Billy XII

Le 20/06/2020
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par Lunatik
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Il est tout chaud, il sort du four, fumé à l'ancienne, à la zonarde : voici devant vos yeux de poissons morts le 3333e texte de La Zone. Lunatik met de côté la déconne pour nous mitonner une tranche de vie façon steak tartare. C'est cru, mais ça passe tout seul. Au menu, pas de banquet de pangolin ni de gang bang avec les personnages d'Uderzo, mais bien une douzaine de hamsters crevés et un narrateur instable et très enclin à l'anamnèse. Le style est vif, fluide, ça tranche dans le lard (d'équidé), le ton et l'humour sont acides, genre soude caustique, et la mayonnaise prend sans jamais retomber.
Le jour où Billy 1er du nom est mort, le cou coincé dans sa roue, mon père m’a dit qu’il était temps pour moi de devenir un homme. J’avais neuf ans, vingt-huit francs d’économies dans ma tirelire, et aucune envie de devenir un homme. J’ai racheté un hamster.
Depuis, une douzaine de Billy se sont succédés, petites âmes velouteuses garantes de mon innocence, de mon immortalité, et repoussant ma déchéance à la seule force de leurs vies éphémères.
Mon père et moi habitions en HLM, aux 4000 Logements de La Courneuve, une ville communiste du 93 qui comptait plus de bistrots que de pharmacies. On trouvait des coupelles de cacahuètes sur les comptoirs, des cendriers dans les hôpitaux, des charançons dans notre pain, et personne, ou presque, n’en mourait. C’était l’époque des boucheries chevalines et des juke-box, d’Yvette Horner dans les bals populaires, des heures interminables à se geler devant les cabines téléphoniques, à attendre que Mme Mbengué, du troisième, ait terminé de passer en revue tous les ragots du Sénégal avec ses cousines restées au pays. C’était quand tout le monde était rouge, avant d’être noir ou blanc, jaune ou basané, et qu’on emmenait, les dimanches ensoleillés, les enfants écouter les Choeurs de l’Armée de ce même Rouge.
Mon père était un taiseux, rugueux et brutal. Il travaillait en 3x8 à l’usine, dans la boyauderie Witt, Place Jules Verne, à vingt minutes à pied de notre cité. Il était sur la chaîne de grattage, à vider la merde et racler la muqueuse du boyau. Quand il rentrait, il puait la mort, malgré la douche et le savon au chèvrefeuille. J’avais honte. Il me répugnait avec son dos voûté, sa peau flétrie par l’humidité, et ses grosses mains crevassées. C’était de bonne guerre, parce que je semblais le dégoûter moi aussi, avec mes yeux de faon et mes sweats roses. Souvent, sans raison, sans prévenir, il me cognait. Un coup sec et puissant, du dos de la main sur ma joue, un revers à me décoller le lobe frontal. Si je ne bronchais pas, il s’en tenait là. Si je laissais échapper un son, une larme, il se déchaînait. Je crois qu’il n’a jamais pardonné à ma mère d’être morte, ni à moi d’avoir survécu. Le psychodrame classique. On était prolos et minables jusqu’au bout, dans la famille. J’étais enfant unique, il était veuf, et je ressemblais trop à ma mère pour qu’il m’amnistie. Peut-être qu’il l’avait aimée. Peut-être que me regarder lui faisait mal. Ou lui donnait envie de choses indicibles. Peut-être qu’il était fou. Ou pire.
En tous cas, c’était mon père, et je devais vivre avec.

Aujourd’hui, j’ai quarante ans et Billy XII vient de mourir. Son petit coeur fatigué a juste cessé de battre. Je me sens tellement vulnérable sans lui, à la merci de la foudre divine. Je suis ivre, un peu, comme souvent, juste ce qu’il faut pour vivre, mais jamais assez pour me supporter.
Pourtant, j’ai réussi à épouser une femme très bien, gentille, dents saines, poil lustré, rien à redire. Elle m’attend dans le jardin, avec nos amis, devant le gâteau d’anniversaire, comme dans une pub pour le bonheur, ou l’épargne retraite, ou les Kinder Bueno. Et moi je reste là, dans notre cuisine Ikéa, l’esprit en fuite, le petit corps soyeux et dodu de Billy qui se vide et refroidit dans ma main.

L’odeur d’urine me rappelle le PMU au pied de notre barre d’immeubles, où travaillait ma mère. Niché sous un préau glacial, plein de recoins où toute la faune sdf venait pisser, et plus si affinités, il était tenu par Michel Le Chinois. Ça ne faisait pas crédible, ce prénom, Michel, pour un chinois, mais ça n’empêchait pas les caïds de la cité de le prendre très au sérieux. Mon père ouvrier, ma mère serveuse, pas d’argent pour la nounou, je passais beaucoup de temps à traîner mes pampers derrière le bar, où chacun avait pris le coup de m’enjamber sans trop me piétiner, même si ça devenait plus acrobatique avec l’âge — je n’ai pas été propre avant mes cinq ans, que Freud en tire les conclusions qu’il voudra. Le Chinois m’avait à la bonne. Ses deux fils obèses aussi. Ils dévalisaient la réserve pour me gaver de mars et autres snickers, ils me prêtaient leurs playmobils, et me gardaient une place dans leur chambre d’appoint, quand ma mère devait faire des heures supplémentaires, la nuit.
J’étais justement avec eux, en train de m’empiffrer de raiders (deux doigts coupe-faim !) sur leurs lits de camp, lorsque la fusillade a éclaté. Je n’ai pas compris ce qui se passait, mais j’en garde un souvenir vivace. Le bruit des détonations ne ressemblait en rien à celui des films de la télé, il était à la fois moins spectaculaire et plus terrifiant. Les garçons, plus âgés que moi, plus aguerris aussi, mais pas assez pour rester sages, ont couru vers la salle, en appelant leur père. Leurs grosses fesses ballotant dans leurs pyjamas Batman, ils ont franchi la porte donnant sur le comptoir, qui a claqué derrière eux.
Il y eut de nouveau deux détonations, sèches, et le silence.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas s’il s’agissait d’un simple braquage ou d’un règlement de comptes. On n’était pas surnommé Le Chinois pour rien, dans ces années là, dans ces banlieues là. Ma mère est morte à dix mètres de moi, pendant que je terminais mon raider, en souillant ma couche. Je comprends que mon père ne puisse plus m’encaisser, après ça.
Ma femme m’appelle. Je serre les papiers du divorce dans une main, Billy XII dans l’autre. Il faudra bien que je lui dise. Je me chauffe la voix : « Chérie, c’est fini, je te quitte. » Je pose le divorce sur la table, et me ressers un dernier verre, pour la route. J’amorce un pas vers le jardin, et le carrelage sous mes semelles se dérobe, remplacé par le goudron de la Place Jules Verne.

La boyauderie, rectangle de briques trapu, émergeait du carrefour, comme un furoncle d’une narine, à quelques cent mètres de mon école. Quand ses horaires le lui permettaient, mon père m’y accompagnait. Il me tenait par le coude, toujours au pas de course, et nous passions devant l’usine, dont la pestilence flottait alentour comme un jupon. Personne n’empruntait jamais cette rue sans y être obligé, sauf lui. Il ne craignait rien, avec son nez gourd et son front bas. Tandis que moi, j’avais beau travailler mon apnée, ça n’empêchait pas l’odeur putride de me coller à la peau. Je sentais le cadavre, l’air sentait le cadavre, les gens sentaient le cadavre, tout sentait le cadavre autour de moi, pendant des heures. Et les enfants de ma classe, petits charognards à l’affût de la moindre faille, chuchotaient dans mon dos.
Un jour, en plein cours de Travaux Manuels, Ahmed a lâché une caisse. Une bonne vieille flatulence nauséabonde et pétaradante. Puis en se bouchant le nez, il s’est écrié, tourné vers moi : « Pouah, on dirait que tu viens de lever le bras ! » Tout le monde a ri.
J’ai planté mes ciseaux dans sa cuisse, une fois, deux fois, trois fois. Même les bouts arrondis peuvent faire saigner, pour peu qu’on y mette assez de conviction. Puis j’ai couru m’enfermer dans les toilettes des adultes, avec les ciseaux. Ça hurlait de partout. J’ai arraché mes vêtements puants, je les ai déchiquetés, lacérés, et balancés dans la cuvette. J’ai tassé avec le pied, et j’ai tiré la chasse, encore, et encore, jusqu’à tout faire déborder. Puis j’ai frotté ma peau avec le petit bloc bleu « fraîcheur marine » de la tinette, et le PQ parfumé. Tout le rouleau y est passé. Le maître et la directrice tambourinaient sur la porte, les pieds dans l’eau.
Ils sont finalement allés à l’usine chercher mon père. Un seul mot de lui a suffi pour que je rampe hors de ma niche inondée, l’oreille basse, ma carcasse maigrichonne encore entortillée dans le papier détrempé. Dans la pièce voisine, Ahmed pleurnichait à gros bouillons tandis que l’infirmière lui désinfectait la cuisse, pas aussi abîmée que je l’avais espéré. J’aurais dû viser les couilles. Mon père lui a jeté un regard dégoûté ; j’ai enfilé sa chemise, pour couvrir mon petit trognon, et le reste, et on est rentrés à la cité, sans une parole. Je trottais à ses côtés, en claquant des dents, mes baskets dégoulinantes à la main, sa chemise flottant sur mes cuisses nues. Je voyais ses mâchoires se contracter, et je savais que ça allait barder pour mon matricule. En arrivant chez nous, il a débouclé sa ceinture, et j’ai pris une dérouillée homérique, évidemment. Pour m’apprendre à être un homme. Ça fait mal au cul, d’être un homme, je vous le dis, surtout quand on est une fille.

Ma femme m’appelle à nouveau, et nos amis se sont mis à chanter — presque juste, ils s’appliquent. J’ai probablement serré Billy XII trop fort, j’ai du sang et de la merde plein les doigts, comme mon père avant moi.
Je termine mon verre, et je me racle la gorge pour un dernier test micro : «  Un-deux. Un-deux. Chérie, je nous quitte. Billy XII est décédé. Je n’ai jamais voulu être un homme, et il est temps que j’aie les couilles de l’assumer. » Je répète, je rajoute une virgule, ça m’a l’air pas mal. T’en penses quoi, Billy ?
J’ai mis une robe, pour l’occasion. Bleue, avec un ruban noir. C’est la première fois depuis la mort de ma mère. Ça me va bien, je crois, surtout le décolleté. Ils ont poussé tôt, mais j’ai encore de jolis seins, fermes et hauts. Mon père l’avait d’ailleurs remarqué, ce soir là, et les suivants, quand il m’a décapsulé le minou. J’espère qu’il a crié, autant qu’alors j’ai pleuré, quand le crabe lui a bouffé les boyaux.