Guerres (2/2)

Le 14/09/2017
-
par Muscadet
-
Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Le carnet de voyage gastronomico-historique s’estompe peu à peu, laissant place à une autobiographie dont certains événements grotesques et trop parfaitement touchants qui la composent égratignent la véracité. Mais peu importe au final, que Muscadet existe ou pas, que la vie narrée soit inventée ou non; l’auteur s’engouffre avec malice et macintosh dans les crevasses de la contemporanéité, hante les derniers instants de la civilisation, les ruines qu’il arpente appartenant aussi bien au passé qu’au présent. Dommage cependant que cette plume ne soit au service d’un défaitisme qu’il pense raisonné. Se mêlent ainsi des réflexions pertinentes mais tautologiques sur la guerre remarketée en projet héroïque, l’argent et les réalités sociologiques, des considérations navrantes sur la procréation et la lâcheté que l’auteur pense distribuée équitablement en chacun de nous (auto-validant de la sorte son logiciel de clochard céleste, à moins que cela ne vise le réveil du lecteur ?), ou bien encore cette obsession à vouloir faire de la décence un concept petit-bourgeois. Muscadet semble peu au fait des lourdes sanctions qui frappent les hommes libres ou feint d’ignorer qu’il existe d’autres voies que celle du sous-singe, mais soit. On regrettera donc cette fin à la Tyler Durden.
Maintenant que nous avons mis les choses à plat et fait connaissance, sachez que je suis désormais engagé dans une collaboration de bon aloi avec un Bordeaux Le Tertre 2015, léger en bouche, avec du caractère dans la longueur.
Je poursuis le 'Voyage' et il faut reconnaître qu'il s’y connaissait en complainte, Destouches, lui aussi, dans ses Ardennes. Contrairement à 'Sombre destin', édité au collège des frères Maristes en troisième deux, 1997, format perforé, six pages et demi, le héros n’envoie personne se faire voir de l’autre côté du Styx, et s’arrange pour se blesser en vue d’être réformé. Sur le principe, je suis désolé, c’est moins reluisant. Cité pour Croix de guerre, très bien. Bon. Il a joué le coup à fond et il a eu raison. C’était un renard avisé, je ne dis pas le contraire, et on le voit bien sur les photos d'époque d'ailleurs, qu'il était un roublard de beau calibre.
J’ai devant moi un petit paquet de biscuits sablés au citron namurois, eh bien figurez-vous qu’ils sont de la marque 'Mademoiselle Céline', c’est très amusant. Je les recommande. Ils servent admirablement à éponger le vin rouge.
'Stricte, sensée et efficace, Mademoiselle Citron est toujours de bon ton. Pas un cheveu ne dépasse de son chignon, ses lunettes sont archi-nettes et sa chemise parfaitement mise. Pourtant, Céline a une folle addiction. La nuit, c’est l’évasion, elle défait son chignon, monte le son et se coupe en rondelles pour créer des biscuits merveilleusement bons. Ne vous fiez donc pas aux zestes d’apparences...'
Quand j’y repense, j’étais moi aussi un renard, un petit renardeau maigrelet mais tout de même. J’avais l’intuition qu’on se foutait de nous, avec ces histoires de courage, qu’il y avait tout un terrain de mines et de pièges autour de ce mot et qu’on essayait de nous appâter avec de la flatterie.
J’étais pour la désertion donc, à l'écrit comme dans mon existence, et mon frère était pour la guerre, 'parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse', sous-entendant par là que les autres étaient des couards et que lui était un bonhomme avec ses lunettes de soleil et son uniforme. Il était un crétin, et je ne me privais pas de le dire.
Un an plus tard, après que mon œuvre ait saisi l’établissement scolaire par sa lâcheté assumée, il partait pour le Kosovo et j’entrais au lycée. Je voulais faire une carrière littéraire mais ça a mal tourné, j’ai fait psychotropes et dépression aquoiboniste. Mon frère, lui, est parti faire le malin avec ses lunettes de soleil aux reflets bleutés dans son avion-cargo, il se sentait très investi de sa mission et de sa prime de risque, il s'imaginait citoyen d’élite. On ne s’est plus revu pendant une quinzaine d'années, j’avais parfois des nouvelles de lui par téléphone, indirectement.
« Tu sais, ton frère est en Côte d’Ivoire, ton frère est en Afghanistan maintenant, ton frère est en permission ici ou là. »
Ça ne m’intéressait pas beaucoup, je m’étais engagé dans la lâcheté et sans le savoir, sur les traces du 'Voyage' moderne.
Sans une photo de moi que j’avais envoyée à ma mère, nous ne nous serions jamais reconnus à l’aéroport, lorsque je suis descendu à Perpignan après cet exil en Belgique. Je tirais ma valise avec fébrilité depuis les tapis roulants du vol Air France, quand un type de plus de cent kilos, au ventre pendant et au visage boursouflé m’avait sèchement attrapé par le bras.
« Ben alors ? »
Ben alors, je vois ce que la guerre t’a fait, frère.
« Désolé, je ne t’ai pas reconnu.
- Moi non plus mais j’avais la photo. Maman est là, mais elle ne t’a pas reconnu non plus. »

Il pointait du doigt une femme devenue obèse en robe à très larges fleurs bleues et jaunes qui scrutait le flot de voyageurs dans le hall. Ce con portait encore des lunettes de soleil.
Je m’étais approché.
« Bonjour maman.
- Ah, ben te voilà. »

Elle faisait semblant d’être décontractée, comme si j’étais parti depuis la veille.

« On a regardé ton avion atterrir avec ton frère. Tu vois, on a vieilli, on a grossi. C’est la vie. »
Je voyais. Pendant qu’elle apportait la salade, les crevettes et les magrets sur la table à l’extérieur du mas, je faisais en sorte de boire beaucoup de whisky à l’apéritif pour oublier que cette situation était angoissante, objectivement triste et qu’ils me faisaient tous les deux de la peine.
Dans sa voiture où nous nous étions retrouvés juste tous les deux, il s'était confié un peu. Après tout ce temps, il savait que j'étais un chacal solitaire et que c’était son unique occasion avant un bail, probablement.
Si tu as quelque chose à dire, c’est le moment, frère.
« Quand je suis revenu d’Afghanistan, j’avais un découvert de vingt milles euros sur le compte, ma copine était partie avec la voiture et j’ai appris qu’elle s’était mise avec un caporal instructeur américain. Ils vivent en Californie. »
Je ne voulais pas enfoncer le clou, j'avais sorti quelques banalités légèrement misogynes et nébuleuses.
« J’ai fait une dépression en rentrant. Quand tu prends ta retraite de l’armée, tout d’un coup, tu te réveilles et il n’y a plus personne pour te dire quoi faire, plus d’ordres de mission. Ils te jettent. J’ai grossi. Maintenant, ça va mieux, j’ai vu un psy. J’y croyais, moi, à l’amour. »
J'avais hoché la tête en silence, en regardant le paysage du Languedoc, vers les gorges de Galamus. Je n'avais pas le cœur à lui rappeler 'qu’il fallait bien que quelqu’un la fasse', la guerre en Afghanistan, ni qu’il fallait bien protéger les plateformes pétrolières de Total en Côte d’Ivoire, les diamants et les intérêts d’Areva. C'eut été stupide en cette occasion. Mon curriculum vitae n’était pas exceptionnel non plus mais au moins, je n’avais pas servi les autres au nom d’un courage et d’un prestige de pacotille pour finir détruit et errant. J’avais conçu ma destruction et mon errance et à tout prendre, j'avais l'impression de m’en être mieux sorti.
On s’était quitté devant la maison de ma mère. En partant, il avait klaxonné, faisant un signe avec le pouce et le petit doigt contre sa joue : 'on s’appelle'. Il ne l’a jamais fait. Il est moins crétin, maintenant.

Á la lecture de Céline, je me rends compte que rien n’a changé depuis 1914. On se paye toujours notre tête, et les types, des hommes, des vrais, plongent la tête la première pour l’honneur. Les lâches sont comme les scorpions du désert, ils survivent dans la radioactivité en s’enterrant dans le sable et en s’occupant de leurs pinces. Bien sûr, avec des citoyens comme moi, on parlerait tous allemand, n'est-ce pas. Allez vous faire voir, c’est une très belle langue, l’allemand. Et pour commencer, nous serions bilingues, ou plutôt, nous l’aurions été très brièvement.
Qu’est-ce que vous croyez, les Jean Moulin de square ? Les russes sont increvables, quasiment invaincus de tout temps, de toute histoire, imperturbables colosses sur un champ de bataille, ne connaissant ni l'occupation ni la résignation, regardez-les ; l’Allemagne aurait capitulé à un an ou deux près, et je ne pense pas qu'un soldat russe aurait pu écrire 'Voyage au bout de la nuit'.
Tandis que les français ne sont pas des guerriers, moins encore des conquérants, ce sont des troubadours, des stylistes, des diplomates, des artisans-inventeurs, des cuisiniers et des politiciens, notre réputation nous précède. Laissez la guerre du corps et du terrain à ceux qui l’ont dans le sang, cette guerre-là du moins, car nous autres, nous avons la nôtre, de guerre, celle des mots de magie, de l’évocation et de la projection d’outre-mondes, des chants de sirènes. Nous sommes des alchimistes, des putain de druides, regardez-nous ; c’est cela, notre guerre. Notre volonté existe bel et bien, mais elle n’a de sens qu’à travers notre identité, transcendante malgré notre déni, et jouer les gros bras, les poseurs de bombes ou les hoplites ne nous mènera nulle part. Ce serait nager à contre-courant, s’épuiser pour paraître, puis enfin tout gâcher.
Les russes assureront notre survie tant que nous les aurons de notre côté.

*

Je prends le parti de me délocaliser en train, plus au sud de Namur cette fois, dans la région de Dinant. Le site est croquignolet sur les photos, fluvial, coloré, à taille humaine, doté d'un fort juché sur une falaise.
Sur le quai de la gare, ça pouffe, nous y revoilà.
« Oh Jésus, hahaha ! »
Des groupes d'adolescents. Pourtant nous sommes en début d'après-midi, en semaine, en Septembre. Ceux-là préféreront sans doute s'adapter que signer pour la patrie, et c'est une sagesse, l'armée belge n'est pas un plan de carrière sérieux. Ils travailleront à la ville, sinon ce sera hôtellerie-restauration, s’ils savent se tenir. Et sinon encore, ce sera intérimaire en contrat de chantier, tout en flexibilité. Je vois aussi de futures aide-soignantes qui roucoulent autour d'eux, des secrétaires médicales, des auxiliaires de vie, parce que ce sont des secteurs qui recrutent et qui leur éviteront le chômage. Même constat qu'en France, pays de vieux, de retraités, de malades, de fumeurs, de grands mères et de grands pères abandonnés.
Moi aussi, à seize ans sur un quai de gare, on aurait pu dire ce que je ferais : parasite sacré de la société, contempteur, renardeau puis renard, pamphlétaire vain, scorpion du désert, lâche et bileux. Je m’accomplis comme ils le feront.

Le pont sur la Meuse qui mène à la forteresse de Dinant est décoré de saxophones géants de quatre mètres de haut, pourquoi pas finalement, puisque l'instrument de musique belge a été pensé ici-même. Peints et décorés selon les drapeaux de chaque nation, le russe semble plus imposant que les autres, il impressionne.
N'étant pas volontaire à l'escalade des quatre cent huit marches, j'opte pour le téléphérique qui mène à la structure militaire, surplombant la ville et son église depuis l'extrémité de la falaise, dans lequel je rencontre un jeune couple d'une vingtaine d'années, particulièrement polis et affables. J'apprendrai plus tard qu'ils sont étudiants en école d'infirmiers. Voyez.
Rendu à cent cinquante mètres d'altitude, puis dépassant quelques mortiers et pièces d'artillerie, toujours pointés vers la rivière et restaurés sur place, j'accède à la cour intérieure. C'est une chance, la visite bilingue est programmée dans quelques minutes ; j'en profite pour contempler une table de parricide sur laquelle on coupait les mains de ceux qui voulaient accélérer les choses.
Le guide fait son entrée et je comprends que nous avons affaire à un phénomène. Campé devant les visiteurs, il nous observe quelques secondes derrière ses lunettes et ses sourcils épais en bataille, un gros cahier à la main, son badge plastifié en évidence sur la poitrine, et nous menace immédiatement de l'index :
« Vous serez interrogés, je vous conseille de suivre avec attention. »
Ricanements de protocole dans l'assistance.
Nous sommes six touristes franco-belges face à une douzaine de néerlandais, départagés en deux groupes qui reçoivent les informations chacun à leur tour dans leur langue. La présentation de ce fort du XIXème de construction hollandaise va s'avérer être un spectacle ininterrompu, ludique, interactif et compétitif, sur le modèle de 'Questions pour un champion'.

L'introduction est plutôt souple et généraliste, l'accent est mis sur la géographie des lieux, la défense cruciale des ponts de la Meuse en temps de guerre entre Liège, Namur et Dinant, avant qu'une parenthèse déprimante apporte un bémol au ton jusque-là jovial : en 1466, Charles le Téméraire mit la ville à sac et fit jeter huit cents habitants dans la rivière après les avoir fait ligoter deux par deux. Légers grommellements internationaux.
« Oh non, c'était épouvantable. Épouvantable. Je ne veux plus en parler. »
Ce n'est qu'un préambule et le guide décide subitement de passer à l'offensive avec la période de Louis XIV, encore lui, qui se déplace pour assister à la prise de Dinant avant d'en faire sa cour royale en 1675. Rien ne laisse présager à cet instant qu'il va agresser verbalement le camp des franco-belges avec une question hurlée qui va faire tressaillir le groupe :
«  Alors QUI a fortifié Dinant à cette époque ? Attention, je l'ai évoqué ! »
C'est déjà la panique dans notre équipe. Je ne dis rien, je note.
Une femme tente timidement :
« Vauban ? »
Elle sent que ça ne plaisante qu'à moitié et met plusieurs points d'interrogation. Le guide en jette presque son cahier par-dessus la tête :
« VAUBAN ! Oui, MADAME ! »
Seigneur.
De gesticulations en avertissements sonores, nous progressons à travers l'histoire jusqu'à la conquête hollandaise qui transforme la position en 1820 et en fait la forteresse telle qu'on la voit aujourd'hui : allongée, plate et sans tourelles, afin de s'immuniser aux tirs ciblés de l'artillerie. Au bout d'un quart d'heure, le score est de trois partout. Le couple d'infirmiers du téléphérique a enchaîné Waterloo 1815 et l’indépendance belge de 1831. En face, les hollandais sont redoutables en culture générale et ont répondu du tac au tac.
Nous arrivons sur une passerelle qui offre une vue vertigineuse sur les alentours, l'occasion d'un entracte éducatif à propos des bières trappistes apparemment : les seules bières valables, en opposition à la célèbre Leffe qui n'est 'que de l'eau pétillante aromatisée au houblon', bien qu'elle soit fabriquée dans le quartier nord de Dinant -un crochet astucieux-. Mais il n'y a jamais d'entracte avec ce guide et les trappistes de Wallonie sont un coup dur : Orval, Chimay et Rochefort. Les Pays-Bas marquent le point et humilient notre équipe régionale de l'étape ; la Rochefort est curieusement moins connue et j’ignorais la réponse. Quatre à trois.
Évidemment, Julien Lepers connaît son métier sur le bout des cartes et ne veut pas nous laisser dans l'embarras, tout est calculé pour aboutir à une égalité de réconciliation, du moins je l'espère.
« Quelle est la ville qui suit Dinant sur la Meuse ? »
Il pointe du doigt un hollandais, surpris par l'inquisition. Hébété, ce con répond Maastricht. Le guide écarquille les yeux et en laisse tomber son cahier, les poings sur les hanches.
« Pardon !? ... Maastricht !? »
Si ce n'était pas un site touristique, on pourrait penser qu'il va lui en coller une et le propulser tout en bas dans la Meuse, justement, pour l'aider à vérifier. Il souffle longuement en faisant bruisser ses lèvres. Je comprends qu'il vient de nous servir sur un plateau et je frappe en traître, jouant sur du velours :
« Namur. »
Fin des prolongations, on m'adresse les félicitations de rigueur pour mon assiduité et mon sens de l'opportunisme, que je reçois avec modestie. Notre présentateur mène finalement le groupe vers les salles suivantes, s'engouffrant dans un tunnel, et répète seul en secouant la tête :
« Maastricht... »

La visite se termine dans les dortoirs de la garnison qui ont hébergé les troupes belges jusqu'à la Première Guerre mondiale. Les allemands y ont connu des fortunes diverses avant de passer à des méthodes très expéditives à l'égard de la population, suspectée de collusion avec l'ennemi français. La ville fut incendiée et plus de six cents dinantais furent pendus par les pieds, fusillés ou jetés dans le fleuve, décidément une habitude dans la région. Les autres ont fui en espérant rallier les lignes françaises se portant à leur secours. Pour se rendre compte du déséquilibre, il faut noter que les humbles effectifs belges étaient emmurés dans les grandes villes et peu aptes à défendre au-delà : en 1914, la Belgique possédait dix aéroplanes et les mitrailleuses étaient tirées par des chiens.
J'apprends que le soldat De Gaulle a été blessé sur le pont de Dinant, emmenant une contre-offensive pour évacuer les blessés pris au piège sous le feu, il s'agit d'un des épisodes qui a fait sa légende :
« Je hurle : 'Première section ! Avec moi en avant !' et je m'élance, conscient que notre seule chance de réussite est de faire très vite avant que l'ennemi, qu'on voit refluer précipitamment, n'ait eu le temps de se retourner. J'ai l'impression que mon moi vient à l'instant de se dédoubler : un qui court comme un automate et un autre qui l'observe avec angoisse. J'ai à peine franchi la vingtaine de mètres qui nous séparent de l'entrée du pont, que je reçois au genou, comme un coup de fouet qui me fait manquer le pied. Les quatre premiers qui sont avec moi sont également fauchés en un clin d’œil. Je tombe, et le sergent Debout tombe sur moi, tué raide ! Alors c'est pendant une demi-minute une grêle épouvantable de balles autour de moi. Je les entends craquer sur les pavés et les parapets, devant, derrière, à côté ! Je les entends aussi rentrer avec un bruit sourd dans les cadavres et les blessés qui jonchent le sol. Je me tiens le raisonnement suivant : 'Mon vieux, tu y es !' Puis, à la réflexion : 'La seule chance que tu aies de t'en tirer, c'est de te traîner en travers de la route jusqu'à une maison ouverte à côté par bonheur.' La jambe complètement engourdie et paralysée, je me dégage de mes voisins, cadavres ou ne valant guère mieux, et me voici rampant dans la rue sous la même grêle qui ne cesse pas, traînant mon sabre par sa dragonne encore à mon poignet. Comment je n'ai pas été percé comme une écumoire durant le trajet, ce sera toujours le lourd problème de ma vie. »

Dans le petit musée établi dans les souterrains du fort, les quarante-sept conflits du XXème siècle à travers le monde sont listées dans un grand classeur aux feuilles plastique, rappelant que la guerre ne meurt jamais. Certains visiteurs ont rajouté les dates manquantes au stylo-bille : guerre du Liban, d'Indochine ou du Zimbabwe.
Les allemands reviendront à Dinant vingt-cinq ans plus tard, dans de toutes autres conditions, et trouveront les portes de la cité grandes ouvertes, comme en témoignent encore les canons Flak et autres mitrailleuses Hotchkiss toujours fixés sur les remparts de la forteresse.

*

Les belges eux non plus, ne sont pas guerriers, davantage des viticulteurs. C'est la démonstration que propose la paroisse collégiale de l'église Notre-Dame de Dinant, avec une exposition spéciale qui attire à l'intérieur des touristes plus intéressés par l'histoire de la vigne que par sa relique du VIIème siècle de Saint Perpète ou son chandelier pascal porteur du feu nouveau du Christ ressuscité. Et je ne leur en veux pas, j'ai bu trop de vin blanc espagnol et portugais durant la semaine pour me le permettre.
Mais ils sont futés, à la paroisse. L'exposition n'est qu'un produit d'appel et même si aucune dégustation n'est offerte, chaque panneau inclut des références entrées dans les adages populaires, comme celle de Saint Urbain : 'Le vigneron n'est rassuré qu'une fois la Saint Urbain passée', en Mai, par crainte de la grêle, ou celle de Saint Vincent (vin-sang), patron des vignerons, célèbre pour avoir gardé sa bonne humeur sous la torture et lors de son exécution, mort fin Janvier, période critique pour la taille des ceps.
Entre autres allégories sur les sarments de vigne qui portent la sève, comme Jésus porte l'espoir, tout un volet géologique développe les spécificités des vignobles mosans à travers les siècles, évoquant les bénéfices évidents du cours d'eau dans l'acheminement des ressources, sans oublier les conséquences des affrontements, encore, puisque la station et le passage répété des nombreuses armées ont temporairement altéré la qualité des sols ; le vin n'aime pas la guerre.

Le billet du mois distribué à l'entrée de l'église au clocher bulbeux est singulièrement politique. Fustigeant tour à tour Erdogan et le retour de l'islamisme en Turquie, la début de la fin de la séparation des pouvoirs en Pologne et la guerre civile vénézuélienne, il propose de suivre le message du pape François en 'remettant l'humain au centre de tout' et en suivant les pas de Jésus de Nazareth. Ils ne précisent pas comment. Ils disent 'L'Europe pourrait être une interlocutrice de premier plan afin de sortir de la logique économique et de remettre sur pied des politiques sociales'. Je comprends surtout au vague et à la candeur de cette proposition que la paroisse de Dinant ne sait pas par où commencer.
Ils savent par contre militer contre l'avortement. Avec le journal personnel d'un obstétricien yougoslave des années 1980 qui y décrit les mains, les jambes et les organes encore mouvants et palpitants qu'il extrayait des utérus, près de cinquante milles actes opératoires, ce qui semble un peu exagéré, avant de jeter le forceps et de démissionner de l'hôpital de Belgrade. La nuit suivante, Saint Thomas d'Aquin lui serait tardivement apparu en rêve par ces mots : 'Tu es mon ami, mon bon ami. Poursuis ton combat.'

Je redistribue du capital à une fille devant l’église qui me remercie dans les yeux. Elle marmonne, courbée sur son gobelet. C’est une ville prisée mais les affaires n’ont pas l’air de tourner tant que ça, malgré les retraités de toute nationalité qui entrent et sortent de l’édifice. Elle est en surpoids et assez moche selon nos standards. Je la sens au bout du rouleau. Avec dix euros et un ventre plein, on peut retarder un suicide d’une douzaine d’heures, elle peut se dire que ça ira mieux demain, on ne sait jamais vraiment.
Je me prends le marchepied du train de retour pour Namur dans le genou gauche. Durant le trajet, je suis en proie au remords. Je réalise que je donne des pourboires stupides aux taxis et que je joue l’économie avec une fille qui semble sur le point de jeter l'éponge : je fais tout à l’envers et je me trouve gracieux alors que je suis misérable. On est loin du désintéressement kantien, tout au contraire. Je ne suis pas fier de moi malgré le geste, en réalité pire que rien, dans la démarche, et je le comprends douloureusement. Je pense à y retourner et je ne le fais pas, par paresse et par lâcheté encore, en guerre contre moi-même, pour ne pas changer.

*

Je déambule mollement le long de la Sambre avant de rejoindre l'hôtel, sans savoir que je vais recevoir des compliments d'un jeune homme plus ou moins pakistanais l’instant suivant.
« Excusez-moi, Monsieur. Bonjour. Très bel. Excusez-moi. S’il vous plaît, les cheveux très bel.
- ?
- Les cheveux, longs, là, très bel. Excusez-moi. »

Il reprend sa respiration en souriant et en joignant les mains, à la recherche de la syntaxe qui lui manque en français. Il porte ce type de survêtement vert et noir dépareillé qui fait partie de la tenue souple du hère urbain. Souvent les mêmes modèles d’ailleurs, ils doivent les distribuer à l’Armée du Salut, ou alors c’est une conspiration.
« S’il vous plaît, c’est très gentil, vous avez des pièces pour manger, j’ai faim. Un kebab, là-bas, sauce blanche, une bouteille d’eau : sept euros. S’il vous plaît. Très gentil. »
Il me donne le détail de sa future note de frais. D’instinct oriental peut-être, et à l’expérience sociologique de la rue, il comprend que je suis une fraude et une illusion d’optique, raison pour laquelle il y va franchement. Un malin qu’on ne dupe pas comme ça. Je hoche la tête et finance la restauration sans demander de reçu. Il termine la prestation avec un salut de judoka.

Sur le chemin intérieur qui mène aux duplex, je rencontre un obèse qu’une quarantaine d’années, chauve et en jean déformé, à la face luisante. C’est mon voisin, qui vient de louer pour une nuit ou deux, sans doute. Il est accompagné d’une très jeune femme aux cheveux d’un noir profond, longs et ondulés, en bottes de cuir montantes et jupe écossaise noire et blanche de trente centimètres. Il baisse les yeux en me saluant, et leur conversation enjouée s’interrompt brusquement. Il est très rare qu’on baisse les yeux devant moi. Elle, est ravie par contre, et me lance un 'bonjour' sonnant de décontraction. Il va redistribuer du capital, celui-là aussi, mais dans un intérêt mesquin, et à une spécialiste des sugar daddies.
Je monte la sonorisation Bose en refermant ma porte, la radio passe Indochine : c’est très bien, ça lui apprendra.
Le flash infos qui suit m’apprend que la Catalogne relance ses velléités d’autodétermination et défie Madrid de l’en empêcher, ils ont fixé une date de vote, déclarée illégale par la Cour madrilène. Par chez nous, l’idée est en train de refaire une apparition en Corse, certains commentateurs avancent hypocritement qu’en cas d’impasse ou de situation incontrôlable, le territoire de l'île de beauté serait effectivement sacrifiable au nom de l’union républicaine : ils espèrent que ça retombe. Et depuis le Brexit, l’Écosse veut prendre ses distances avec le Royaume-Uni.
Les régions répondent à l’Europe sans trop y croire, et tentent de forcer la main aux institutions des capitales, qui vont leur casser le bras en retour, probablement.
Je me remets à boire pendant que le gros vers luisant est en train de sauter sa pouffiasse qui simule des hurlements très espacés et peu professionnels, à travers deux portes blindées. Ces villes me rendent malades, je consulte sur internet les offres de vente des meilleures maisons de campagne, dont une avec un étang et un terrain de grande superficie. Les roseaux sont inclus dans le prix et on peut y rejouer 'Les enfants du marais' sans travail de décoration. Mais est-ce qu'on m'y foutrait vraiment la paix, c'est moins sûr. Je risque de me retrouver au cœur d'un conflit de voisinage pour une haie qui dépasse selon le relevé cadastral, d'un litige sanitaire pour infiltration à cause de l'étang ou encore d'une procédure pour avoir érigé une barrière ou un portail. Et si je n'ai plus de cigarettes un dimanche, ni d'épicier malgache à proximité. Que faire. Où vivre et comment. Pourquoi.
Selon Marc Aurèle 'Partout où un homme peut vivre, il peut aussi y bien vivre' . Malheureusement je suis l'opposé d'un stoïcien ataraxique, je suis un exaspéré sans école antique.

Des raisonnements dangereux traversent ma conscience, comme celui qui dit que je devrais me débarrasser de cet argent qui fait perdre le goût des lendemains et qui me déçoit. Mais ça ne se fait pas, d’être déçu de l’argent, par respect pour les pauvres : ils appellent ce mensonge la décence. Il faut être décent. C’est très particulier, comme attitude.
On dit aux pauvres :
« Allez-y, les gars, faut en mettre un coup, disons quarante ans, huit heures dix-huit heures, et vous verrez, vous aussi, vous aurez une maison pour mourir dedans, et elle sera à vous en plus. »
Heureusement qu’ils sont pas venus m’en parler, je préférerais encore brouter du foin dans un champ et voler des rames de papier en déchirant les code-barres.
« Vous verrez, il y aura des entrecôtes dans votre frigidaire à vous aussi, et des îles flottantes. »
Je mangerais des œufs dans les poulaillers, comme un renard de Bulgarie, et le raisin dans les vignes.
« Vous verrez, vous aussi, vous aurez un break Audi pour faire du bruit en ville, comme nous. »
J’aurais tant d’amendes ferroviaires que j’en ferais des éventails.
Ce que je constate, c’est qu’on en voit très peu dire :
« Tout ce que vous ferez pour posséder vous possédera, votre envie deviendra du dégoût, votre désir sera apathie et vous finirez suicidé. Vous essayerez de soudoyer la police lorsqu’on découvrira que vous avez cimenté votre femme sous la piscine. »
Très peu le disent, ça. Et quand c’est le cas, on ne les écoute pas, parce que celui qui est gouverné par l'envie est sourd à la prudence. Je vois une thérapie possible : leur donner tout ce qu’ils veulent pendant une année ou deux pour qu’ils comprennent la tristesse sans fond de l’abondance. Ils en reviendraient comme on revient de mauvaises vacances en Tunisie.

Le jour de l’avènement d’une dissidence politique authentique est loin. Ce temps que nous ne verrons pas sera un temps de soulèvement, de violence, de terrorisme intérieur bilatéral, et il ne peut advenir que si les gens ont faim, sont poussés par la misère et considèrent qu'ils n'ont plus rien à perdre. Regardez votre appartement maintenant, votre salon, votre cuisine, votre bureau, votre chambre, votre frigidaire, votre ordinateur et tous vos bibelots, et constatez tout ce que vous avez encore à perdre, tout ce qui vous empêche de vous soulever et d'aller brouter du foin dans le Limousin. Jamais vous ne prendrez le risque de vous en séparer pour des raisons politiques, jamais, parce que nous sommes des esclaves.
La seule chose qui puisse vous faire réagir, nous faire réagir, c'est un énorme trou de roquette dans le mur de votre salon, de mon salon, par lequel tous vos bibelots, mes bibelots, votre ordinateur, mon ordinateur, votre frigidaire, mon frigidaire, se casseront très violemment la gueule sur le trottoir de votre rue, de ma rue.
Regardez votre rue maintenant. Levez-vous, et allez regarder votre rue depuis la fenêtre. Regardez le trottoir, en bas, avec tous vos objets défoncés. Les coussins de votre canapé sont piétinés par des gens qui crient. Votre femme est victime d'un symptôme d'écrasement parce qu'un pan du mur lui a éclaté le torse. Ça ne sert à rien de chercher votre portable, elle va mourir dans quelques secondes et de toute façon, vos oreilles sifflent, il y a énormément de poussière dans l'atmosphère et un air froid s'engouffre depuis l'énorme trou de votre salon. Elle faisait du rangement quand l'impact a emporté la fenêtre, le mur et une partie du plancher. Votre banque ne délivre plus d'argent parce que votre argent ne vaut plus rien, et vous n'avez pas de lingots d'or parce que vous n'avez pas pensé à cette situation, ou parce que vous êtes trop pauvre pour en avoir. Votre seul bien était cet appartement et maintenant, lui non plus ne vaut plus rien. Une seule roquette a suffi, tirée d'un lanceur à cinq cents dollars, d'occasion, pour transformer votre existence à tout jamais.
Ce jour-là, que nous ne verrons pas, et ce jour-là seulement, il y aura une dissidence politique.
Suite à cette conclusion, vous vous sentez soulagé. Soulagé de savoir que vous ne vivrez pas cette situation, que vous allez pouvoir garder tous vos bibelots, votre ordinateur et le reste du merdier, puisque cet événement de perte totale et d'émancipation se situe loin, trop loin dans l'avenir, et qu'il ne vous concerne pas. Votre femme va vivre, probablement, et personne ne marchera sur votre canapé. Votre argent a encore de la valeur et votre appartement aussi. Vous allez pouvoir continuer votre vie d'esclave connecté jusqu'au bout, sans être inquiété. Inspirez profondément par le nez, maintenant.
Ce soulagement, que nous ressentons tous, c'est la lâcheté.