La plus-value de la cigale (1/2)

Le 27/08/2017
-
par Muscadet
-
Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Première partie de la contribution très attendue de Muscadet par tous ceux qui suivent les échanges sur le forum de lazone point org. En effet, ce texte génial avait fait l'objet d'un trailer en ces lieux, en l'objet une phrase mystérieuse de l'auteur : "Je viens de rencontrer l'un des ancêtres du XIXème siècle de Jacques Attali. Et contrairement à l'épisode 6 de Game of Thrones, je ne leakerai pas avant l'heure." Pour une fois, je me suis donc forcé à ne lire que la première moitié de ce nouveau monument littéraire avant de le publier pour éviter de spoiler et gâcher l'émerveillement qu'il y a à savourer du Muscadet, ligne à ligne, par soi-même, à l'instar de la cocaïne, j'imagine. Quoi donc vous annoncer pour ne pas vous ôter ce plaisir ? Et bien ce texte s'inscrit dans la continuité de ceux où Muscadet nous relate son quotidien. Après la Bretagne, entre un flashback à Strasbourg puis vers le Raizet de Pointe-à-Pitre et une prémonition nostradamiène à Salon-de-Provence, on retrouve notre héros récurrent dans de multiples moyens de transport, confronté à des situations plus romanesques les unes que les autres, au sens Proustien de la chose. Je me suis régalé et il me hâte de lire la seconde partie aussi j'écris probablement n'importe quoi. En illustration, j'ai tenté de représenter Muscadet et son oeuvre zonarde qu'il devrait sérieusement réfléchir à compiler dans un recueil. Je lui conseille amicalement le titre : "La quadrature de l'Hexagone" pour faire de l'ombre à Lorànt Deutsch en termes de ventes, la qualité intrinsèque étant des milliards de fois supérieures à d'infinis niveaux de considération.
Le cerveau humain, une fois que l’on a compris deux ou trois choses sur le sien, pas grand chose mais de quoi survivre à peu près, relève d'abord de mécaniques primaires, avant toutes autres subtilités secondaires, et il n’est pas si sorcier d’y appliquer des effets de levier. Par exemple, je vais mieux en espaces sécurisés et à l’abri de l’adversité -c’est comme ça quand on est lâche et fragile dans la moyenne haute et qu’on ne se raconte pas d’histoires-, et mon maintien dans ce monde requiert donc d'alterner ce type de sanctuaires, conçus pour protéger les plus vulnérables d'une société qui les agresse, à condition qu'ils en aient l'imagination et la philosophie, ou plus souvent les moyens économiques. Dans ce second cas, l'argent devient le passe-droit qui permet aux faibles, sensibles à la défaite et inquiets, de tricher avec l'existence, alors qu'en d'autres circonstances moins avantageuses, ils eussent été dévorés par les engrenages de coercition sans coup férir.
Du moins, il en est ainsi dans les villes.
Ces mêmes hommes peu velléitaires, vivant la frustration d'être inaptes à la vie telle qu'elle leur est présentée, s'avèrent régulièrement en esprit les meilleurs oppresseurs. L'institutrice de classe maternelle avait confié à maman que j'étais un enfant au caractère de leader, détail qu'elle évoquait de temps à autre avec fierté. Mais ma mère étant objectivement pénible et arrogante, il est également possible que la puéricultrice l'ait tout de suite remarqué et se soit débarrassé d'elle avec ce compliment professionnel de complaisance.
« Il pousse les autres enfants à bien ranger leurs jouets à la fin de la journée. »
On y verra plus probablement le symptôme d'une inclinaison précoce, par dépit, vers ces systèmes de contrôle, car il semble évident, même à un très jeune être humain, que si une telle oppression existe, il est préférable d'en faire partie. Une lecture des faits que l'on retrouvera plus tard dans ma dérive vers le totalitarisme, et plus généralement la correction orthographique, domaine devenu depuis trivial mais auquel je me raccroche toujours désespérément, et ce malgré la démocratisation des logiciels de traitement de texte.
Intolérant au point de ne supporter presque rien ni personne, perfectionniste, chiant et autoritaire, j'aurais sans doute, à l'instar de Cocteau, Guitry, Giono et Céline, collaboré durant la Seconde Guerre mondiale. En bout de course, il n'est pas innocent que j'aie trouvé refuge en Belgique.

*

C'est dans cette condition, et peut-être bien pour me punir de ne pas aimer mon prochain comme il se doit, que j'ai été fort mal accueilli, lors de mon précédent voyage, par la ville de Strasbourg.
Quelle idée aussi, me direz-vous, quelle destination absurde, et je reçois votre argument.
L'absence de littoral, d'abord, et je le crois, a beaucoup pesé dans cet échec relatif : l'océan me rassure en tant qu'échappatoire visible. Il s'agit sans doute d'un instinct généalogique auquel certains d'entre nous n'ont plus accès par sédentarisation continentale, et qui nous revient parfois le temps de quelques jours de vacances à la mer, sous la forme d'hallucinations estivales.
Cette fois-ci j'étais pressé par des turbulences psychiques, et si la décision de partir pour cette ville a priori austère a eu du sens à un moment donné, cet événement a eu lieu dans une réalité qui n'a plus cours aujourd'hui. Tous les voyants étaient au rouge, j'avais fait semblant de me raisonner en mangeant ma quiche lorraine, en vain. Je vivais une urgence, je ne supportais plus la maison, encore. Il y a de ces torpeurs domestiques qui nous feraient partir pour Mossoul, et nous font ricaner a posteriori en inspirant longuement, sans les regretter vraiment, car elles restent témoignages de notre incurable affliction : nous voulons nous venger de la vie, jouer ponctuellement au gros bras, par épisode kamikaze. Je me voulais intimidant comme un vigile de cent kilos quand je lui ai brandi la menace de Strasbourg, mais l'absurde est le cri de l'Homme auquel l'univers ne répond rien.

N'étant pas un citoyen du monde mais un citoyen français, du berceau à la tombe, voyageant dans le monde, je ne trouve mon compte ni sur les plateaux d’Éthiopie à la lande orangée ni dans les jungles d'Indonésie. Á ce titre, j'aurais pu m'enthousiasmer de la 'Petite France' strasbourgeoise, quartier préservé de la mondialisation par un cordon sanitaire traditionaliste, au point d'envisager de m'installer dans l'une de ces maisons à colombages, s'il ne s'était agi en réalité d'un parc d'attractions aux couleurs du terroir local. Cela me serait bien allé, à moi, et admirablement, qu’on m’y laisse, si au moins on était susceptible d’y avoir une paix à peu près définitive, mais ce genre de choses n’existe pas. On tend des embuscades, on fomente des pièges à ours en y jetant trois feuilles et un peu de mousse forestière par-dessus, et on se croit subtil. Gros comme des bétonnières, je les vois arriver, caméra au poing et immersion dans le ghetto réactionnaire, alors autant oublier ce plan-là.
Á raison, j'avais déjà perçu un flottement suspect à l'arrivée : le taxi avait lui-même eu un coup d'arrêt lorsque je lui avais demandé son opinion générale. La cité de la Réforme protestante avait beaucoup changé ces dernières années, selon lui.
« En bien ? »
Après une hésitation qui en disait déjà trop long, il avait acquiescé.
« Oh oui, bien sûr Monsieur : en bien. »
Je t'en foutrais, des 'bien sûr Monsieur'.

Puis les choses s'étaient encore corsées lorsque j'avais décidé de capturer le triste conglomérat immobilier composé du Conseil de l’Europe, du Parlement Européen et du siège d’Arte -où trône un homme-girafe de près de cinq mètres de haut sans aucune raison valable- sur mon ordiphone. J'avais été signalé par le centre de vidéosurveillance, probablement situé dans un sous-sol des environs, via le réseau de caméras, et interpellé par une brigade volante. Quatre flics m'étaient tombés sur le râble au coin d’une rue, alors que je sortais pacifiquement du mini-zoo à autruches et cigognes qui faisait face aux institutions européennes. Je menaçais les ambitions fédérales.
« Vous faites quoi dans la vie ?
- Je suis nouvelliste.
- Nou-quoi ?
- Nouvelliste, j'écris des nouvelles.
- Ah oui, c'est ça. »

L'affirmation leur semblait plus improbable encore que celle d'assistant parlementaire.

La titanesque cathédrale gothique de Notre-Dame, en pierre de grès veinée, point de passage du pèlerinage vers Compostelle en suivant les étoiles, paraissait être un point de repli idéal, notamment de nuit où elle déployait tout son potentiel de stupéfaction par le biais de sa rosace frontale traversée de lumière, et de jour avec son horloge astronomique à santons animés.
Évidemment, une fois à l'intérieur, il avait fallu qu’on vienne m’emmerder alors que je regardais de plus près, à l’aplomb des longs vitraux, alors que je tentais d’identifier les saints représentés et décrits en latin, dans une typographie d’époque où les U étaient des V et les L ressemblaient à des E, entre de nombreuses enluminures. L’homme de la maintenance était venu m’interpeller, j’avais passé une zone protégée réservée à la prière, vide au demeurant. Je m’étais exécuté en silence.
En ayant terminé avec moi, il était reparti faire le shérif dans sa juridiction, son terrain de jeu, agitant son fil d’aspirateur orange à travers les processions de touristes.
« Madame. Alors. Voyons. Enfin. Roh. »
C’était lui l’occupé, celui qui respectait les belles choses face aux hordes de salauds qui piétinaient tout, le beau, le sacré, la foi, les cathédrales, les fils d’aspirateur. Il faisait plus de boucan que quinze des visiteurs précautionneux qui étaient là mais ce n’était pas à prendre en compte, il était sur son territoire, vous comprenez.

La maison de l'Artisanat me réservait quant à elle une surprise d'un autre calibre. J'allais quand même y apprendre que ces maisons typiques à encorbellement en torchis, et leurs oriels ornementés de frises, répondaient à un code couleur permettant de distinguer celles des catholiques, en bleu, de celles des protestants, en rouge, avant de tomber face à un poteau cornier du XVIIIème mettant en garde le passant : 'Cette maison est dans la main de Dieu / Le travail est le devoir de l’Homme, et le paresseux n’a pas la bénédiction de Dieu.'
Où que j'aille, la persécution ne faiblissait pas.
Pour finir, j'avais perdu un gant suite à la visite de l'Observatoire de l'espace, ce qui revenait à en perdre deux. En tant qu'unique individu de passage à Strasbourg estimant que le télescope à coupole du XIXème siècle valait le détour, j'avais eu droit à des commentaires personnalisés de la part d'un scientifique échevelé qui essayait de me communiquer sa passion pour les nouveaux modèles en construction à Hawaï et au Mexique.
J'étais rentré à l'hôtel avec philosophie, malgré une atmosphère lourde, pour me réconcilier avec les contingences grâce à un sauté de canard au poivre vert.

Humainement, la plus belle expérience avait été cette rencontre avec un SDF, peut-être le plus poli d'Alsace, que j'avais repéré en retrait, n’osant pas adresser la parole aux gens dans la rue, de peur de déranger. Il s’exprimait avec les yeux comme s’il attendait un train, cherchant du regard le bon quai. Lui demandant ce qu'il souhaitait en particulier, il m'avait répondu en remplaçant les virgules par Monsieur, et il le pensait, quand il disait Monsieur, il ne se moquait pas du monde, vous comprenez très bien ce dont je parle ici.
« Bien sûr Monsieur je veux bien Monsieur. »
Il voulait bien de la monnaie à ce moment là.
« Merci Monsieur, oh non Monsieur ne vous embêtez pas à me donner des feuilles Monsieur j’en ai, merci Monsieur c’est très gentil, ah c’est du tabac au menthol c’est bien ça Monsieur, j’en avais jamais vu du comme ça avant Monsieur, ils font ça en Allemagne Monsieur ? »
Il me prenait pour un allemand et voyait en moi un moyen de briser sa solitude, malheureusement j’avais à faire et chacun sa croix. Il se grattait la tête de reconnaissance, souriant devant la succession de dons dérisoires et apparemment inexpliqués dont il faisait soudain l’objet pendant que je fouillais mon sac-à-dos. Jacques Villeret dans un film d’après-guerre.
Nous vivons une époque où un clochard alsacien est plus recommandable que la moitié de la population en termes de comportement et d’usages. Alors évidemment, ils sont très polis dans les hôtels aussi, mais uniquement pour conserver leur contrat à durée indéterminée. Qu'on ne s’étonne donc pas que je sois un réactionnaire social : mon socialisme est discriminant, voilà tout, et diversement apprécié.

*

L'escapade strasbourgeoise du printemps ayant été, comme nous l'avons vu, mitigée, il m'a semblé plus judicieux de donner sa chance à une autre latitude, plus méridionale, et c'est en regardant sur internet une longue digression d’Étienne Chouard à propos du bonheur et du tirage au sort électif, que le défi de retourner sur la côte s'est présenté.
En effet, pourquoi ne pas, à tout prendre, suivre les conseils de Chimène Badi selon lesquels ceux qui sont du sud y reviennent. Je comprends le danger que la zone représente pour l'avoir fui il y a des années de cela, et malgré tout, lorsque je sélectionne les critères de calme, de solitude et de silence, un point particulier apparaît sur GoogleMaps. Il s'agit d'une abbaye du XIIème siècle à l'écart des routes de passage, près de Salon-de-Provence.
Ce coin de garrigue isolé avance des infrastructures nécessairement rustiques, auxquelles ont été greffées un mobilier provençal milieu du siècle, des prestations modernes et, si l'on en croit les retours d'expérience, un personnel discret et diligent. Il se pourrait qu'un énergumène aigri de mon acabit puisse s'y égarer et tendre vers la stase méditative, loin de toute forme d'hostilité. Le chemin d'accès est presque impraticable, le relevé topographique indique un dénivelé violent pour atteindre l'édifice en altitude, quant au prix au mois d'Août, il est assez clivant pour rassurer : la plus-value de la cigale, en quelque sorte.
C'est donc avec vigilance, mais relativisme, que je prends la route des oliviers, de sa faune d'agités truculents et de leurs gesticulations sanguines, avec l'intention d'y faire mon Roland Barthes.

J'opte toujours pour le ferroviaire en déplacement intérieur, y compris sur longues distances. De toute manière, tant que le transport aérien n'aura pas réglé ses deux graves handicaps, à savoir le temps d'attente en sas d'embarquement et la question de la nourriture en vol, le choix du public se portera en dernière instance sur le train, et ce quelle que soit l'attractivité du prix, car le client sait d'abord ce qu'il ne veut pas, avant de savoir ce qu'il veut. Il ne veut pas un plateau qui sent la pâtée pour chien, pas plus qu'errer comme un zombie devant un Relais Librairie. Il existe donc un marché de la distraction sur ce segment.
Troisièmement, la contrainte barométrique est un repoussoir, car le corps est affecté par le vol atmosphérique : circulation sanguine, pression des tympans, migraine en cas de lecture, fatigue musculaire. Alors qu'on lit, écrit et pense très bien dans un TGV. Les clients n'aiment pas prendre de médicaments à cause d'un moyen de transport. Une avancée technologique est requise sur ce chapitre.
Au final, l'offre avion est perçue comme une série de contraintes et de mauvais moments à passer, étalés sur différents niveaux de contrariété. Des hôtesses d'expérience me l'avaient d'ailleurs confié lors d'un vol vers la Guadeloupe en 2014 :
« L'avion est anti-nature pour l'être humain. »
L'espérance de vie du personnel de bord, pour les longues carrières, est de soixante ans.
« C'est un choix de vie. », avait commenté l'une d'elle en se donnant un air malin.
« On a moins de temps donc on en profite plus. », avait renchéri l'autre.
Elles parlaient comme venues d'un autre monde, ou d'une dimension inconnue qui leur conférait un savoir ancien et supérieur, les mémoires de Bouddha par exemple. En réalité, elles vivent un corporatisme sectaire au quotidien, un rythme d'existence aux horaires atypiques qui alterne intensité et repos, le tout dans un cadre et selon des codes en décalage avec les catégories professionnelles moins flexibles. On retrouve les mêmes attitudes illusoires chez les policiers, les infirmières, les sportifs de haut niveau, et les mauvais conspirationnistes. Ils se sentent tous différents, espérant que la différence en question vient d'eux-mêmes, avant de reconnaître un jour ou l'autre que le milieu les a conditionnés à le penser. Le cas échéant, ces jeunes femmes ne parleraient pas d'Air France comme de leur premier amour d'adolescence.
L'habitacle des appareils n'étant pas protégée de l'exposition aux radiations solaires, celles-ci accélèrent le vieillissement en attaquant le système immunitaire lymphatique, les globules blancs, puis en priorité les testicules ou les ovaires, l'estomac, les poumons et enfin les seins. Depuis, je sais que les personnels de cabine qui font la gueule ont du mal à supporter le rayonnement cosmique.
Lors de cet échange durant ce voyage aux Antilles, par association d'idées, l'apostrophe de Zemmour envers Attali sur un plateau télévisé m'était revenue à l'esprit :
« Vous ne connaissez que la France des aéroports, Monsieur. » 
J'avais soufflé du nez, sur mon siège du premier rang. Les hôtesses m'avaient regardé d'un air attendri comme si j'avais été un petit dauphin.
Elles étaient aliénées, et j'étais à l'époque le seul passager à m'en rendre compte.

*

« Gardez vos bagages à l’œil à chaque arrêt en gare, il y a des gens qui passent, qui entrent... »
Je surprends un morceau de conversation lorsque je pénètre dans le wagon pour Aix-en-Provence. C'est un contrôleur qui avertit les nouveaux arrivants. S'ensuit un enchaînement de répliques entre plusieurs individus ; je manque une partie du dialogue en me battant avec l'accoudoir de mon siège isolé, mais le déroulé m’éclaire rapidement sur les faits : il s’agit d’une reconstitution SNCF des débats autour des événements de Charlottesville, durant lesquels nationalistes amalgamés et contre-protestants anti-sudistes se sont affrontés aux États-Unis cet été.
« Vous pointez du doigt le seul noir du wagon et ce n’est pas correct. », dit un métis à lunettes qui n'est pas noir, en bermuda en jean et polo rose, à une femme caucasienne qui ne comprend pas le français, et assez mal l’anglais du contrôleur qui tente de jouer le casque bleu dans l’allée.
Je comprends qu’elle a désigné l'allogène comme n’ayant pas son bagage à proximité et éventuellement en tant que suspect. Le ton monte légèrement.
« I’m from immigration too, so... », tente t-elle de se défendre, une manœuvre d’évitement qui n’a visiblement pas l’air de convaincre l'intéressé : il insiste, en anglais cette fois, usant de cette pédagogie faussement pacifique que nous utilisons en société lorsque nous cachons mal notre crispation. Une technique de blanc, donc, qu’il maîtrise avec sérénité.
« Maybe you didn’t realize it, but I just tell you : this is not correct. »
Á la décharge de la femme, il faut admettre que le métis porte des mini-chaussettes et des baskets grisâtres usées, une tenue parfaitement inacceptable qui a peut-être indigné l'étrangère. Tout le monde reprend son calme et chacun jette par réflexe un regard à son bagage en galerie. J’attends la suite comme un greffier en cours d’assises, les mains sur le clavier de mon ordinateur progressiste californien, mais il n’y aura pas de suite. Les européens ont moins la culture du scandale public que leurs cousins d’outre-atlantique.

Dans cette affaire, si vous voulez mon avis, le Ku Klux Klan et les néo-nazis sont les idiots utiles du système américain, puisqu’ils permettent à l’idée d’indifférenciation et de nivellement des individus (le prérequis au contrôle des foules) de gagner du terrain les doigts dans le nez, offrant la victoire sur un plateau d'argent à ses thuriféraires lors de chaque débat de société -statues, géopolitique, immigration, mœurs-, et servant d'épouvantail systématique.
Imaginons une seconde que je vous dise les yeux dans les yeux que deux et deux font quatre, mais que je vous le dise en agitant un drapeau nazi, en tapant du poing sur la table et en vous menaçant de mort par asphyxie via un produit insecticide si vous prétendez le contraire, ajoutant que je n’ai que de la haine pour le chiffre cinq. Alors, vous vous sentiriez peut-être pousser des ailes de rebelle mathématique, au nom de la justice et de la dignité humaine. C’est ainsi que deux et deux font cinq.
Il n'y a pas davantage de raisons de déboulonner le général Lee que d’arracher toutes les plaques de rue françaises qui portent le nom du maréchal Pétain comme cela a été fait en 2013 -avec un délai de réflexion de 68 ans, là encore à l'aide d'une pression politique récente-, sous peine de dérives inquiétantes. Mais la tension démographique est telle désormais aux États-Unis, qu’il faut acheter la paix sociale maintenant, et permettre aux minorités de compenser les bavures policières et la liberté d’expression des suprématistes blancs qui enveniment tout ce qu’ils touchent. Cette stratégie de compensation est intellectuellement malhonnête et elle est le symptôme, comme la démonstration, de la faillite totale de la politique d’apaisement. Même un président afro-américain, à la popularité pourtant écrasante et jamais vue depuis Carter et Reagan, a été incapable d’enrayer ces mécanismes de mauvaise foi, ou de proposer la moindre solution, et ce durant huit ans.
Mais il était drôle et charmant dans les comedy shows de CBS.

Une femme africaine entre avec trois enfants, occupant les quatre places d’un bloc voyageurs autour d'une table. Ils sont remplacés par un couple franco-chinois à enfant unique -une politique que la mère a dû importer- qui, eux, ont effectivement les billets pour ces places. J’applaudis mentalement. Qu’y puis-je si la discipline et l’éducation asiatiques contrastent avec le laissez-faire africain ? Le droit d’enfanter sans limite est le dernier droit de ceux qui en cherchent un pour exister, le plus redoutable aussi. Puis un sosie de Ray Charles tout à fait incroyable fait son apparition, participant à ce défilé offert par l'arrêt en gare de Roissy.
Je traverse la vie des autres sans jamais en faire partie, je l’ai bien remarqué, ce qui est sans doute lié au fait que je ne veux pas d’enfants et que j’ai accepté de disparaître sans dynastie, et donc sans arrogance mal placée. C’est peut-être ça, la sélection naturelle, cette pensée qui s’infuse en certains d’entre nous par l’intuition que notre handicap implique de ne pas être renouvelé. C’est le scrupule de ceux qui admettent la gravité irréparable consistant à donner la vie. Je ne formule aucun reproche à mes parents, je dis simplement qu’une itération de l’expérience suffira.
Faire des enfants n’est pas un droit, le contraire, si. Allez, j’arrête de faire mon Cioran.

*

Je sors de mes rêveries alors que nous quittons Valence. J’imaginais des porte-conteneurs aux soutes remplies de préservatifs naviguant vers l’Inde et le Nigeria. Mon ordiphone vient de vibrer, il s'agit du chauffeur du VTC premium.
« J’aurais une faveur à vous demander mais si vous ne voulez pas, aucun problème. »
M’avertissant à trente minutes d’Aix-en-Provence qu’il fait l’objet d’un reportage par une équipe de tournage, il pousse le culot jusqu’à me demander si j’accepte d’être filmé.
Je respire profondément par le nez.
« Quelle équipe de tournage ?
- TF1, ils font un sujet sur l’économie souterraine dans les Alpilles. »

Je décline en restant poli. Je me doutais bien qu'équipe de tournage rimait avec coup de Trafalgar et je ne vais pas être déçu. De type italien, le chauffeur classieux et bronzé dans son costume bleu-marine et boutons de manchettes m’accueille en gare avant de m’amener jusqu’au véhicule. Deux types -un cameraman et un narrateur qui doit faire la voix-off, au ton mielleux qu’il prend en me saluant- m'y attendent et je comprends qu’ils ont décidé de me mettre devant le fait accompli, en bon professionnels du traquenard bas de gamme.
Le chauffeur sent qu’il me doit une explication.
« Voilà, ce sont les journalistes dont je vous avais parlé, mais si vous ne voulez pas... »
La voix-off embraye sans me laisser réagir :
« C’est pour un reportage avec Monsieur. », il montre le chauffeur en souriant.
« Être filmé, vous ne voulez pas, si j’ai bien compris ? Mais si on ne filme que le véhicule et Monsieur, et vous seulement de dos par exemple... on ne vous verra pas... »
Dans le contact humain, ils se situent au croisement des témoins de Jéhovah et des vendeurs de cuisines en exposition. Plus la voix-off, évidemment. Je n'active pas mon système de contrôle et d'oppression par l'argent en engueulant le chauffeur ; quand je suis fatigué, je n'ai pas la force de m'énerver, une faiblesse aussi commune qu'exploitable.
« Pas le visage. » Je mime un carré autour de ma tête.
« Aucun problème, Monsieur, et si on a votre visage dans le champ, de toute façon, on l’enlèvera au montage, on vous garantit que vous ne serez pas identifiable. »
J’ai souvent lu ou entendu cette phrase sans qu’elle me soit adressée et je ne leur fais pas confiance. Cela dit, qui regarde encore TF1. N'étant pas un personnage public et n'ayant rien de croustillant à cacher, j’accepte d’un balayage de la main pour en finir. Au mieux, ils auront les images d’un type aux cheveux longs qui monte et descend d’une berline dans les Bouches-du-Rhône. Si ça peut me débarrasser de la voix-off, allons-y.
Leur méfait en poche, ils disparaissent immédiatement. Je ne les reverrai plus, mon assentiment était une formalité préméditée à l'avance, c’est clair désormais. Filment-ils depuis leur propre véhicule en nous suivant ? J’oublie de demander cette précision qu’ils ont naturellement omis de me donner. Trop tard.
L'italien commence à me faire la conversation dans la voiture, je réponds prudemment.
« Ils m’ont demandé combien je gagnais. Je leur ai dit que ça ne les regardait pas.
- Hum. Vous avez bien fait. Mais c’est quoi, ce reportage exactement ?
- L’économie souterraine dans les Alpilles. Ils me suivent parce que je travaille avec des clients étrangers essentiellement, et j’ai accepté parce que ça me fait un peu de publicité. J’ai trois voitures, je suis obligé de sous-traiter maintenant... »

C’est une réponse qui ne répond pas à grand-chose mais j’ai dans l’idée que je pourrais un jour tomber sur une rediffusion de 'Grands reportages' sur la drogue et la prostitution chez les touristes russes en PACA. Le plus probable surtout, c’est que ça n’a pas d’importance, sauf si je suis présenté comme un proxénète bruxellois qui descend pour affaires. Maintenant au moins, je saurai comment ils s’y prennent.
Il me parle de ses prochaines vacances en Asie du sud-est prévues en Octobre, je lui déconseille la Birmanie. Il acquiesce et se rabat sur le Vietnam. Il a un ami là-bas qui connaît les bonnes adresses, tout cela est fantastique. Je n’arrive toujours pas à croire que ce type qui ressemble à un joueur de football en conférence de presse ait osé me tendre cette embuscade.

*

Le parasol de ma terrasse qui donne au milieu des collines de garrigue autour de l’étang de Berre est dysfonctionnel. Je décroche le téléphone de la chambre pour signaler le désagrément à la réception de l’hôtel. Le technicien est informé et interviendra, me dit-on.
Du coup je m'installe sous le soleil. La pollution sonore urbaine est nulle et à cette distance, juché sur les hauteurs rocailleuses offertes par la ligne de crête, l'autoroute du Soleil qui serpente loin en contrebas ressemble à une chenille parfaitement inoffensive qui finit par se perdre tout au bout dans les faubourgs toxiques de Marseille. Je me trouve en réalité très près des zones d'incendies criminels qui mobilisent les pompiers de la région durant des semaines chaque saison et qui ont encore ratiboisé des hectares de pinèdes cette année. Néanmoins j'arrive après la guerre, semble t-il, et le vrombissement des avions bombardiers d'eau a laissé place au crissement des cigales.
Un coup d’œil aux nouvelles du soir m'indique que le Président de la République a lui aussi décidé de jouer la carte 'Marcel Pagnol, vieilles pierres et terroir', une ruse en contre-pied.
J'ai faim mais nous sommes dans le sud ici, et on ne dîne pas avant vingt heures, c’est mal vu, d'autant plus que la clientèle est exigeante. Je comprends que le principe ici a été de proposer un environnement monacal, plutôt orienté vers l'événementiel, les comités d'entreprise et les séjours romantiques. Les couples monégasques viennent s'y marier dans le cadre bucolique de la petite chapelle attenante et les seniors de la région en font leur résidence d'été, à l'écart des complexes huppés et de l'effervescence tape-à-l’œil de la côte niçoise ou cannoise. Aussi, le lieu est naturellement très prisé des américains.

La terrasse panoramique en plein air du bar-restaurant me confirme que je suis le plus jeune, le moins rasé et le seul à ne pas poser les clés d'une voiture de sport sur ma table : je joue sur les contrastes, c’est ma marque de fabrique depuis longtemps. Le personnel semble apprécier le décalage et me considère avec curiosité et amusement, comme un singe qui ferait du tricycle coiffé d'un fez. Je profite de cette suspension du temps pour sortir mon ordinateur d'un geste souple avant de l'ouvrir amplement d'un doigt et je commande un Martini en parlant très bas. J'ai pris une semaine complète et je veux leur faire comprendre que je sais moi aussi faire le zouave.
Je dois ce type de comportements à une inclination dépressionnaire, qui domine chez moi de façon dialectique. Le serveur quant à lui, et c'est la raison pour laquelle il est recruté dans ce type d'établissements, est au contraire ce qu'on pourrait appeler un anticyclonique, pour faire bonne mesure. Les deux archétypes sont d'intensité variable selon les individus, qui se reconnaissent entre eux, et l'énergie qu'ils génèrent est proportionnelle à leur résilience à l'archétype opposé. Aucune échelle scientifique n'existe pour mesurer cette énergie, qui est pourtant une projection d'atomes et d'ondes électromagnétiques, émanant du corps entier, parfois dit aura, et qui se disperse depuis ma bouche sous la forme d'un cône, invisible mais sensible, lorsque je commande ce Martini.
Écrire induit une phase intermédiaire de traduction de l'atome et de l'onde dans un code composé d'un assortiment de lettres, d'accents et de ponctuation, quatre fois moins diversifié que le tableau périodique des éléments de Mendeleïev, qui lui-même est probablement incomplet. Ce qui implique souvent d'écrire beaucoup pour traduire très peu. Mais je fais mon dépressionnaire ici, ne nous laissons pas décourager tout de suite.

Le perdreau rosé a failli me rendre malade, j’ai dû avaler une feuille d’olivier. Je remonte péniblement par les escaliers en colimaçon qui mènent à ma suite familiale. La conjonction planétaire ou autre chose me procure de drôles d’effets, j'ai la tête bourdonnante, les yeux m’en sortent, et toujours cette chaleur intense du crâne et du cou, cette crispation au ventre ; je considère la matière composée d’atomes, créant une vibration totale et hypnotisante en tout, au lieu de voir une table, une personne, un mur tout simplement. J’ignore si cet état me donne un air ahuri, vu de l’extérieur, ce qui me donne l’idée d’observer ça dans un miroir pour en juger, et je ne dirais pas ahuri finalement, mais concentré et fixe, pas vraiment inquiétant, juste un peu étrange : c’est nettement en-deçà de ce qui se passe en réalité à l’intérieur, je m’en tire à bon compte.

*