé avec science et mesure; pas de temps mort, pas de fin expédiée, mais un humour subtil et des envolées absurdes ajoutés à une écriture fort agréable à lire, le tout au service d'une histoire simple mais efficace. En faut-il plus ? Il s'agit-là très probablement d'un compétiteur redoutable (comme à son habitude ?) et nul doute qu'il saura se glisser dans de nombreuses intentions de vote cette année.
1.

« Qu’est-ce qui me dit que vous n’allez pas me refourguer un con à moitié brillant ? » gueulait Marmoset dans son téléphone afin de se faire entendre au milieu du boucan que produisaient les ouvriers, dehors. « Un type avec qui je pourrais éventuellement créer des liens, qui aimerait Jean Cocteau, par exemple, et que je serais incapable de cramer ensuite ? » ajouta-t-il en hurlant davantage, car on venait d’actionner la bétonneuse, là-bas, au fond de son jardin. On coulait la dalle qui allait supporter la cabine de crémation. « Nos cons sont saveur de l’année Monsieur, récita la voix à l’autre bout de la ligne. Avec nos cons, vous êtes serein, à votre guise. Nous sommes une entreprise familiale depuis 1984, vous savez ». Pour Marmoset, la famille évoquait simplement le chaos et les faits divers sordides. « Je me permets d’être un peu chiant, expliqua-t-il, parce que je viens d’investir huit plaques dans un crématorium fabriqué en Suède par des ouvriers qualifiés, d’après ce que j’ai compris. Et puis on m’a déjà fait le coup du con qui se révèle en fait un type aimable, bien qu’un peu lent. Cette année, je veux du con qui mérite, vous comprenez ? Du gros con impardonnable dans sa connerie, un sale type qu’on a plaisir à bruler ! Sinon, ça ne sert à rien… » termina-t-il. « Nous vous garantissons le con qui VOUS correspond. En fonction de l’étude approfondie des données que vous partagez sur les réseaux sociaux, vos poubelles, Le Bon Coin, peu importe… Nous ne laissons rien au hasard ! » avait promis l’employé de l’agence avant de prendre congé de Marmoset et tracer un nouveau trait vertical sur son registre quotidien des ventes.

2.

« Étude approfondie, mon cul » grogna Marmoset pour lui-même, au bord de sa piscine, dix jours plus tard, observant un type d’une trentaine d’années barboter complètement à poil à l’exception d’un brassard gonflable jaune enfilé autour de chaque bras. L’homme essayait de faire la planche mais ne parvenait pas à se maintenir horizontalement. Son horrible petite bite flottait un moment, incertaine, à la surface, puis plongeait à nouveau dans les abysses chlorées.

—    C’est techniquement impossible, votre histoire de planche Monsieur Marmoset, gémit celui qui était dans l’eau.
—    Vous n’êtes pas doué, c’est tout. Mon fils de huit ans y arrive, malgré un lourd handicap psychomoteur. N’est-ce pas, Ulysse ? lança Marmoset en direction du gamin en fauteuil roulant, abandonné au milieu du jardin, qui semblait avoir trop écouté Vianney et ainsi développé une sorte de débilité précoce irréversible. Son cou ne tenait plus sa tête, qui venait s’écraser sur son épaule.
—    Le souci, se défendit le con, c’est que l’eau rentre partout dans mes oreilles. Je crains de noyer le cerveau si j’essaie une fois de plus…
—    Je m’en ferais pas trop à votre place, dit Marmoset. Détendez-vous. Au passage, qu’avez-vous fait du slip de bain que nous vous avons prêté ?

Avant de pouvoir répondre, le con but la tasse au cours d’une nouvelle tentative, toussa, cracha, hoqueta, puis se mit à vomir autour de lui.

—    Vous allez pourrir mes filtres, espèce de crétin ! cria Marmoset. Arrêtez ça tout de suite ! Laissez tomber la planche, vous m’entendez ? Nous avons visé trop haut.
—    Excusez-moi Monsieur Marmoset, fit le con en s’essuyant la bouche du revers de la main, bien agrippé à la margelle. C’est dommage pour toutes ces crevettes Dumbo avec la sauce ratée, précisa-t-il en regardant flotter autour de lui une demi-douzaine de crustacés à peine digérés.
—    Jumbo sauce Ratay, corrigea Marmoset.
—    Est-ce que je peux recommencer à faire des bombes ? demanda le con. On s’amusait mieux quand je faisais des bombes, non ?
—    Allez-y. Faites vos putain de bombes mais n’allez pas vous assommez, ou je ne sais quoi. Ne vous noyez pas avant demain. Tout le monde compte sur vous.
—    Pour la création ?
—     Pas la création, nom de Dieu ! La crémat… Bon, et puis c’est pas grave, hein ? Amusez-vous un peu.

Marmoset agita les bras dans un mouvement anarchique censé illustrer le concept de fun, puis se tourna vers un autre homme qui croisait les jambes sur un fauteuil en rotin, dans la cuisine d’été. « Ils m’ont de nouveau refourgué un con attachant, ces salauds » lança-t-il, dépité. Son interlocuteur portait un costume sombre et semblait lui aussi avoir quelque chose à vendre à Marmoset. De fait, il s’agissait du représentant local de la firme commercialisant la cabine crématoire Akkarvik à huit plaques soixante (pour être très précis), dont les ouvriers fixaient à présent les derniers boulons. Le représentant prit la parole : « Vous savez, de notre point de vue, je veux dire en tant que fabricant de biens industriels à forte valeur ajoutée, nous pouvons aisément nous porter garants de nos produits. Ce n’est que très rarement le cas, malheureusement, pour ces agences de vente de cons qui doivent composer avec le facteur humain » et il haussa les épaules, feignant l’amertume. « Une année, poursuivit Marmoset en prenant place face au commercial, nous avons brûlé ce professeur de géographie. Pas du tout un mauvais bougre. Loin d’être assez con pour bruler vif en tout cas. Eh bien, il a mis deux jours à mourir. Bois humide. On se servait encore de notre bucher, à l’époque. J’aimais bien bricoler ce truc-là, agencer mes rondins vous savez, prendre le temps de les disposer comme il faut. Mais bon. Une odeur… Dégueulasse. Deux jours, vous entendez ?! Les hurlements de ce pauvre type, je vous jure, quand il reprenait connaissance, au beau milieu de la nuit... On avait tous été malades, cette année-là. Ma grande fille arrêtait pas de me répéter : « Mais il faut le tuer, papa. C’est trop horrible ». C’était son prof, je dois dire. C’est elle qui avait insisté, si je me souviens bien. Enfin moi je continuais de jeter des cubes d’allume-feux et je disais à ma grande « Papa fait ce qu’il peut, tu le vois bien… ». Mais impossible de calciner ce Monsieur. On avait passé la nuit à l’écouter gémir. De temps à autres, il se mettait à gueuler « La capitale de l’Australie est Canberra, que ça vous plaise ou non ! ». Une scène lamentable, sur un bucher noirci. Il pleuvait des cordes. Je m’étais résolu à lui filer un coup de tournevis dans la tempe, au petit matin ».
Marmoset s’interrompit et descendit rapidement le grand ballon de whisky qu’il faisait tourner dans sa main depuis un petit moment. « Vous ne voulez vraiment pas un verre ? » demanda-t-il au représentant. Celui-ci secoua la tête. Le con de la piscine, le con à poil, urinait maintenant depuis le plongeoir, heureux d’être là. Ils le regardèrent un moment puis le représentant déclara, fataliste : « Le facteur humain… Comment voulez-vous coller des labels fiables là-dessus ? ». Marmoset agita vaguement la main devant son visage, pour signifier qu’il était trop vieux pour s’emmerder vraiment avec ces conneries et demanda au représentant :

—    Devinez comment il s’appelle…
—    Un type de ce genre a-t-il vraiment besoin d’un nom ?
—    Vous avez bien pris la peine d’organiser un brainstorming pour baptiser votre saloperie de machine à huit plaques…

Marmoset cria ensuite en direction du con, qui s essuyait le zob sur une serviette de plage.

—    Hey, dites ! Vieux dégueulasse ! C’est quoi votre nom, déjà ?
—    Moi ? Je m’appelle Johnny-Noel Bocquet, Monsieur.
—    C’est une sorte de nom de scène qu’ils leur donnent ou quoi ? demanda le représentant à Marmoset.
—    Il demande si c’est ton vrai nom ! hurla Marmoset au con.
—    Je me permettrais pas de vous raconter des bêtises, Monsieur Marmoset. En fait, mes parents sont de grands admirateurs de Johnny Halliday. Et ils aiment bien Noël aussi, je suppose…
—    C’est fascinant, dit Marmoset. Je parie que vous êtes né à Roubaix…
—    Ah ah, non. Dieu m’en garde, répondit Johnny-Noel. J’viens de Douai, moi. A Roubaix, vous savez, y’a que des trous du cul ou presque…

Marmoset commençait à vraiment s’attacher à Johnny-Noel. Il se demanda s’il n’allait pas faire un scandale auprès de l’agence. Malgré tout, il demanda au représentant : « Bon. Dites-moi. A quel point est-elle efficace, votre putain de machine ? »

3.

Ils avaient migré vers le fond du jardin où cinq employés qualifiés, tous propriétaires de leur logement par ailleurs, s’affairaient aux derniers réglages du dispositif crématoire. Marmoset et le représentant les observaient, bras croisés. Marmoset repensait à son bucher avec une nostalgie teintée d’horreur tandis que le commercial déroulait un argumentaire assez pénible lui aussi. « Enterré sous le dispositif visible, autrement dit la cabine et sa console, vous avez donc une cuve en acier galvanisé dans un bain de zinc à 420 degrés. Ce traitement permet d’assurer une excellente protection anti-corrosive. Sa contenance est de 225 litres. Sa capacité de destruction a été évaluée à 156 kilos par heure. Attention, je parle de 156 kilos d’à peu près n’importe quoi. Nous avons une chèvre de démonstration dans le camion. Vous verrez... Le décendrage est automatique, ce qui est la moindre des choses sur cette gamme mais vous disposez surtout d’un analyseur des rejets atmosphériques et d’un système de supervision à distance, via la console de commande qui se trouve donc ici. Ou alors vous avez la possibilité de piloter le tout depuis votre smartphone. Comme il vous plaira. Hauteur de la cabine : 2 mètres. Diamètre, 2 mètres. Réservoir de fuel de 1200 litres. Température de combustion… Monsieur Marmoset, je vous en prie dites un chiffre… ». Marmoset n’aimait pas les chiffres. « Relativement chaud» tenta-t-il. « 1100 degrés Celsius » énonça le représentant. « Je suis pas tombé loin », fit Marmoset. « Ce qui est vraiment particulier, avec ce modèle Akkarvik, c’est que ces 1100 degrés sont libérés en une demi-seconde dans la cabine. Vous avez alors une combustion d’une violence inouïe, très jolie à regarder » et le représentant sortit son I-pad pour montrer à Marmoset quelques images de crémations à usage commercial, fort bien produites, sur le prélude de Bach au piano.

4.

Elle portait un slip de bain, des sandales et un grand plateau sur lequel dansaient des cubes de glaces dans des verres à orangeade. En l’observant approcher, le représentant eut une vision très nette de sa propre famille, modestement relogée dans un T2 à l’autre bout du pays. Il songea à Biarritz, car les enfants aimaient les grosses vagues. Ils lui manqueraient un peu, ces abrutis de gosses. Marmoset se pencha vers le représentant, fit un geste du menton vers la femme et dit « Mon épouse. Maria Victoria » et juste après, il précisa : « Internet… » avec un léger haussement d’épaule. Les hommes présents au fond du jardin avaient maintenant interrompu toute forme d’activité pour se concentrer sur les seins nus, les hanches et les cheveux de l’apparition. Dans le regard de cette pénible beauté hispanique, on pouvait simplement lire « Allez donc tous vous faire trancher la bite, pour ce que ça m’intéresse… ». Il suffisait de la regarder deux secondes pour comprendre qu’elle préparait un sale coup. Quitte à se dégoter une femme trophée, le représentant se demanda pourquoi Marmoset avait porté son choix sur une chieuse en puissance. Pourquoi ne pas empailler cette femme avant qu’il ne soit trop tard et la disposer dans un endroit à l’abri de l’humidité et du froid, où l’on pourrait la reluquer à loisir sans craindre une attaque au couteau. Le dos et le bras gauche de Maria Victoria étaient intégralement couverts de tatouages qui ne dataient pas d’hier et n’avaient vraisemblablement pas été réalisés dans un salon aux normes européennes. Les motifs, dont on ne pouvait dire s’ils étaient abstraits ou juste foireux, évoquaient tous une imagerie malsaine de vieux taulard récidiviste.

—    Maria, l’interpella Marmoset, propose donc à ces Messieurs qui se donnent tant de mal quelques traces de cocaïne.
Puis à l’intention du représentant, il dit :
—    Ne le prenez pas mal, mais plus vite ce sera terminé, mieux ça vaudra. J’en ai assez que mon jardin m’évoque les travaux du camp de Birkenau en 1942.
—    Si vous le souhaitez, on peut vous poser quelques fils barbelés, plaisanta le représentant.
—    Taisez-vous, l’interrompit Marmoset. Si je peux me permettre ce genre d’humour, c’est que nous sommes tous juifs de par ma mère. Nous avons beaucoup souffert, dans la famille. Mais je doute que vous sachiez de quoi je parle.
—    Je n’ai pas la chance d’être sémite moi-même, regretta l’autre.
—    Alors fermez-la.
—    Vous avez une femme magnifique, enchaina le représentant, pour faire diversion.

Maria Victoria tira de son slip un ou deux grammes de cocaïne, qu’elle étala sur le plateau vers lequel les ouvriers s’aventuraient timidement. Ces derniers prirent leur trace et descendirent leur orangeade avec reconnaissance. Chacun d’entre eux avait en tête sa propre vision du même viol collectif.

—    Elle peut se couvrir davantage, si cela vous met mal à l’aise, fit Marmoset. Moi, elle ne me fait plus rien depuis longtemps mais je comprends qu’elle puisse encore troubler vos hommes. Dans le village où elle a grandi, au Pérou, les types se jetaient régulièrement d’une falaise. Quinze ou vingt morts au compteur, d’après ce que j’ai compris. Des amoureux éconduits ou d’autres qui ne s’étaient même pas déclarés. Vous vous rendez compte ? Et encore, à cette époque-là, elle n’avait même pas terminé sa croissance… Assassine, va ! Asesina ! Mala puta..

Maria Victoria fit comme si elle n’avait pas entendu les injures, puis s’éloigna avec son plateau en direction du jeune Ulysse qui était en train de pourrir au soleil sur son fauteuil roulant, toujours abandonné au même endroit. Elle le poussa et ils disparurent dans la villa. Le con faisait encore des bombes dans la piscine, se lattant les couilles à chaque saut.

—    Et si nous passions à la crémation test ? Vous devez être impatient de voir l’Akkarvik à l’œuvre, je me trompe ? demanda le représentant en produisant le clin d’œil sympa qu’on lui avait enseigné à l’école de commerce de Montpellier.

Marmoset jeta un nouveau coup d’œil vers la piscine.

—    J’imagine que oui, fit-il.
—    Comme je vous le disais, nous avons une chèvre de démonstration dans le camion, un animal qui ne demande pas mieux que de…
—    J’ai une meilleure idée mon vieux. Annulez la chèvre.

5.

Marmoset dégaina son téléphone. « Magalie, dit-il, ramène-toi immédiatement au fond du jardin. Nous avons besoin de toi de toute urgence. Je me fous de ce que tu es en train de faire. Tu as vingt secondes pour rappliquer ». Il raccrocha et dit au représentant :

—    Ma fille. Elle n’a pratiquement aucun ami. C’est une adolescente qui vit cloitrée dans sa chambre et passe son temps à regarder des séries américaines idiotes en compagnie d’un épagneul breton. Je ne peux plus le supporter. Ca me déprime. Les seules fois où elle quitte la maison, c’est pour aller faire sauter son sale clébard par-dessus des obstacles à la con ou l’obliger à slalomer entre des piquets. Elle court à côté de lui comme une demeurée. Elle l’encourage. C’est très triste. Elle est toujours à bout de souffle et elle est incapable de tenir son foutu chien. Un spectacle affreux. Voir sa propre fille dans cet état, ça vous donne envie de crever. Je ne plaisante pas. Ils appellent ça de l’Agility et c’est censé être un sport canin. Moi j’appelle ça solitude pathologique et frigidité sous-jacente. Il est temps que ça change.

La fille de Marmoset devait avoir quinze ou seize ans. Elle portait un T-shirt Game of Thrones et déboula accompagnée de John Snow, son fidèle épagneul.

—    Papa, c’est quoi ce bordel ? demanda-t-elle en désignant la cabine et les ouvriers qui rangeaient à présent leur matériel.
—    Ma chérie, répondit Marmoset, est-ce que tu te souviens du professeur de géographie que nous avons eu tant de mal à faire bruler ?
—    Non, pas vraiment.
—    C’était il y a deux ans, à peine. Je l’ai fini au tournevis pendant que vous dormiez encore…
—    Yolo, dad. Qu’est-ce qu’on en a à foutre exactement ?
—    Rien, ma chérie. Peux-tu me dire quelle est la capitale de l’Australie ?
—    De quoi ?
—    De l’Australie.
—    On s’en branle, papa.
—    Ne sois pas vulgaire devant les gens, Magalie. Capitale de l’Australie, et vite.
—    Mais j’en sais rien, moi… Sydney ?
—    Faux. Minable. Indigne. Tu as intérêt à te creuser un peu les méninges et me donner la bonne réponse ou je t’assure que John Snow ici présent va se transformer en pollution atmosphérique en un temps record.

Marmoset attrapa le chien par le collier. La fille eut un mouvement pour le lui reprendre mais il suffit à Marmoset de lever un index en dévisageant sa fille pour qu’elle s’immobilise et commence à pleurer.

—    Papa, qu’est-ce que tu fais, merde ?
—    Quelle est la putain de capitale de l’Australie ?
—    Melbourne, s’effondra la jeune fille.
—    Melbourne mon cul, dit Marmoset en faisant entrer la chien dans la cabine, d’un grand coup de pompe dans le flan.
—    Papa ! Non. S’il te plait…
—    Dernière chance de briller, ma belle. Je sais que tu peux le faire. Je suis persuadé que tu en es capable. Pour John Snow. Pour ton incombustible et regretté professeur de géo. La capitale de l’Australie n’est pas Sydney et encore moins Melbourne. Non, Mademoiselle. La capitale de l’Australie est … ?
—    Enculé, fit la gamine en se mouchant dans ses mains.
—    Enculé n’est pas une capitale, Magalie. Je regrette.

Marmoset interpella le représentant, qui s’était installé derrière la console de commande et n’en menait pas large.

—    Monsieur ! Est-ce que vous avez déjà entendu parler d’une capitale qui s’appellerait Enculé ?
—    Votre chien, là, vous êtes bien certain ? répondit le représentant.
—    Fille, quelle est la capitale de l’Australie ? répéta Marmoset.
—    Valparaiso… ? pleurnicha Magalie. Papa... Je t’en prie. Arrête.
—    Wellington, essaya de souffler le représentant, qui regrettait de ne pas avoir mieux écouté la triste anecdote de tout à l’heure.
—    Encore raté ! C’est lamentable. Ton prof a mis deux jours à mourir et tu n’es même pas foutue d’en tirer le moindre enseignement. C’est indigne. Feu !
—    Vous êtes bien certain que… tenta le représentant.
—    Continuez à jouer les saintes, lui lança Marmoset, et je fais valoir mon droit de rétraction de trente jours ! J’ai dit : Feu !

Le représentant poussa un bouton ou deux avant que la machine se mette en branle. John Snow aboyait frénétiquement derrière la paroi en verre traité, mais aucun son ne parvenait à ceux qui se trouvaient à l’extérieur. Avec ou sans prélude de Bach, le déluge de flamme se révéla bien plus impressionnant que sur les vidéos. L’instant d’après, toutes les molécules qui faisaient de John Snow un organisme autonome, dressé au saut d’obstacle et fidèle compagnon d’une jeune fille de seize ans souffrant de phobie sociale s’étaient déjà évaporées dans l’atmosphère. Magalie mit un certain temps à comprendre. Il est vrai que la rapidité de la combustion pouvait évoquer un tour de magie douteux, fort déstabilisant. Enfin, quand elle réalisa que son chien n’était plus, elle se mit à hurler comme une démente, se frappant le visage et tirant sur ses cheveux, dont des mèches ensanglantées lui restaient dans les mains. Ses lamentations rameutèrent tout le monde. On eut dit que la bestialité de John Snow, en s’évaporant, avait pris possession de la jeune fille. Maria Victoria fit irruption depuis la villa, saisie de panique, plus bandante que jamais, courant vers la gamine qu’elle prit dans ses bras. Elle murmura des choses en espagnol au creux de son oreille.

Johnny-Noel s’était joint à l’attroupement, lui et ses brassards jaunes et sa bite à l’air. « John Snow !! » braillait Magalie en ne quittant pas la cabine du regard « Ce fils de pute vient de tuer mon chien ».
Tout le monde guettait la réaction de Marmoset, qui se mit à gueuler lui aussi, sur une gamme moins hystérique, mais tout aussi inquiétante : « Canberra, nom de Dieu ! CAN-BE-RA ! Vous trouvez ça difficile à retenir ? Êtes-vous tous complètement demeurés ? Canberra… Décrétée capitale administrative de l’Australie en 1908, en raison des chamailleries interminables entre Sydney et Melbourne. Canberra. La première ville du continent dont on ait dessiné les plans avant de la construire. Une ville de merde, si vous voulez vraiment savoir. Presqu’aucun bar valable. Mais un compromis. Vous voyez le tableau ? La vie est une affaire de compromis. La voilà, la vraie leçon de tout ça. Du compromis, de l’équilibre et l’art délicat de faire la planche… » éructa Marmoset dans la stupéfaction générale.

« Un truc techniquement impossible, si vous voulez mon avis… » déclara le con qui ôta ensuite ses brassards, sourit tristement et tourna les talons.

5.

Le lendemain, Johnny-Noel avait pris la peine d’enfiler un peignoir et se trouvait face à un échiquier dont il manipulait les pièces avec un mélange de prudence et d’indignation.

—    Votre histoire de grand roque, ça me parait assez foireux comme stratégie annonça-t-il à Marmoset qui végétait dans un fauteuil, à l’autre bout du salon.
—    Laissez tomber. Venez. Suivez-moi, qu’on en finisse, dit-il en se levant.

Le reste de la famille était déjà regroupé au fond du jardin, près de la cabine Akkarvik.
Tandis qu’ils rejoignaient le groupe, marchant côte à côté, Marmoset glissa à Johnny-Noel « Vous n’êtes pas du tout le type de con auquel je m’attendais mais je suis tout de même heureux que vous soyez parmi nous aujourd’hui. Cette fête me déprime toujours plus, années après années ».
Maria Victoria portait une robe droite retro-chic, des escarpins, un collier de perles. L’expression de son visage était parfaitement indéchiffrable. Quand il arriva à sa hauteur, Marmoset plaça ses mains dans les siennes et lui dit : « Tu es très belle. Je regrette que nous manquions de falaises dans la région ». Maria écarquilla les yeux, comme frappée par la foudre, puis se reprit et embrassa Marmoset sur la bouche, une grosse pelle bien humide, totalement dépourvue de tendresse. Marmoset se dégagea de cette étreinte, un peu effrayé. Il se plaça ensuite devant Magalie, qui avait tondu ses cheveux pendant la nuit et se tenait tête baissée. Marmoset la prit dans ses bras. « Je suis désolé pour ton chien, tu sais. Je m’excuse aussi d’être ton père. Ne t’en fais pas : tout le monde finit par oublier Canberra, un jour ou l’autre» puis il posa un baiser sur son crâne chauve. Il la vit serrer les poings mais la gosse ne broncha pas davantage. Ulysse était plongé comme d’habitude dans une attitude évoquant l’art moderne ou une sévère carence en fer. Marmoset le gratifia d’une tape sur l’épaule. Ulysse émit une sorte de grognement satisfait.

—    Bon. On dirait que c’est l’heure, annonça Marmoset à Johnny-Noel en passant un bras dans son dos.
—    Pour la création, c’est bien ça ?
—    Oui, voilà. Pour la création. Entrez donc là-dedans et mettez-vous à l’aise.

Johnny-Noel se débarrassa de son peignoir, qu’il plia soigneusement et déposa au pied de la cabine. Marmoset prit place derrière la console et déclara : « A la saint con, brule un con. Vous connaissez tous la musique. Alors essayons d’expédier ça au plus vite. Ayons ensemble une pensée pour Johnny-Noel et tous ceux qui n’auront aucun con à cramer cette année encore. Gloire à la subversion, aux textes sombres et débiles. Et merde aux rondels. Amen ». Marmoset suivit le protocole d’activation thermique que lui avait exposé en détail le représentant, la veille.

Marmoset aurait souhaité qu’il y ait une file d’attente interminable devant sa cabine Akkarvik : bénévoles d’évènements culturels en lien avec les musiques électroniques, capitaines de bateaux mouche, humoristes YouTube, groupes de soutien aux victimes d’attentat, livreurs Chronopost, chanteurs de folk, hommes s’embrassant sur la joue dans une complicité virile mais correcte, accompagnateurs de projets, acrobates du Cirque Plume, spécialistes du Moyen Orient, jardiniers pratiquant la permaculture, journalistes d’opinion, héros d’un jour, conférenciers amusants, consultants sportif sur France télévision, enfants hyperactifs allergiques au gluten, bloggeuses lifestyle… Mais pas Johnny-Noel, de Douai : un type aimable, bien qu’un peu lent. Marmoset le regarda une dernière fois et déclara : « Allez, merde à tout ça. Feu ! ».

Rien ne se passa.

« C’est quoi ce bordel, maintenant ? » râla Marmoset en actionnant avec énervement divers boutons dont il ignorait la fonction précise. « Fais chier, à la fin » fit-il en se penchant sous la console, afin de vérifier les branchements.

—    Et cette putain de prise, vous allez me dire qu’elle s’est débranchée toute s…

Marmoset n’eut pas le temps de finir sa phrase. Quand il releva la tête, Maria Victoria se tenait au-dessus de lui, brandissant un pied de parasol.

—    Non mari, dit-elle. La putain de prise, elle s’est pas débranchée toute seule.

Puis elle abattit de toutes ses forces le morceau de métal sur la tempe de Marmoset.

6.

Lorsqu’il reprit connaissance, Marmoset se trouvait à l’intérieur de la cabine, un gout de sang dans la bouche. Il sut immédiatement qu’il était à sa place. Que tout était pour le mieux, dans un esprit d’équilibre. Que cette année, finalement, on allait bruler un con qui en vaudrait réellement la peine. Un con à la connerie impardonnable. Un sale type. Et ça ne risquait pas de prendre deux jours. A travers la paroi en verre traité, il passa en revue une dernière fois sa famille et il fut heureux de pouvoir leur offrir une belle célébration, un truc dont les gosses se souviendraient, pour changer. Son regard croisa celui de Johnny-Noel, qui lui faisait coucou de la main. Marmoset lui adressa un signe à son tour. Maria Victoria guida Magalie vers la console de commandes. L’adolescente ne se fit pas prier. Elle poussa le gros bouton rouge.

La combustion, comme pouvait le laisser prévoir la technologie suédoise, fut brève, décevante et fort efficace.

L’empreinte carbone de Marmoset fut calculée à 0.00569 tonnes équivalent CO2.