Cap Terreur

Le 13/10/2019
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par Clacker
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Dans cette petite histoire sympathique, le protagoniste, porté à fond sur la bibine, rencontre une étrange M. qui rit à des blagues foireuses. Clacker nous donne envie d'apprécier la mélancolie de l'automne, de picoler un bon vin chaud et de partir en forêt à la recherche de quelques cèpes...Malgré tout, on aurait aimé une chute un peu plus "punchy" car on reste un peu sur notre faim. A moins que ce soit un récit en plusieurs parties. Mystère.
C'était un dimanche qui s'annonçait particulièrement maussade en raison du mauvais temps et du merle cloué au-dessus de la porte de mon mobil-home. Oui, beaucoup de gens vivent là-dedans quand ils n'ont pas les moyens de garantir le paiement du loyer à un bailleur classique. J'étais simple locataire, dans un camping particulièrement boisé et calme, reculé et loin de tout. Le soir, pas un bruit, pas un chat, pas une lumière. C'était parfait pour l'image fantasmée que je me faisais de moi-même : une sorte d'écrivain sans le sou qui vivait au jour-le-jour et gribouillait toute la nuit. Sauf qu'en réalité je passais tout mon temps à picoler et jouer avec mon chien, une sorte de boxer miniature très expressif.
Quoi qu'il en soit, il y avait ce matin-là un cadavre d'oiseau fixé sur le montant de ma porte. Je me suis demandé un moment si je n'avais pas fait ça dans un black-out, complètement saoul et délirant au milieu de la nuit, mais ça ne me ressemblait pas trop. J'ai observé cette oeuvre à l'auteur inconnu plusieurs minutes, en buvant un café sur la terrasse et sous la pluie. Mon chien sautait sur place pour essayer de l'atteindre, et il y était presque. Je ne vous ai pas dit qu'il pouvait sauter plus de trois fois sa taille au garrot ? Vraiment une drôle de bestiole. Une sorte de petite hyène chafouine.
J'hésitais un moment à appeler la réception pour leur demander si c'est une pratique courante dans le camping, mais j'ai préféré m'ouvrir une bière et laisser tomber cette histoire de cadavre.
Je me rendormais doucement devant une biographie de Dostoïevski quand mon téléphone s'est mis à vibrer sur l'unique table de mon boui-boui. Ça faisait un raffut terrible, si bien que j'ai finalement décroché. C'était M., une fille que j'avais rencontré au bar de la réception du camping. J'étais bourré et j'avais réussi à la faire rire en lui racontant comment Marcel Proust s'emmerdait à écrire ses longues phrases pompeuses pour prendre une revanche sur son asthme, et qu'il avait couché avec sa cousine, et qu'il n'aérait jamais sa piaule, si bien que tout son mobilier moisissait et aggravait considérablement sa condition d'asthmatique. M. se marrait de toutes ses dents, aussi blanches que le grain de sa peau. Elle était limite translucide, peut-être anémiée, en tous cas maladivement pâle. Mais jolie, si on aime les filles en train de mourir. Je n'ai pas cherché à savoir ce qui l'avait amenée dans ce trou, pourquoi elle était seule et manifestement en mauvaise santé, et c'est peut-être ce qui lui a plu. De son côté elle n'a pas pas demandé pourquoi je me saoulais si consciencieusement, et ça n'avait pas l'air de l'effrayer. On a échangé nos numéros et on a continué à se voir de temps à autre, moi bourré comme un coing et elle toujours en passe de tomber dans les vapes. Ça commençait bien, j'étais presque enthousiaste, seulement j'angoissais à l'idée qu'elle décide, un jour ou l'autre, qu'on doive se monter dessus, comme ça doit logiquement arriver. Pas que ça m'aurait répugné, mais je buvais trop pour pouvoir bander.
J'avais donc M. au bout du fil :
- Salut, ça te dit de marcher un peu le long de la rivière ? Je sais qu'il pleut et tout, mais j'en ai marre de rester enfermée. Et je suis sûre que ton chien ne serait pas contre cette idée non plus - et je sentais comme un clin d'oeil dans les modulations de sa voix cassée.
- Vouais, pourquoi pas, dis-je en tentant d'imiter Charles Bukowski, mais ça ne rendait pas bien du tout.
- Je t'attends près de la souche cassée, dit-elle d'une voix plus brisée que la souche en question.
Je me suis levé, ai manqué de m'ouvrir le crâne sur un placard, et je me suis habillé avec ce qui traînait au sol. J'ai flanqué deux canettes dans mes poches et je suis sorti avec le chien tout frétillant et content qu'il se passe enfin quelque chose dans ce scénario.
Là, dehors, c'était un peu l'enfer, mais pas trop. Je n'ai pas précisé qu'on était en automne, que les arbres étaient mornes, le vent frais et violent, et la luminosité inexistante. J'affectionnais particulièrement ces balades - quand j'arrivais à me motiver suffisamment pour me lever -, le coin reflétait à s'y méprendre l'intérieur de mon crâne, tout aussi vide et inhospitalier, et humide sans aucun doute. Il y avait un petit chemin en contrebas du camping qui partait droit dans les bois, se perdait dans la saison et rejoignait la rivière O. J'empruntais le sentier avec ma hyène de compagnie et je n'ai pas tardé à reconnaître la silhouette fantomatique de M. dans le clair-obscur du matin, près du fameux tronc décapité.
Elle m'a fait signe, puis s'est retournée et a jeté quelque chose dans la rivière. Elle était enveloppée dans un manteau en fausse fourrure duquel dépassait seulement son visage frêle et blanc comme de l'émail. Sans rien dire je lui ai tendu l'une de mes canettes de bière forte. Elle a sorti une petite main squelettique d'on ne sait où et a caressé la tête du chien, puis a saisi la bouteille et l'a décapsulée dans la foulée.
- Nasdrovia, j'ai dit avec mon plus bel accent russe. On a bu un coup sans rien dire, puis on s'est mis à marcher.
Tout était extrêmement pesant autour de nous, pourtant je me sentais bien. J'avais envie de raconter des conneries, de la faire rire avec du vide, avec ma science inutile.
- Tu savais que Chostakovitch avait reçu un éclat d'obus dans la tête, et qu'il a probablement composé certaines de ses plus belles mélodies à cause d'hallucinations provoquées par la pression de cet éclat dans certaines zones de son cerveau ?
- Tu me l'as déjà dit, ça et l'épilepsie de Dostoïevski, dit-elle avec un air amusé de faux reproche. Il fallait qu'elle parle fort, le vent couvrait sa petite voix.
- D'accord, mais t'ai-je déjà parlé de la bipolarité probable de Van Gogh, et du fait qu'il ne s'est pas suicidé mais s'est accidentellement fait tuer par des gamins qui jouaient avec une arme à feu ?
- Aussi. L'alcool est en train de te brûler la mémoire, je crois, dit-elle en me bousculant à peine d'un coup d'épaule. Elle avait la force d'un moineau.
J'ai été tenté de l'embrasser, sur le coup, mais je trouvais ça ridicule. Tout me semblait irréel, l'automne, le chien, la rivière et cette fille à moitié morte. Le vent soufflait la mort, il était violent et provoquant. J'étais dans une phase de dissociation induite par l'alcool et le manque d'alcool, par le dérèglement de mes sens et un composé chimique produit par mon cerveau sensé compenser les effets du manque.
- Tu sais qu'on a cloué un oiseau sur ma porte ?
- Vraiment ? a-t-elle dit, après un temps. Ça ne m'étonne pas trop. Les gens sont très superstitieux, ici. Et ils n'aiment pas trop les originaux comme toi.
- Pourtant je ne fais rien de particulier, et je crois que je n'emmerde personne...
- Mais tu t'intéresses à moi.
Voyant que je ne disais plus rien, elle s'est éloignée un peu, dans le but de ramasser un morceau de bois à lancer au chien. Elle n'a fait que quelques mètres quand j'ai entendu un craquement terrible, comme le tonnerre, comme un navire qui heurte un récif, comme la mort qui frappe. Elle était penchée, un genou au sol, et l'instant d'après écrasée sous un gigantesque tronc d'arbre. C'était une vision cauchemardesque. Sa tête semblait sortir de l'écorce, ses côtes remontaient sous son menton dans un magma de terre et de sang, et elle convulsait, en me fixant droit dans les yeux. Le chien est venu lui lécher le visage. Je ne savais pas quoi faire. Elle tentait de dire quelque chose, mais aucun son ne venait. J'ai réagi bizarrement. J'ai seulement rebroussé chemin, et je suis rentré chez moi.

Deux jours plus tard, on frappait à ma porte. J'émergeais d'une sorte de coma éthylique, et la première image consciente qui venait percuter ma rétine était cette alternance de bleu et de rouge qui se répercutait à travers les stores de mon mobil-home - les sirènes d'une voiture de police. L'angoisse montait d'un cran, et j'hésitais à ouvrir ou à faire le mort. Mon chien s'était déjà mis à aboyer, et trahissait ma présence, alors je me suis dit que je n'avais plus le choix. J'ai ouvert, et bizarrement le flic est resté sur le pas de la porte, tentant d'ignorer mon animal qui lui sautait dessus, trop heureux de voir quelqu'un d'autre que son maître stupide et léthargique.
- Monsieur C. ? Navré de vous réveiller à cette heure, mais nous enquêtons sur une disparition inquiétante, et le temps nous est peut-être compté.
- Aeerhjgh... Hum, entrez, je vous en prie, j'ai dit avec une voix d'outre-tombe.
Le flic s'est assis sur ma banquette, je lui ai servi un café et à moi grand verre d'eau.
- Une petite fille a disparu dans ce camping il y a approximativement 72 heures.
- Une petite fille ? J'ai dit, avec un air franchement étonné.
- Oui, une certaine Mélodie, qui vivait avec sa mère au H-47. Vous les connaissez peut-être ?
- Pas du tout... En fait, je ne connais pas grand monde, je suis ici depuis peu...
- Vous n'avez jamais eu de contact avec ces personnes ?
- Jamais.
- Où étiez-vous dimanche entre 8 heure du matin et 3 heure de l'après-midi ?
Je me suis frotté longuement le front et j'ai articulé avec difficulté :
- Je crois que j'ai fait une balade avec mon chien...
- Vous croyez ? dit-il avec une suspicion toute professionnelle.
- Je veux dire, j'en suis sûr. Je suis allé promener mon chien le matin. Et après je suis rentré chez moi. Ici, je veux dire.
- Quelqu'un peut en témoigner ?
- Je ne sais pas... Je ne crois pas, je n'ai croisé personne...
Le flic m'a observé longuement, je m'en suis presque senti violé, et il s'est dirigé vers la porte.
- Vous ne comptez pas quitter les lieux, dites-moi ? il m'a demandé, comme ça.
- Non, du tout. C'est ici que je vis.
- Vous serez peut-être convoqué au commissariat dans les jours qui viennent. Bonne journée, monsieur C.
- Merci... Bonne euh... mais il était déjà parti.
Je suis resté figé un bon moment. Dieu sait que je n'avais rien à voir avec la disparition d'une gamine, mais j'avais été témoins d'un accident horrible avec une jeune femme. C'était bien une jeune femme. Pas une gamine. Et c'était un accident. Bien sûr j'aurais dû appeler quelqu'un, prévenir les secours, parler de tout ça. Je n'ai pas pu, je ne sais même pas pourquoi. Je n'étais pas en mesure... C'était une jeune femme que je connaissais bien. Que je connaissais un peu. Est-ce que je la connaissais vraiment ? Quelle âge avait-elle, finalement ?
J'ai prié pour me rendormir, et pour ne jamais me réveiller.

Je me suis éveillé encore plus mal, quelques heures plus tard. Il faisait anormalement chaud pour la saison, et le chien couinait pour je ne sais quelle raison. Il avait faim, soif, ou les deux. Mon mobil-home ressemblait à une vraie décharge. Mon frigo était à vide, je n'avais plus rien à boire. J'ai décidé de me diriger vers le bar du camping pour rendre mon existence supportable. C'était un temps d'orage, tout était lourd et pesant et sur le point d'éclater comme une tomate trop mûre. J'ai traversé le camping, et à travers tous les stores de tous les mobil-homes et caravanes que j'ai croisé, je peux jurer avoir vu des regards assassins dans tous les coins. Il faisait nuit, et pourtant il faisait jour. Il faisait sombre comme un jour de messe, les ombres mangeaient tout. Les contrastes étaient saisissants.
- Qu'est-ce que je dois faire pour vivre ?! j'ai hurlé, comme ça, devant une bouche à incendie.
Finalement j'ai atteint le bar. J'ai commandé une pinte et je me suis déjà senti mieux, avant-même qu'on me serve. Le simple fait de savoir que les choses peuvent se passer comme je le désire, qu'un verre peut arriver quand je le commande, qu'un serveur accepte ma commande, que le destin ne se fout pas totalement de ma gueule, suffit à me faire du bien, à me revigorer, à me sortir de mon manque abyssal. Je discute un peu avec un abruti collé au comptoir, il me raconte sa nuit débile, ça me réjouit. Il me dit qu'on a retrouvé la petite Mélodie, qu'elle s'était simplement perdue dans le bois. Il m'affirme que les flics l'ont bien fait chier, lui aussi. Qu'ils étaient prêts à le mettre en cellule. Mais finalement tout va bien, il s'est remis à boire, demain est un autre jour, Mélodie est avec sa maman, les chiens pissent contre des souches décapitées, les enfants sont en lieu sûr, le monde a retrouvé sa clarté.
Mais M. ? Mais personne n'a retrouvé M. ? Où es-tu, M. ?
Où es-tu, M. ?